Mohammed V, Hassan II, Mohammed VI. Dans l’intimité des trois rois

Malgré leur tropisme moderniste, l’intimité des trois rois du Maroc indépendant a toujours été régie par d’obscures habitudes et des codes de bienséance archaïques, en grande partie méconnus. TelQuel lève le voile, en dressant des profils psychologiques croisés de Mohammed V, Hassan II et Mohammed VI.

Pourquoi parler des trois rois alors que la monarchie marocaine est millénaire ? Pourquoi s’arrêter à Mohammed V, Hassan II et Mohammed VI, alors que l’intimité makhzénienne et les codes dont elle use se veulent immémoriaux ? Posez la question à Mohammed VI… C’est lui-même qui, à son avènement, a voulu ressusciter la mémoire de son grand-père tout en maintenant vivace celle de son père. à sa demande, Bank Al-Maghrib a alors imprimé des billets estampillés “trois rois”, avec trois portraits judicieusement juxtaposés par ordre chronologique. L’humour populaire marocain, grinçant comme on le connaît, a immédiatement rebaptisé ce tableau historique : “bbat l’malik, l’malik, ould l’malik” (le père du roi, le roi, le fils du roi). La figure centrale était bien sûr celle de Hassan II, “roi-soleil” qui a frappé l’imagination de ses sujets au point d’incarner, à leurs yeux, l’expression ultime de la royauté – toute autre, y compris celles de ses père et fils, ne pouvant être perçues que comme des ersatz. Et pourtant… Chacun à sa manière, Mohammed V, Hassan II, comme l’actuel monarque, ont marqué une nette évolution dans la manière de vivre et de faire vivre, intimement, le pouvoir suprême.

Choisir d’évoquer l’intimité de nos trois derniers rois, c’est ainsi évaluer la perméabilité de la monarchie marocaine aux assauts de la modernité. C’est découvrir des souverains humains (y compris dans leurs excès), en prise – sinon aux prises – avec leur temps (y compris pour le nier en ressuscitant des coutumes hors d’âge), assaillis de dilemmes (politiques comme personnels), et qui évoluent en même temps que change un royaume, parfois plus vite, souvent plus lentement. Sonder l’intimité des trois rois, c’est entrouvrir les portes du sérail, pour éclairer les fêlures et les expériences marquantes d’une vie de monarque. C’est, en définitive, raconter l’histoire intime du Maroc.

Derrière les murs
La vie privée des rois se cache derrière les hautes murailles de leurs palais, véritables forteresses inaccessibles au commun des mortels. Elle est cachée aux regards, mais parfois mise en scène médiatiquement, notamment lors des interviews-photos accordées de temps à autre à certains magazines étrangers. Quelques rares indiscrets ont cependant révélé au grand public des bribes de cette intimité jalousement préservée. Comme Hicham Mandari (il se disait le fils caché de Hassan II) qui a défrayé la chronique à la fin des années 90, en volant des chèques et des bijoux à un monarque mourant, puis en menaçant de s’épancher dans la presse internationale sur les frasques de la famille royale – il s’est même payé une pleine page du New York Times pour faire chanter Hassan II. Cela n’a pas choqué grand monde qu’il finisse en 2004, abattu d’une balle dans la nuque dans un parking de Marbella, en Espagne. La vague de procès qui, ces dernières années, a touché d’anciens serviteurs du Palais, a de la même manière contribué à jeter un éclairage nouveau sur la vie intérieure des palais royaux. Dans la foulée de ce grand remue-ménage, on apprenait que Mohammed VI avait mandaté son homme d’affaires Mounir Majidi pour faire un audit général des palais en vue de réformer leur fonctionnement. Un temps, le bruit a même couru que Mohammed VI n’était pas contre l’ouverture au public de certaines de ses résidences. Une belle idée, mais qui n’a hélas pas fait long feu…

