Je reviens d’un voyage en Italie où j’ai pris part à un think tank dédié au Printemps arabe et je retiens, globalement, l’idée suivante : avant le printemps, les pays arabes étaient habités par la question “Que faut-il faire DES islamistes ?” ; aujourd’hui la question est devenue “Que faut-il faire AVEC les islamistes ?”. La différence est de taille et nous sommes en train de glisser d’une logique d’élimination vers une logique de gestion. Qui dit gestion, dit dialogue. Le choix n’existe plus, c’est une nécessité et un besoin nouveau créé par la réalité du Printemps arabe. Avant la révolution tunisienne, les dictatures arabes se servaient de la menace islamiste comme alibi pour fermer la porte à la démocratie. La démocratie c’est la liberté, et la liberté, selon nos dictateurs, c’est l’arrivée des islamistes au pouvoir. Ce particularisme et cette exception arabes recevaient la bénédiction des bailleurs de fonds et des gendarmes du monde : l’Amérique et ses alliés, y compris Israël. Et voilà que la chute de Ben Ali a fait voler en éclats l’alibi islamiste, devenu obsolète. Du coup, le particularisme et l’exception arabes passent aussi à la trappe. Et aucun régime arabe n’échappera à la démocratie. Donc, autant envisager tout de suite ce qu’il est possible de faire “avec” l’islamisme rampant, voire dominant. C’est, je crois, une absolue nécessité et refuser de l’envisager revient à refuser la démocratie dans sa globalité, chose qui n’est plus possible aujourd’hui et que plus personne dans le monde ne peut accepter.
Sacré dilemme, n’est-ce pas ? J’ai demandé à un ami syrien, croisé en Italie : “Mais…ne craignez-vous pas, en chassant demain Al Assad, de remplacer une dictature militaire par une dictature islamiste ?”. Il a souri : “Ya Akhi, laisse-nous d’abord recouvrer notre liberté, c’est notre priorité et rien ne nous est plus cher, on verra pour le reste”. L’intellectuel égyptien Michael Wahid Hanna, de la “Century Foundation”, m’a confié pour sa part ceci : “Les lendemains de la révolution sont toujours porteurs d’incertitudes et il nous faudra passer par une période de doutes et de flottements. Les islamistes ? Ils sont mieux organisés que n’importe qui, c’est sûr, mais il faut arrêter de se servir d’eux pour retarder le changement par la démocratie”.
Les choses ne sont évidemment pas simples. Parce que l’islamisme n’est pas un mais plusieurs, c’est un ensemble composite, donc difficile à cerner. Et parce que, surtout, l’islamisme charrie en son corps la menace du totalitarisme et de l’aliénation mentale, il est même perçu comme l’arme fatale qui pourrait plus tard tuer la démocratie. Mais est-ce que tout cela justifie et légitime la dictature ? Hier oui, peut-être, aujourd’hui non.
En disant cela, je pense par exemple à l’attitude du pouvoir marocain envers les islamistes. On peut considérer que la monarchie a ouvert le dialogue depuis qu’elle a légalisé le PJD. Mais ce dialogue n’est pas suffisant parce que le PJD n’est que l’arbre qui cache la forêt islamiste. Ce dialogue est même contre-productif puisque, en quinze ans, les islamistes ont gagné en nombre et en percussion. C’est donc toute la politique islamiste qui doit être repensée : la logique d’éradication qui a été adoptée du temps de Hassan II n’a servi à rien, et le dialogue avec le PJD non plus. Faut-il ouvrir un canal avec Al Adl Wal Ihsane ? Aujourd’hui oui, c’est évident. Et je suis, pour ma part, convaincu que le Palais attend la disparition de Abdeslam Yassine pour jeter les ponts avec la Jamaâ. Mais comment est-il possible de croiser les bras et d’attendre, alors que le Printemps arabe bouleverse notre environnement à une vitesse folle, folle ?
Ouvrons les yeux : Al Adl est une organisation politique et sociale qui couvre tout le royaume. Ce n’est ni une secte isolée, ni une poche de résistance, mais bien une réalité transversale qui a pénétré jusqu’au M20 (Mouvement du 20 février), devenu la principale force d’opposition politique dans le pays. Plutôt que de fermer la porte aux “barbus”, le M20 tente aujourd’hui de faire valoir ses idéaux progressistes. C’est le bon choix. Car ni le M20, ni l’ensemble des démocrates marocains ne peuvent faire l’impasse sur ce dialogue et ce débat, je dirais même cette compétition avec les islamistes.