Le roi, le business, les courtisans. Les révélations de oudghiri

Par

Intrigues de cour, règlements de compte et tours de passe-passe financiers. TelQuel publie les bonnes feuilles d’un livre-choc.

Le roi prédateur, récemment publié en France (éd. Seuil), vient allonger la liste des livres

“interdits” au Maroc. Pourtant, le buzz existe et il est même monstrueux. Les Marocains en parlent, certains l’ont lu, entièrement ou par bribes, et des copies pirates circulent sur le Net. Si le landerneau politico-médiatique s’intéresse tant à ce livre, c’est que le thème central parle à tout le monde, les initiés mais aussi le citoyen Lambda : ou comment le système marocain, représenté à son plus haut niveau par la monarchie, a organisé la “prédation” économique du pays.

Ce n’est pas un hasard si TelQuel figure parmi les principales références bibliographiques du livre : nous avons expliqué, en leur temps, les dessous de la fusion – acquisition BCM – Wafabank, l’absorption – disparition de l’ONA, les mystères et les anomalies de la gestion des domaines et des palais royaux, en plus des intrigues de cour, des luttes d’influences entre serviteurs zélés, des courtisaneries, etc.

C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de zoomer, davantage, sur la vraie plus value du livre : les déclarations “on the record” du banquier Khalid Oudghiri, ancien patron d’Attijariwafa, d’abord grandi avant d’être victime d’une violente cabale, poussé à l’exil puis condamné par contumace, et finalement (et tout récemment) gracié.

Un petit mot sur les auteurs du livre, Catherine Graciet et Eric Laurent, deux journalistes qui connaissent bien le Maroc. La première a collaboré au défunt Journal Hebdomadaire et a déjà cosigné un autre livre dédié au royaume, Quand le Maroc sera islamiste (éd. La Découverte, 2006). Le deuxième, dont la signature peut surprendre, a fréquenté Hassan II pour les besoins de Mémoires d’un roi (éd. Plon, 1993) et passait plutôt, de ce fait, pour un “ami” du Maroc, plus exactement de la monarchie… Bonne lecture.  Karim Boukhari                     

Le petit mot de Kettani

En novembre 2003, alors que les Marocains fêtent la fin du ramadan, une véritable bombe secoue les marchés financiers, mais aussi les responsables économiques et politiques du pays. La BCM, sous la direction de Khalid Oudghiri, fusionne avec Wafabank, propriété de la riche famille Kettani. Les négociations ont eu lieu dans le plus grand secret, et le propre PDG de Wafabank n’est informé que quelques minutes avant la signature de l’accord. Les transactions ont été menées avec Saâd Kettani, l’aîné des héritiers du fondateur. Un choix judicieux. L’homme est davantage un hédoniste qu’un homme d’affaires. L’accord conclu, à un prix que l’on dit inférieur à la valeur réelle de la banque, permet à Mohammed VI de mettre la main sur le futur premier établissement financier du pays. Un moyen imparable de contrôler de fait l’économie du Maroc.

Saâd Kettani, qui a donc négocié de façon fort satisfaisante pour le roi la vente de l’établissement familial, sera bientôt nommé, avec une dotation budgétaire conséquente, président délégué du comité national chargé de plaider la candidature du Maroc pour la Coupe du Monde de football 2010. Et peu importe que le pays ne possède ni les infrastructures routières ni les stades permettant d’accueillir une telle compétition : le roi a été convaincu par son entourage que son royaume avait toutes ses chances.

Les voyages luxueux des délégations marocaines, prétextes à défendre la candidature de leur pays, s’achèveront sur un fiasco humiliant. Peu importe. Kettani rebondira en devenant haut commissaire chargé d’organiser les festivités pour les 1200 ans de la ville de Fès, avec, cette fois encore, un budget important à la clé. Il sillonne donc le monde, distribue sans compter des liasses de billets à son entourage. Très à l’aise avec les fonds publics, il lui arrivera même de perdre une petite mallette contenant des milliers d’euros. Il ne fera aucun effort pour la retrouver, déclarant, amusé : “Lhbar ou lbaroud man dar Makhzen”. Ce qui peut se traduire par : “C’est aux frais de la princesse”.