Les petites vengeances de Hassan II
Très “vingt-et-unième siècle”, cette médiatisation des problèmes d’intendance aura en tout cas été l’occasion d’un grand déballage, qui tranche étonnamment avec la loi du silence en vigueur sous Hassan II. Non pas que le règne précédent ait été pauvre en vols, détournements, histoires scabreuses et autres inconvenances, mais tout se réglait alors en famille, dans le secret des palais. De plus, les 3bid el 3afia (littéralement, “esclaves du feu” – corps aujourd’hui dissout) étaient là pour punir les indélicats. Au menu des sanctions : “Cachot, punitions corporelles, châtiments devant témoins et bien d’autres joyeusetés”, énumère un familier des palais. Mais le défunt roi-soleil savait aussi savourer des vengeances plus amusantes (pour lui, en tout cas). Un membre éloigné de la famille royale rapporte à cet égard une anecdote savoureuse : “Hassan II avait un proche collaborateur dont la fille, d’une grande beauté, lui plaisait beaucoup. Mais celle-ci était réticente aux avances du roi et avait menacé son père de se suicider s’il la livrait au monarque. Devant cet inébranlable refus, Hassan II n’eut d’autre choix que de renoncer à elle. Mais quelques mois plus tard, le roi prit son collaborateur en aparté et lui dit en substance : ‘Tu as aussi un fils en âge de se marier. Je me charge de tout. J’ai trouvé la perle rare qui lui conviendra’. Le jour des noces, l’heureux marié découvrit sa promise : un laideron réputé pour sa vertu”. Et notre source de commenter : “Voilà une vengeance typique de Hassan II… sibylline”.

Le sultan confiné
Si les monarques protègent toujours jalousement leur intimité, Mohammed V fait exception à la règle. Sa légende dorée a fait de lui un roi accessible et simple, soumis de force aux exigences du Protectorat. Dans Mohammed V, Hassan II, tels que je les ai connus (Tarik éditions, 2003), son médecin personnel, le Docteur Henri Dubois-Roquebert, se remémore le contexte de sa première entrevue avec celui qui n’était alors que le sultan Mohammed Ben Youssef : “En 1937, la personnalité intime du sultan était complètement ignorée du grand public (…) Les relations qu’il entretenait avec le monde extérieur ne pouvaient exister que par l’intermédiaire d’un fonctionnaire (français) qui portait le titre de ‘conseiller du gouvernement chérifien’.
Les demandes d’audience n’étaient reçues qu’à condition d’être transmises par ce conseiller, qui assistait souvent aux entrevues”. Ben Youssef est ainsi, aux débuts de son règne, un sultan esseulé, coupé de la réalité marocaine par le Protectorat. Conséquence directe, le souverain cherche à mieux comprendre son peuple. D’où sans doute, d’après plusieurs de ses proches, sa propension à s’évader de son palais pour quelques heures d’anonymat. Le mythe est ainsi vivace d’un roi, habillé très simplement, qui circule anonymement en voiture, les yeux grands ouverts sur son peuple. Plus fidèlement, Dubois-Roquebert écrit : “Souvent, alors qu’il conduisait sa voiture, il lui arrivait de répondre à l’appel d’un auto-stoppeur, de le faire monter à ses côtés et d’entamer avec le voyageur auquel il avait soin de ne pas révéler son identité, une conversation dont il faisait son profit”.

La simplicité d’un prince
Près d’un demi-siècle plus tard, c’est cette image du souverain “en phase avec son peuple” qu’a voulu cultiver Mohammed VI. Bien avant son avènement, il avait déjà la réputation d’un homme simple, qui veillerait à alléger le protocole une fois intronisé. Prince héritier, il lui arrivait souvent d’aller danser au Jefferson ou à l’Amnesia, comme la jeunesse dorée r’batie, ou de fréquenter le resto à la mode de l’époque, le Crep’uscule. Et tout cela sans jamais déranger la clientèle habituelle, parfois même en régalant quelques connaissances… qui prenaient soin de garder la facture, en guise d’autographe ! Sidi Mohammed était donc un prince simple – pas forcément accessible, mais simple. Devenu roi, il affiche clairement ses intentions : il n’habitera pas au palais du quartier Touarga, où il se contentera d’établir son bureau, mais dans sa résidence princière des Sablons, à Salé. Le nouveau souverain entend ainsi marquer la frontière entre sa vie privée et ses fonctions publiques.

De fait, sous Mohammed VI, la vie du palais n’est plus ce qu’elle était : “Il n’y a tout simplement plus de palais, on est passé de 3000 à quelque 300 employés. D’ailleurs, tout le cérémonial qui préexistait avait été totalement inventé par Hassan II, très inspiré par l’exemple de Louis XIV”, commente un proche de la famille royale. Mohammed VI, soucieux de sa liberté de mouvement, a certes réduit les dépenses protocolaires, mais a-t-il pour autant des goûts simples ? Outre son goût, qu’il confesse lui-même, pour la “musique commerciale”, on connaît son penchant pour le jet-ski, un sport pas spécialement accessible. Surtout, on glose encore, à aujourd’hui, sur le montant de ses dépenses de vacances. A cet égard, les goûts de luxe de Mohammed VI le rapprochent plus de son père que de son grand-père. “Hassan II était un grand collectionneur. Il affectionnait particulièrement les montres de luxe et était très tatillon. Il choisissait toujours la même marque de costumes, des Smalto taillés sur mesure, et très cintrés”, se souvient un familier de la cour.

Un roi pingre ?
Si Hassan II avait un goût prononcé pour le clinquant, il savait engranger plus d’argent qu’il n’en dépensait. Un appétit financier sans doute hérité de Mohammed V. Dans Les trois rois (Fayard, 2004), le journaliste Ignace Dalle rapporte le témoignage d’un commis de l’Etat qui a recueilli les confidences d’anciens serviteurs de Mohammed V : “Il (Mohammed V) se faisait inviter par des bourgeois pour qu’ils lui fassent des cadeaux. Mais à peine arrivé, il téléphonait aussitôt à plusieurs de ses proches pour qu’ils le rejoignent, et il fallait aussi leur faire des cadeaux. On en était arrivé à un point tel que la plupart des familles bourgeoises essayaient d’éviter à tout prix ce type d’invitations…” Cet amour immodéré de l’argent avait aussi des ressorts beaucoup plus politiques. Mohammed V avait conscience de ce que pouvait lui permettre sa fortune, et il n’a eu de cesse de la protéger.
Un de ses médecins, le docteur François Cléret, rapporte comment Mohammed V a, en 1960, une époque où le maintien de la monarchie était tout sauf garanti, mis sa fortune à l’abri, essentiellement en Italie. Pour le docteur, le succès de l’opération aurait notablement transformé l’humeur du roi qui se serait montré dès lors plus sûr de lui et beaucoup plus décontracté, alors que quelques semaines auparavant, il parlait encore d’abdication, usé par les coups de boutoir des nationalistes et des gauchistes. L’enrichissement de la famille royale a ainsi commencé dès Mohammed V. Hassan II, par la suite, ne fera qu’amplifier un mouvement déjà amorcé. Mais il donnera à sa fortune une visibilité nationale, en construisant palais sur palais, en initiant de grands travaux aux factures pas toujours vérifiables, et en accroissant immodérément son domaine foncier.