La fusion selon eux

Les circonstances de la fusion entre les deux banques, BCM et Wafa, ont fait l’objet de points de vue divergents. Ainsi, Mounir Majidi et Hassan Bouhemou prétendent qu’ils ont initié toute l’affaire à partir du holding royal Siger, que Khalid Oudghiri fut tenu à l’écart. “Totalement faux”, rétorque ce dernier, qui égrène une chronologie et des détails plutôt convaincants. “C’est la prétendue vérité qu’ils répandent aujourd’hui pour convaincre du bien-fondé de leur stratégie”. Pour Oudghiri, installé dans un bureau situé à deux pas de l’Arc de triomphe, à Paris, c’est à une réécriture totale de l’histoire que se livrent Majidi et Bouhemou. “Quand j’ai engagé les négociations pour parvenir à une fusion, ils n’y croyaient pas. Ils m’ont laissé faire, sceptiques, en me disant à propos de Kettani, avec lequel je discutais : ‘Il va te mener en bateau’. Mon objectif était de faire du nouvel ensemble le champion national de la banque et de la finance. J’ai instauré une véritable dynamique de croissance à l’international. Je rachète la CBAO, au Sénégal, la Banque du Sud, en Tunisie, et je négocie avec le Crédit agricole pour racheter ses filiales sur le continent africain”.

Prédation, et alors ?

Toute prétention à observer d’un peu trop près les détails de la fusion BCM–Wafa et ses conséquences est interdite. Abdeslam Aboudrar, à la tête de l’Instance centrale de prévention de la corruption, nous confie pourtant : “Cette opération relève de l’économie de la prédation, avec de gros conflits à la clé”. Seul problème : les propos d’Aboudrar n’ont aucune portée. Il se trouve à la tête d’une de ces nombreuses coquilles vides, dépourvues de tout pouvoir, créées par Mohammed VI pour donner l’illusion du changement. C’est également le cas du Conseil de la concurrence, chargé de se prononcer sur les pratiques anticoncurrentielles, mais qui ne se réunit pratiquement jamais en raison des querelles intestines qui le traversent.

L’homme des Français…

Attijariwafa bank est devenue, de loin, la plus profitable de toutes les filiales de l’ONA. En 2005, la banque dégage un bénéfice de 1 milliard de dirhams, de 2 milliards l’année suivante. Parallèlement, Khalid Oudghiri gagne en confiance et commet une première imprudence, selon les codes en vigueur de la cour. Il critique la stratégie d’affrontement à l’égard des groupes français développée par Mounir Majidi et Hassan Bouhemou. Bien introduit parmi les dirigeants du monde des affaires français, il fait part de leur incompréhension et de leur inquiétude. Une position inacceptable aux yeux des deux stratèges de la famille royale… Travailler à la chute d’un homme, l’abattre en le discréditant est un travail minutieux qui exige du temps et de la patience, Majidi et Bouhemou en sont dotés, Bouhemou dicte souvent à Majidi ce qu’il faut murmurer à l’oreille du roi. L’idée du complot antifrançais, qu’ils échafaudent tous les deux, s’enrichit avec Oudghiri d’un nouvel élément. Le banquier, qui possède la double nationalité et entretient des relations étroites à Paris, est “un homme des Français” idéal, la tête de pont rêvée du capitalisme hexagonal… qui n’en demande alors pas tant.

“Ton document, tu peux le reprendre !”

En mars 2006, Majidi et Bouhemou jugent que le fruit Oudghiri est suffisamment mûr pour le faire tomber. Ils ont expliqué peu auparavant à Mohammed VI que la bonne santé de la banque permettait désormais de changer sans risque son responsable. La veille du conseil d’administration, Oudghiri reçoit un appel de Bouhemou l’informant que l’on a modifié l’organisation de la banque en créant un conseil de surveillance dont il deviendra le président. Une fonction purement honorifique qui doit permettre… sa mise à l’écart. Oudghiri confie : “Je n’étais pas dupe, mais je lui ai répondu : ‘Très bien. Je l’annoncerai moi-même au Conseil’” Le lendemain, je présente le bilan de fusion réussie, le projet de développement à l’international et celui de l’octroi d’une licence bancaire en France. Au terme de mon exposé, j’annonce : “J’ai décidé de prendre du recul”.