Un enfant sur le trône
Mohammed V a donc facilité la tâche à sa descendance. Plus que la mettre financièrement à l’abri, il a permis la résurrection de sa dynastie. Pourtant, rien ne le prédestinait à jouer un tel rôle. Les observateurs des années 1920 parlent unanimement d’un prince effacé, oublié de son père, le sultan Moulay Youssef, et perdu au milieu de ses multiples belles-mères. Il a 17 ans lorsqu’il monte sur le trône, à l’étonnement de tous. Sidi Mohammed Ben Youssef revient de loin. Il est le troisième fils d’une fratrie de quatre. Son aîné Moulay Driss est atteint d’une affection nerveuse. Son deuxième frère, Moulay Hassan, passe pour un agitateur enclin au jeu. Le benjamin, Moulay Abdeslam, a le désavantage de l’âge.
Quand la santé de Moulay Youssef commence à se détériorer, c’est donc sur Sidi Mohammed que se porte le choix du Résident général Théodore Steeg. Le jeune homme, qui vient de se marier, s’est entiché de son épouse et semble très loin de toute préoccupation politique : aux yeux des Français, le candidat idéal pour le poste de sultan. C’est pourtant interné au palais de Meknès et séparé de sa femme que Sidi Mohammed apprend la mort de son père. Le jeune prince, en complète disgrâce, était notamment accusé d’un vol de tapis par un gardien de palais, un certain Ababou. Mais les manœuvres de l’ambitieux grand chambellan n’ont pas payé. Et c’est presque un enfant qui monte sur le trône, que les autorités françaises croient pouvoir manier à leur guise. En fait, le nouveau sultan a reçu une éducation traditionnelle, peu compatible avec les exigences d’un rapport de forces constant avec la France. Le sultan, qui maîtrise mal la langue de Molière, aime à fréquenter son petit personnel français, au contact duquel il enrichit ses connaissances et s’ouvre à d’autres horizons. C’est par exemple à leur contact qu’il apprend la pétanque, loisir qu’il pratiquera jusqu’à la fin de sa vie.

Les regrets de Mohammed V
“Le sultan était très désireux d’apprendre et d’approfondir ses connaissances, d’autant que l’accession, très tôt, aux hautes charges royales, l’avait empêché d’aller jusqu’au terme de ses études”, écrit Abdelhadi Boutaleb dans Un demi-siècle dans les arcanes de la politique (Editions Az-Zaman, 2002). Et l’ancien précepteur de Hassan II d’ajouter : “C’est en raison notamment de cet arrêt prématuré qu’il a décidé de mettre en place, à l’intention de ses deux enfants, un établissement scolaire à deux niveaux. Par cette initiative, il cherchait, me semble-t-il, à assurer à ses enfants ce qu’il ne pouvait s’offrir lui-même, à savoir une formation solide, du plus haut niveau”.
Mohammed V était donc conscient des limites de son savoir, conscient aussi qu’il devait donner à ses enfants une éducation sans faille, en adéquation avec un Maroc en mouvement. C’est au début des années 1940 qu’il décide de créer le Collège royal. Celui-ci compte au départ deux classes, une pour chacun des deux fils du sultan, Moulay Hassan et Moulay Abdallah. Les princes sont entourés d’une dizaine de camarades triés sur le volet, choisis dans toutes les régions du Maroc parmi les élèves les plus méritants. L’enseignement du Collège royal se veut à la fois ancré dans la tradition et résolument moderne. Les élèves, logés en internat, se lèvent aux aurores et doivent se soumettre à une discipline de fer. Leurs enseignants sont souvent de grands noms, appelés à jouer un rôle important dans la vie du royaume : Mehdi Ben Barka, Abdelhadi Boutaleb, Mohamed El Fassi, entre autres.

Quand Hassan II recevait des coups
Hassan II perpétuera pour ses enfants le système du Collège royal. Il montrera la même propension que son père à suivre de très près l’éducation de ses fils, des princes éduqués à la dure. Nombre d’observateurs se rappellent les querelles violentes qui ont opposé Hassan II au futur Mohammed VI. Principal sujet de dispute : les sorties du prince et ses virées en boîte de nuit qui déplaisaient au plus haut point à Hassan II. Le défunt monarque aurait ainsi cherché à reproduire le modèle d’éducation qu’il avait lui-même reçu. Dans Mémoires d’un roi (Plon, 1994), il se souvient : “Jusqu’à l’âge de dix, douze ans, j’ai reçu des coups de bâton et j’étais heureux que ce soit mon père qui me les donne plutôt qu’un autre.
Vous savez, aujourd’hui encore, dans les écoles coraniques, le fqih possède toujours un bâton. On l’applique de préférence sur les poignets. J’ai fait preuve de la même sévérité parentale envers mes propres enfants et, grâce à Dieu, je n’ai pas eu avec eux de problèmes d’éducation”. Dans Le défi (Albin Michel, 1976), Hassan II se fait aussi l’écho d’une des remontrances de son père qui, s’inquiétant de le voir s’adonner à trop de frivolités, le remet sur le droit chemin: “Nous allâmes ensemble dans la pièce où je vivais au Collège impérial. En un clin d’’œil je vis disparaître fusils de chasse, raquettes de tennis, attirail de pêcheur et de cavalier, livres et magazines illustrés de sport, poste radio, pick-up et disque ‘up to date’, comme on disait alors”.

La revanche d’un fils
Mais Hassan II a rapidement pris l’ascendant sur son père, de son vivant. Les deux ans d’exil du sultan sont du pain bénit pour le jeune prince. Vu l’isolement de Mohammed Ben Youssef en Corse, puis à Madagascar, Moulay Hassan devient le collaborateur principal de son père. Les taquineries du sultan, à valeur de tests, n’ont plus prise sur lui. Ignace Dalle rapporte par exemple le côté manipulateur de Mohammed V, décrit par l’un de ses bouffons. Celui-ci raconte que le souverain lui demandait de temps à autre de provoquer ses fils, Moulay Abdallah et Moulay Hassan, et de les dresser l’un contre l’autre. “Hassan II détestait ces pratiques, ce qui l’a conduit à se débarrasser, à la mort de son père, de ce curieux entourage”, écrit Dalle.
Mais l’exil à Madagascar est justement l’occasion pour le fils aîné du sultan d’asseoir son statut en se rendant indispensable aux yeux de son père, tout en s’attirant la bienveillance de son frère. “A Antsirabé, le prince Moulay Hassan était le principal collaborateur du souverain. Il lui servait à la fois de conseiller, de chef de cabinet et de secrétaire particulier”, se souvient Dubois-Roquebert. Et de continuer : “L’exil avait eu comme conséquence de rapprocher le prince Moulay Hassan de son frère le prince Moulay Abdallah. Celui-ci avait séduit sans calcul et avec une grande simplicité tous ceux qui l’entouraient par ses qualités de bon sens, de cœur et d’esprit”.

Une timidité royale
Si Hassan II a rapidement pris sa revanche sur son père, affaibli par l’exil, Mohammed VI a dû attendre plus longtemps pour enfin parvenir à s’émanciper. En fait, ce n’est qu’avec la maladie de Hassan II, au début des années 1990, que Sidi Mohammed est de plus en plus associé aux affaires du royaume. Jusqu’alors, le prince héritier avait donné l’image d’un jeune homme effacé et timide. Le journaliste Ignacio Cembrero se souvient de l’interview accordée par Hassan II à plusieurs médias espagnols, juste avant sa visite d’Etat à Madrid en 1989 : “A la fin de l’entretien, le roi a tenu à nous présenter ses fils. C’est là que j’ai vu le futur roi pour la première fois (en 2005, il reverra Mohammed VI à l’occasion d’une interview accordée à El Pais, ndlr).
Il était très discret et n’a quasiment pas parlé. Son frère, Moulay Rachid, a été beaucoup plus volubile”. Dix ans plus tard, à la mort de Hassan II, des observateurs témoignent de l’attitude du nouveau souverain : “Alors que Moulay Hicham s’affairait ici et là, donnait des ordres, et était le véritable maître de cérémonie, Mohammed VI était discret, visiblement ému, mais aussi très digne. Il faisait les cent pas, seul dans un salon, on voyait sa grande silhouette arpenter la pièce en silence”. Déjà, le nouveau roi imprimait sa marque : se recueillir avant de gérer la crise, être homme avant d’être roi.