En fait, Oudghiri sait que la création du nouveau poste exige une modification des statuts de la banque, qui passe par la convocation d’une assemblée générale. Il temporise, fait traîner les choses, et au bout de trois mois ses adversaires abandonnent leur exigence. “Mais, précise-t-il, je savais que c’était la fin. J’échappais complètement à leur contrôle”. Il se sait condamné mais, en apparence, Majidi, Bouhemou et lui-même tiennent le même discours sur la nécessité de créer, dans le domaine économique et financier, des “champions nationaux” adaptés à la compétition mondiale.

En septembre 2006, Khalid Oudghiri pénètre dans les luxueux bureaux de Majidi, au sein du holding royal Siger. Il remet au secrétaire particulier du souverain une étude argumentée qui détaille les mécanismes de désengagement du roi et de sa famille de l’économie marocaine. La démarche de Oudghiri, totalement suicidaire, équivaut à suggérer à un obèse de cesser de se nourrir. “À la lecture, se souvient-il, Majidi est devenu littéralement livide. Après avoir terminé, il m’a tendu le texte en déclarant : ‘Reprends-le, je ne veux pas garder ce document !’ En constatant sa réaction, j’ai vraiment compris, conclut-il, que leur objectif était de prendre le contrôle de toute l’économie du pays, et ils y sont parvenus aujourd’hui”.

Prends 25 millions de dh et tire-toi !

Au premier trimestre 2007, les bénéfices d’Attijariwafa bank excédaient déjà les 700 millions de dirhams. Un record qui ne sera pourtant d’aucune aide à Khalid Oudghiri. En mai 2007, il est écarté de la présidence de la banque. Une nouvelle qu’il accueille sans surprise, tant il savait que ses jours étaient comptés. “Nous ne nous entendons plus, alors quittons-nous”, lui aurait dit Majidi. Mais cette décision s’accompagne d’un geste inhabituel : il octroie à Oudghiri une indemnité de départ de 2,3 millions d’euros (près de 25 millions de DH), dont le montant est réparti entre trois banques françaises. Probablement pour que la transaction reste ignorée au Maroc.

Il est aisé de comprendre pourquoi. Travailler pour le roi signifie que l’on court le risque, à tout instant, d’être révoqué. Mais jamais vous ne serez licencié avec indemnités. L’objectif est clair: il ne s’agit pas seulement d’un châtiment économique, mais d’une mécanique savamment élaborée pour distiller l’humiliation. Vos amis s’éloignent, votre famille est montrée du doigt, votre autorité et votre prestige se sont évanouis. Les mois passant, vous êtes prêt à subir toutes les humiliations pour ne plus avoir à subir celles qui vous sont infligées. Et, après avoir vainement attendu un retour en grâce, vous êtes prêt à aller supplier ceux qui furent vos proches pour leur demander d’intercéder auprès du souverain. Mais vous n’obtiendrez d’eux que de vagues promesses, et l’enceinte du Palais, la proximité du roi vous seront à jamais inaccessibles, ce qui laisse inconsolables ceux qui en ont été écartés.

Les ennuis judiciaires de Oudghiri n’ont pas encore commencé, mais il est intéressant d’observer que sa future condamnation prévoit le remboursement d’une somme dont le montant correspond exactement à l’indemnité de départ reçue.

De consigne en consigne

Oudghiri se voit confier en mars 2008 la direction d’une des plus grandes banques d’Arabie Saoudite. La monarchie du Golfe semble narguer celle du Maroc et vouloir implicitement bafouer son autorité.

Peu après son entrée en fonction à la tête de la banque saoudienne, Oudghiri fait l’objet d’une plainte, déposée le 1er août 2008, pour corruption. La procédure survient quatre années après les faits présumés, et deux ans après avoir quitté le Maroc. Elle émane d’un homme d’affaires, Abdelkrim Boufettas, dont l’un des oncles, ancien ministre, dirige le golf de Dar Essalam, à proximité d’une des résidences du roi.

Parallèlement, c’est une véritable stratégie du garrot qui est appliquée à l’encontre du banquier installé en Arabie Saoudite. Il reçoit des lettres anonymes, les mails de ses actionnaires sont inondés de textes diffamatoires.

Le gouverneur de la banque centrale du Maroc appelle alors son homologue saoudien pour lui dire :

– Vous devriez cesser d’employer ce type, nous avons des dossiers accablants.

– Faites-les-moi parvenir, lui répond le Saoudien.

– Oh non, je voulais juste vous prévenir oralement, répond prudemment le responsable marocain.

“Durant cette période, raconte Oudghiri, je me suis rendu en pèlerinage à La Mecque avec ma femme et, sur la route du retour, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant en bord d’autoroute. Là, j’ai été abordé par un célèbre chanteur marocain, qui m’embrasse et revient bientôt accompagné de l’oncle de Boufettas, mon accusateur, qui me dit : ‘C’est une bien triste histoire, mon neveu a été arrêté, et c’est alors qu’on a exercé des pressions pour le forcer à vous accuser’”.

Puis c’est au tour de Mounir Majidi d’intervenir. Il appelle le secrétaire particulier du souverain saoudien pour lui indiquer que Mohammed VI souhaite le renvoi immédiat de Oudghiri. Une première démarche non suivie d’effets. Quelques semaines plus tard, Majidi revient à la charge et tient des propos stupéfiants : “Mon roi, lui dit-il, va appeler ton roi pour obtenir ce qu’il exige !”

Les dessous d’une fusion

En 2010, Mohammed VI va enfin donner son feu vert à la fusion entre les deux holdings qu’il contrôle, l’ONA et la SNI. Un témoin qui évolue au Palais considère que, cette fois, les limites sont dépassées : “La monopolisation de l’économie au profit de la maison royale, estime-t-il, étouffe le pays. Certains patrons partagent l’analyse du Mouvement du 20 février : ça ne peut plus durer”.

En outre, si la rumeur d’une fusion courait depuis près de trois ans, sa mise en œuvre aura surpris tout le monde. En effet, contrairement à toutes les attentes, c’est le géant ONA qui est absorbé par son holding SNI, structure pourtant beaucoup plus modeste et dépourvue de trésorerie. Au moment de la fusion, son endettement net culmine à 8,8 milliards de dirhams, ce qui représente 98% de ses fonds propres, et elle affiche une trésorerie négative de 600 millions de dirhams. En outre, face aux 30 000 salariés de l’ONA, la SNI, si l’on en croit un homme qui évolue dans les arcanes du palais, regroupe… 15 personnes seulement.

Le 25 mars 2010, le conseil d’administration de l’ONA, prévu de longue date, est prêt à ouvrir sa séance. Les membres habituels du conseil, surpris, constatent la présence de Mounir Majidi et Hassan Bouhemou. L’annonce qui va leur être faite laissera tous les participants stupéfaits. L’ONA est sur le point d’être absorbé par sa maison mère, la SNI. Personne n’a été informé au préalable de cette décision, et surtout pas le PDG de l’ONA, qui tentera pathétiquement de faire croire qu’il était au courant.

Le lendemain, dès l’ouverture de la Bourse, à Casablanca, les actions de l’ONA, de la SNI et de leurs dizaines de filiales sont suspendues de cotation. L’annonce de la fusion prochaine est officialisée par un communiqué en début d’après-midi.

Quatre jours plus tard, le 30 mars, pur hasard probablement, Bank Al-Maghrib abaisse le taux de réserve obligatoire des banques de 8 à 6%, probablement afin qu’elles puissent prêter plus facilement au nouveau groupe. En outre, la Loi de Finances votée pour 2010 a allégé le poids des impôts à payer en cas de fusion d’entreprises ou d’absorption.

Autre avantage, en se retirant de la Bourse, la nouvelle entité échappe à toutes les règles et contraintes de transparence. Elle pourra ainsi investir librement là où elle le veut, créer des entités nouvelles sans avoir à révéler la nature ni l’ampleur de ses acquisitions. Désormais, la pieuvre royale pourra étendre ses tentacules à l’abri des regards.

  

Fortune. Numéro 7

En juillet 2009, le magazine américain Forbes crée la surprise en publiant sa liste annuelle des personnalités les plus riches du monde. Dans le classement consacré aux monarques, Mohammed VI fait une surprenante apparition à la 7ème place, avec une fortune évaluée à 2,5 milliards de dollars (un peu plus de 20 milliards de dirhams). Il devance des rivaux pourtant plus richement dotés, comme l’émir du Qatar, au sous-sol regorgeant de gaz et de pétrole, ou celui du Koweït, dont la fortune, selon Forbes, était six fois inférieure à celle du souverain marocain. En 2009, la crise financière mondiale survenue un an plus tôt avait frappé de plein fouet l’ensemble des revenus, y compris ceux des plus fortunés. Pourtant, Mohammed VI, dont la fortune avait doublé en cinq ans, semblait mystérieusement échapper à ces aléas puisque Forbes le plaçait en tête du classement des personnalités ayant accru leurs richesses durant l’année 2008. Pendant ce temps, et selon le rapport mondial sur le développement humain élaboré par le PNUD, l’agence des Nations Unies pour le développement, le Maroc est classé au 126ème rang (sur 177 États) du point de vue du développement humain, et le taux de pauvreté du pays atteint 18,1%. Plus de 5 millions de Marocains vivent avec 10 DH par jour, le salaire quotidien minimum légal n’excède pas les 55 dirhams et la dette publique, toujours en 2008, a bondi de 10% en un an, pour atteindre 11,9 milliards d’euros, soit 20% du PIB.

 

Confidences. Remember Hassan II

Eric Laurent, coauteur du Roi prédateur, a bien connu Hassan II. Il l’a fréquenté de longs mois durant pour les besoins de Mémoires d’un roi (éd. Plon, 1993). Il livre, ici, de nouvelles anecdotes, en dehors de celles qu’il avait précédemment confiées à TelQuel (“Dans la tête de Hassan II”, TelQuel n°421, du 24 au 30 avril 2010)

Généraux dans le noir

Palais de Marrakech. L’immense salon qui jouxte son bureau est occupé par une quinzaine de généraux assis, aussi immobiles que des soldats de plomb. Les relations que Hassan II entretient avec son armée sont empreintes de méfiance depuis les deux coups d’État militaires tentés contre lui. Tout à coup la porte s’ouvre, il surgit tel un lutin espiègle et s’approche d’un homme d’une cinquantaine d’années, à l’allure empruntée et au visage barré d’une épaisse moustache. La main du roi se pose sur son épaule, lui tapote brièvement la joue comme s’il s’agissait d’un enfant : “Alors voilà le petit général qui voudrait aller rendre visite à sa famille… Eh bien, c’est accordé, je t’autorise à partir”. L’homme se met à genoux et lui baise la main. Hassan II lance à ses compagnons : “Je vous verrai plus tard”. Deux heures après, ils se tenaient toujours à la même place, mais cette fois plongés dans l’obscurité. Personne n’avait pris la peine d’éclairer le salon, à moins qu’un ordre supérieur…

Merci la pluie

Au cours de ce périple entre Ifrane et Rabat, chaque entrée dans une localité donne lieu au même rituel. Le cortège s’arrête aux abords de la ville, les forces de sécurité se déploient, et le roi quitte le véhicule qu’il conduit pour prendre place à l’arrière d’une Mercedes 500 à toit ouvrant, où, debout, il salue la foule pendant la traversée de l’agglomération. Soudain, ce jour-là, une pluie violente s’abat au moment où il ouvre les bras dans un geste d’amour et de communion avec ses “chers sujets”, comme il se plaît à les nommer. Le village traversé, le cortège s’interrompt à nouveau, et Hassan II, le visage ruisselant de pluie, gagne un mobile home où cinq de ses plus proches courtisans l’attendent, anxieux, une serviette à la main. Laquelle, se demandent-ils, va-t-il choisir ? Il attrape la première sans un regard, s’installe dans un immense fauteuil en cuir sur le dossier duquel sont gravées ses armoiries, et s’essuie le visage.

– Majesté, s’enquiert d’une voix pleine d’humilité l’un des hommes dont la serviette n’a pas été choisie, n’êtes-vous pas trop mouillé ?

– Pas du tout, répond-il dans un large sourire. Ce ne sont pas des gouttes de pluie qui sont en train de tomber, mais de véritables lingots d’or. L’arrivée de la pluie laisse présager de bonnes récoltes et donc, réjouissons-nous, la paix sociale…

Discret comme le cynisme…

Un jour, Hassan II décide de quitter son palais d’Ifrane, sur les contreforts de l’Atlas, et de regagner Rabat en voiture. Sur ces routes de montagne, ce n’est pas un convoi officiel qui s’étire mais un étalage provocant de luxe. Hassan II, lui-même au volant d’une Rolls Royce, change de véhicule après quelques dizaines de kilomètres, au profit d’une Cadillac. Plus de quarante véhicules serpentent ainsi, croisant une foule de paysans pauvres, massée, incrédule, sur les talus au bord de la route. Le secrétaire du roi déclare, agacé: “Sa Majesté voulait voyager en toute discrétion, je me demande qui a pu prévenir les habitants de notre passage”. Le pays du mensonge déconcertant.

 

Dépenses. Des palais et des millions

Les douze palais royaux répartis à travers le pays, auxquels s’ajoutent une trentaine de résidences où travaillent plus de mille deux cents personnes, sont pris en charge par le Trésor public à hauteur de 1 million de dollars par jour. De ces douze palais, Mohammed VI, comme son père d’ailleurs, n’en occupe régulièrement que trois ou quatre, nombre d’entre eux n’ont même jamais reçu sa visite. Mais peu importe, tous sont entretenus avec le même soin vigilant. Jardiniers, domestiques, cuisiniers s’affairent dans chacun d’entre eux comme si le roi allait surgir à tout instant, même si l’on sait qu’il séjourne au même moment à l’autre bout du pays ou qu’il voyage à l’étranger. Les salariés employés par le Palais coûtent chaque année près de 70 millions de dollars (60 millions de DH) au budget de l’État. Une structure pyramidale qui s’élève depuis les plus humbles serviteurs du roi jusqu’au sommet de l’appareil, composé du cabinet royal (trois cents employés permanents), du secrétariat particulier du roi, du cabinet militaire, de la bibliothèque et du collège royal, de plusieurs cliniques et de l’entretien du mausolée Mohammed V où sont enterrés le premier roi et son successeur Hassan II.

Le parc automobile, lui, bénéficie d’un budget de 6 millions d’euros, consacrés au renouvellement des véhicules utilitaires mais aussi à l’entretien des voitures de luxe appartenant au souverain. À l’époque de Hassan II, le visiteur ne manquait pas d’être surpris en découvrant l’abondance de Rolls Royce, Cadillac, Bentley et autres modèles de luxe soigneusement alignés dans les garages royaux. Son successeur, lui, n’hésite pas à affréter un avion militaire marocain, de type Hercules, pour transporter son Aston Martin DB7 en Angleterre jusqu’au siège du constructeur, afin quelle puisse être réparée dans les plus brefs délais. Il est également le client privilégié de Ferrari, dont il achète de nombreux modèles. Son père se plaisait à changer de tenue trois fois par jour, et il fit la fortune du couturier italien Francesco Smalto. Mohammed VI, lui, semble avoir une prédilection pour les tissus rares. Il s’est fait confectionner par des tailleurs londoniens un manteau en laine de lama facturé 35 000 livres sterling. Un million de dollars est par ailleurs dévolu à l’entretien des animaux vivant dans les palais.

 

Anecdote. Panique au (très) Royal Mansour

Les hôtels de Marrakech, du moins ceux qu’il contrôle, sont une source de contrariété pour Mohammed VI. Le Royal Mansour, qui lui appartient, a récemment été balayé par un vent de panique. Le “roi des pauvres” avait lui-même conçu ce palace, où le prix des meilleurs riads peut atteindre 150 000 dh. Un lieu de rêve inaccessible à 99% de la population mondiale.

Le palace accueille les familles régnantes du Golfe, notamment saoudienne et émiratie. Un cadre de rêve parfaitement adapté à ces clients privilégiés. Jusqu’au jour où le scandale éclata et, pire encore, se répéta. Des princes stupéfaits découvrirent qu’ils avaient été délestés d’importantes sommes d’argent et de bijoux de grand prix, tous dérobés dans leurs appartements. Oui, un voleur sévissait au Royal Mansour, et il poussa l’audace jusqu’à récidiver. Dans l’hôtel du roi ! Les princes s’en plaignirent au souverain qui, fou de rage, ordonna sur le champ une enquête. Pendant plusieurs semaines, les cinq cents employés de l’hôtel furent interrogés, leurs témoignages et emplois du temps recoupés. La police, les enquêteurs se mêlèrent au personnel. Le scandale fut étouffé, mais il fallut plus de deux mois pour que l’on identifie le coupable présumé, c’est du moins ce qu’on prétend au Palais à mots couverts, car l’hôtel Royal Mansour, lui, ne communique pas sur le sujet.

 

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