Le chef de famille
A son arrivée sur le trône, Mohammed VI était déjà considéré comme une énigme. Sa réputation de simplicité le précédait, mais ses apparitions publiques avaient été trop rares pour être marquantes ou révélatrices. Dalle traduit bien le sentiment général et l’impression que dégage le nouveau roi : “Le contraste entre l’homme public et l’homme privé surprend. Le premier, timide, raide, lit péniblement ses discours, n’accorde que très peu d’interviews (…) De l’avis unanime, l’homme privé est beaucoup plus détendu et sympathique, même s’il est susceptible et colérique. Il aime rire, a conservé en partie le sens de l’humour et l’esprit de fête qui étaient les siens quand son père vivait encore et le laissait tranquille”.
L’homme privé est aussi un père qui veille à l’éducation de ses enfants et n’a pas peur d’instaurer des règles nouvelles. “Mohammed VI insiste pour que son fils, le prince héritier Moulay Hassan, fasse la bise à tout le monde quand il est mis en présence d’invités”, note par exemple un membre de la famille royale qui poursuit : “Moulay Hassan doit être couché à 20h30 et il n’y a aucune exception”. Mohammed VI témoignerait aussi un souci constant de donner une bonne image de son épouse, Lalla Salma. “C’est lui qui choisit ses tenues officielles”, confie notre source.
Ainsi, si Mohammed V et Hassan II ont été des patriarches, au sens féodal du terme, régnant aussi bien sur un harem que sur une famille, avec Mohammed VI, la donne a changé. Celui-ci s’apparente davantage à un chef de famille au sens classique du terme. C’est d’ailleurs le rôle qu’il joue avec les enfants de son cousin Moulay Hicham (à aujourd’hui, persona non grata au palais), qui seraient régulièrement vus auprès du roi pendant leurs vacances marocaines.
On a parfois glosé sur les colères légendaires de Mohammed VI, mais on a peu dit qu’elles étaient généralement de courte durée. Emporté, oui, mais pas rancunier. Fouad Filali, ex-mari de Lalla Meriem (sœur de Mohammed VI) et ex-PDG de l’ONA, est par exemple revenu en grâce, malgré son éviction plutôt musclée, au tout début du règne de Mohammed VI. S’il y a cependant un secret que peu de gens ont réussi à pénétrer, c’est la relation du roi avec sa mère Lalla Latifa, plusieurs années exilée en France après le décès de Hassan II, aujourd’hui installée à Marrakech. “C’est un point sur lequel peu de courtisans osent interroger le roi et qui reste un grand mystère”, avoue un membre de la famille royale. Après tout, chacun a droit à son jardin secret !

Lexique. Le petit dico de Dar El Makhzen

3bid. petites mains du Palais, descendants des esclaves noirs des sultans alaouites.
3bid el 3afia. Littéralement “esclaves du feu”, corps, aujourd’hui disparu, qui faisait la police parmi les serviteurs du Palais.
Belgha. Le rituel de la belgha (babouche) veut qu’un serviteur chausse et déchausse le roi à son entrée et à sa sortie de la mosquée. Mohammed VI y a mis fin.
Caïd el Mechouar. Responsable de la logistique du Palais
Caïd Erroua. Responsable des écuries royales, poste historiquement très convoité.
Chaouer. Visiteur du roi, non attendu, qui vient lui présenter une urgence ou une requête.
Chirate. Concubines et servantes du roi, souvent noires.
Hiba. Crainte révérencielle envers le roi.
Lalla. épithète attachée au prénom des femmes de sang royal.
Mharrem. Courtisan disgracié, banni du Palais.
Moulay (ou Sidi). épithète attachée au prénom des mâles de la famille royale. Moulay est aussi devenu un prénom, mais il a récemment été interdit.
Mpennek. Courtisan disgracié qui continue de servir, mais en recevant ses instructions d’un ancien subalterne ou d’un ennemi déclaré.
Slam l’a3bid. Salut des serviteurs annonçant l’arrivée du roi.
Smiyet sidi. Littéralement “le prénom de mon seigneur”, surnom officiel du prince héritier.
Sidna. Littéralement “notre seigneur”. Le roi est aussi appelé “le patron” par ses employés.

 

Témoignage. Une journée avec Hassan II

Un proche de l’ancien roi nous fait pénétrer dans l’intimité de Hassan II, sous le sceau de l’anonymat.

“Après les tentatives de coup d’Etat de 1971 et 1972, l’emploi du temps royal a fortement changé. L’insouciance et les barbecues décontractés, c’est fini ! Pour des raisons sécuritaires, mais aussi parce qu’il a des troubles du sommeil, Hassan II se lève tard, aux alentours de 10h30. Seules ses femmes sont présentes à son réveil. Le roi, pas encore coiffé, en pantoufles et tunique, se dirige alors vers la salle du petit déjeuner qui est servi vers 11h30, midi. La famille royale l’y attend, réunie au grand complet. Outre les membres de la famille, on trouve aussi les plus proches collaborateurs de Hassan II qui patientent, inconfortablement installés sur des chaises en bois. Une fois le roi installé, un peu en hauteur, ses collaborateurs s’assoient autour de lui, en tailleur, à même le tapis. Brahim et Abdelfetah Frej mettent le roi au parfum des affaires courantes, Abdelkrim Bennani lui lit les Unes de la presse internationale, et Moulay Ahmed Alaoui lui passe en revue l’actualité nationale. Vers midi, un deuxième cercle de collaborateurs fait son entrée : Driss Basri annonce les dernières nouvelles auxquelles ont eu accès les services de l’Intérieur, et Abdelhak Lemrini apporte les fiches du protocole avec l’emploi du temps de la journée de Hassan II. Vers 13h, le roi se rend à sa séance de travail quotidienne… au golf. Sur le green, les audiences se succèdent dans une ambiance décontractée, les courtisans attendant leur tour pour s’avancer vers le souverain. Le déjeuner est ensuite servi vers 16h. Toutes les femmes sont alors en caftan, et la mode occidentale est proscrite. Hassan II n’a finalement qu’un seul vrai moment d’intimité : son dîner, auquel il n’invite jamais personne. Il y est seul avec ses femmes, dans le secret de ses appartements privés”.

 

Plus loin. Vie privée, vie publique

Aborder l’intimité des personnalités publiques, a fortiori quand il s’agit de monarques, est toujours un exercice risqué. Où s’arrête le droit à l’information et où commence la sphère de l’indicible ? Une constante se vérifie en tout cas dans les démocraties : le chef de l’Etat est comptable de sa santé et de ses dépenses.
Au Maroc, pour ce qui est de l’argent, on est loin, très loin de la transparence. Au début de son règne, Mohammed V, peu sûr de durer, bataillait pour mettre sa fortune à l’abri. En 1958, devant son ministre des Finances socialiste, Abderrahim Bouabid, très pointilleux quant aux dépenses du Palais, Mohammed V n’a pu que s’incliner, après avoir en vain réclamé que le gouvernement lui offre un palais à Casablanca. Quelques années plus tard, le rapport de forces s’était déjà inversé. Sous Hassan II, la « liste civile »a explosé, parallèlement à la fortune privée du roi. On attendait de Mohammed VI qu’il se montre moins frénétiquement enclin que son père à la faire fructifier. C’est tout le contraire qui s’est produit. Dans une relative transparence, certes, mais avec une franche volonté d’accumulation, qui en choque beaucoup.

Quant à la santé du monarque, elle est bien sûr entourée d’un halo de mystère… sur lequel brode la rumeur. Après Mohammed V, mort par accident d’une opération chirurgicale bénigne, après Hassan II, atteint d’un cancer longtemps caché, voici que la rumeur de la maladie atteint Mohammed VI qui a visiblement pris du poids, et dont les apparitions télévisées ne sont pas faites pour rassurer le petit peuple.
Le souverain alaouite joue de son intimité comme de l’ultime récompense. Il la met en scène quand elle le montre à son avantage. Il y fait entrer les plus fidèles et en chasse ceux qui, à ses yeux, déméritent. L’intimité du roi est alors rêvée et fantasmée. Elle devient un élément constitutif de la hiba chérifienne. En somme, un élément du pouvoir absolu.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer