Le coup d’Etat manqué de 1972, les intrigues de cour, les vacances du prince héritier… L’ancien patron de la sécurité personnelle de Hassan II raconte tout dans Le Mousquetaire du Général (éd. Guéna). Morceaux choisis.
Le 11 juillet 1971, je reçois un coup de téléphone du ministère de l’Intérieur français : “Sasia, vous êtes convoqué illico à l’hôtel Matignon”. Je me hâte rue Varenne et en effet le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas me reçoit tout de suite.
-“Alors fiston, ça va ?
– Très bien, M. le Premier ministre ?
– Pas de commentaire ?
– Non M. le Premier ministre ?
– Donc on est d’accord, tu prépares ta musette, un avion t’attend, décollage à vingt heures tu files au Maroc.
– Au Maroc ? Mais quelle est ma mission au Maroc ?
– Tu n’es pas au courant ? Le ministre de l’Intérieur ne t’as rien dit ? Tu n’écoutes pas la radio ? tu ne lis pas les journaux ?
– Je ne suis au courant de rien concernant le Maroc M. le Premier ministre !
– Il y a eu hier une tentative de coup d’Etat militaire, à Skhirat, lors d’une fête donnée en l’honneur de l’anniversaire du roi. Une fusillade, plus de cent morts, des Marocains et des diplomates. Le roi Hassan II est indemne. Il demande, dans le cadre de la coopération entre nos deux pays, que la France lui délègue un spécialiste des questions de sécurité. Je t’ai désigné. Tu seras reçu dès ce soir par un représentant du roi. Tu n’as pas à refuser.
– Je ne refuse pas, M. le Premier ministre, mais je ne connais rien du Maroc !
– Tu apprendras sur place. Tu écoutes, tu avises, tu observes l’entourage du roi, tu rencontres le roi, tu vois ce qu’il te demande et tu me rends compte. N’oublie pas que le Maroc est un royaume allié, que Hassan II est un ami indéfectible de la France. En servant le roi, tu sers la France au Maroc”.
Quand le roi veut en griller une
A deux heures du matin, une voiture avec escorte est venue me chercher et m’a emmené au palais de Rabat, où je suis arrivé une heure plus tard. Le roi sortait d’un Conseil des ministres extraordinaire, mais il m’a reçu aussitôt. Je lui ai transmis les hommages de son ami Chaban-Delmas. Il m’a dit qu’il était content de me voir. Je lui apportais en quelque sorte le soutien concret de la France dans l’épreuve.
“Monsieur le commissaire principal, vous vous souvenez que nous avions bien discuté dans un bureau de l’Elysée”. En effet, lors de la visite du roi en juin 1963, le Général de Gaulle avait présenté au roi chacun des 400 invités de la réception. Vers la fin de cet exercice fastidieux, le roi avait appelé au secours le chef du protocole.
Conciliabule et discret, le chef du protocole me fait signe : “Conduisez le roi où il souhaite”. Je précède donc Hassan II aux toilettes. Arrivé dans les WC, il éclate de rire : “Mais non ! Je n’ai pas besoin de passer aux toilettes ! Je dois vous avouer que je suis un gros fumeur. Je ne voulais pas fumer en présence du Général. Je cherche juste un endroit tranquille pour en griller une.
– Votre Majesté, je ne sais pas où nous pourrions nous cacher. Il y a bien notre modeste bureau des gardes du corps…
– C’est parfait, montrez-moi votre repaire !”
Et nous sommes allés dans notre petit local. Le roi, très à l’aise et heureux de cette récréation, s’est mis à fumer, les pieds sur le bureau. Il m’a interrogé sur ma formation, sur la résistance, sur la protection du Général.
“Ah d’accord ! C’est vous le baroudeur qui avez fait un stage au FBI ! Mon ami Chaban-Delmas m’a parlé de vous et j’ai vu un reportage vous concernant sur Paris Match. Ne voulez-vous pas venir passer quelques jours au Maroc ? Vous serez mon invité.
– Je suis très touché, Votre Majesté, mais vous savez, le service du Général occupe tout mon temps.
– Qu’à cela ne tienne. Sachez que vous êtes invité permanent du royaume”.
Patron de Mediouri, ami de Benslimane
Au Maroc, le roi me demandait de réorganiser intégralement son service de sécurité. J’avais carte blanche pour m’arranger avec le général Oufkir qui venait d’être nommé ministre de la Défense. Il s’agissait d’organiser les services de sécurité du ministère de l’Intérieur.
Dès l’année 1972, avant le deuxième coup d’Etat, le général Oufkir a pu inaugurer le centre d’instruction de la sûreté avec le frère du roi, le prince Moulay Abdellah, qui était passionné de tir et à qui je donnais volontiers des conseils. J’étais devenu très complice avec le prince, au point de susciter une pointe de jalousie de Hassan II qui me dit un jour en souriant : “Etes-vous le conseiller du prince ou le conseiller du roi ?” J’ai tout de suite tiré la leçon…
Non seulement j’ai créé le département de la sécurité royale et choisi son patron le commissaire de police Mohamed Mediouri, j’ai organisé et formé les services de sécurité du palais, j’ai supervisé le dispositif des déplacements royaux, mais Hassan II m’a confié la sécurité de sa famille, notamment lors de séjours à l’étranger et enfin une mission auprès du ministre de l’Intérieur, le tout-puissant Driss Basri. Grâce au soutien de la France et avec l’aide de mon ami fidèle le général Housni Benslimane, le commandant de la gendarmerie royale, un ancien saint-cyrien en qui j’avais pleine confiance, nous avons créé le GIGR marocain. Après la mise en œuvre de la réforme de la sécurité royale, en 1976, je me suis présenté au roi pour lui dire que ma mission me semblait accomplie, que les Marocains formés étaient aptes à assurer sa sécurité eux-mêmes, qu’il n’avait plus besoin de moi. Il m’a répondu : “On n’abandonne jamais le roi. Je vous demande de rester auprès de moi”.
Dans le Boeing royal
Le roi était venu en famille sur le territoire français en juillet 1972. Il possédait le château de Betz, dans l’Oise, où il aimait se reposer. La propriété était magnifique, calme et immense. Le retour au Maroc était prévu le 14 août suivant. Hassan II avait peut-être su, par les services secrets américains ou israéliens, qu’un projet d’attentat était fomenté. Il avait donc, à la dernière minute, repoussé de deux jours le départ de son Boeing 727 de la Royal Air Maroc.
Il faut savoir que les réacteurs du Boeing 727 ne sont pas installés sous les ailes mais disposés à l’arrière de l’avion, un sur chaque côté de l’aileron central et un au milieu. Le roi se tenait dans un fauteuil à l’avant et, juste derrière lui, je voyageais avec le prince Moulay Abdellah, le colonel Ahmed Dlimi et Mohamed Mediouri. Nous étions une quinzaine, dont les médecins du roi, des ministres, des conseillers, des agents de sécurité et le secrétaire particulier de Hassan II, Abdelfattah Frej.
Arrivé au-dessus de Tanger, je demande au prince s’il était convenu qu’une escorte d’honneur de chasseurs de combat accompagne l’avion royal de retour au Maroc. Comme il n’en savait rien, il s’est penché vers son frère aîné. J’ai vu l’inquiétude se peindre sur les traits du roi : rien n’était prévu de cet ordre. Or j’avais vu par deux fois quatre F5 passer en trombe à côté de notre Boeing. J’avais eu le temps d’observer que ces chasseurs étaient intégralement peints en kaki et qu’ils ne portaient ni l’insigne royal ni numéro d’identification. J’ai aussitôt pensé que c’était une attaque libyenne, car les relations entre Hassan II et Kadhafi étaient tendues. J’ai juste eu le temps de dire au roi et aux passagers d’attacher leurs ceintures : on a entendu une assourdissante déflagration. Un des avions de chasse a tiré plusieurs fois pour détruire le réacteur central. Il cherchait à accréditer la thèse de l’explosion d’un réacteur qui aurait pu orienter l’enquête vers un accident technique, ou de l’attentat à la bombe, plutôt que de canarder le cockpit. Par miracle, il a raté sa cible, mais l’avion était quand même touché, avec plusieurs trous à l’arrière de la carlingue. Un inspecteur marocain est mort sur le coup, frappé par les balles en pleine poitrine. J’ai été criblé d’éclats dans le bras et les jambes, comme le prince Moulay Abdellah et Abdelfattah Frej. Les sirènes se sont déclenchées et les masques à oxygène sont tombés. J’ai pris la main du prince et je lui ai dit : “Je vous promets, on va s’en sortir”. Le roi devant nous ne bougeait pas. Il n’a pas crié. Il est resté incroyablement digne. Il a fermé les yeux et a commencé à prier. Le prince Moulay Abdellah a pris la main de son frère et nous nous tenions tous les quatre, avec Mediouri.
La maîtrise de Kabbaj, l’inspiration de Hassan II
Dans l’avion, c’était la panique. Le bruit était assourdissant. Quelques personnalités se sont enfuies dans le couloir à quatre pattes, certains tentaient de gagner la soute par une trappe, d’autres, ayant perdu la tête, essayaient d’ouvrir la porte pour sortir dans les airs ! La présence d’esprit et la maîtrise du pilote, le commandant Kabbaj, un as de l’aviation, nous ont sauvés. Dès le premier impact, il a foncé en piqué. Nous sommes passés en quelques secondes de 10 000 mètres à 2000 mètres d’altitude. Les F5 ont continué à tirer et ont fini par endommager les deux réacteurs de côté. Nous avons volé pendant plus de dix minutes avec le seul réacteur central. C’est un miracle que les réacteurs touchés n’aient pas explosé. C’est un miracle que le pilote ait réussi à maintenir l’équilibre du Boeing et à poursuivre le vol. A cause de la dépressurisation dans le cockpit, mon sang giclait de ma cuisse en un curieux petit geyser rouge…
Je me suis penché vers le roi au milieu du bruit terrifiant et de la panique. Il m’a regardé bizarrement et nous nous sommes aussitôt compris. Il a ordonné en arabe “Dites à la radio que je suis mort ! Annoncez ma mort !” Le pilote a transmis le message. Abusés, les conjurés ont cru qu’ils avaient gagné. Les F5 ont dégagé. La tour de contrôle a demandé si nous pouvions atteindre l’aéroport de Rabat-Salé. Quelques jours après, les experts américains de la firme Boeing venus sur place pour étudier l’avion ont déclaré que nous n’avions pas une chance sur un million d’arriver à bon port ! Mais nous y sommes parvenus. Je crois que nous avons dû notre salut à la dextérité du pilote et aussi à la prière du roi ! Cette chance inouïe de Hassan II a d’ailleurs rehaussé son prestige auprès du peuple qui a vu en lui un béni d’Allah. La baraka du Commandeur des croyants est devenue un signe d’élection du ciel.
Oufkir voulait bombarder le palais royal…
Une partie de l’aéroport international de Rabat-Salé est dévolue à l’armée de l’air et c’est de cette base que l’hélicoptère et l’avion royal s’envolent et atterrissent. Le pilote, avec un sang-froid incroyable, a réussi à se poser en catastrophe. Nous avons quitté la piste et l’avion a stoppé dans l’herbe, labourant la terre.
Des hublots, nous avons aperçu une délégation du gouvernement le visage en deuil, la garde royale en position pour rendre un dernier hommage au corps du souverain et le général Oufkir, l’âme du complot, venu s’assurer que le roi était bien mort. La porte s’est ouverte, les témoins rassemblés sur le tarmac ont vu jaillir le colonel Dlimi, Mohamed Mediouri et Raymond Sasia l’arme au poing.
A la stupéfaction générale et à la consternation des putschistes, Hassan II est sorti derrière nous, indemne. Le général Oufkir s’est précipité pour baiser sa main et l’a guidé devant la garde d’honneur. En boitant, j’ai suivi le roi. Dans les salons de l’aéroport, les ministres sont venus le saluer. J’ai écarté les importuns et j’ai dit d’une voix ferme : “Sa Majesté vient d’échapper à un attentat. Il est indemne mais souhaite se rafraîchir. Veuillez le précéder dans le cortège. Rejoignez vos voitures et soyez prêts à prendre la direction du palais royal”. Le salon s’est vidé. J’ai dit à Oufkir : “Passe devant. Quand le roi sera monté dans sa voiture, je te préviendrai pour le départ du cortège dont tu prendras la direction”. J’ai orienté le roi vers les toilettes pour qu’il se rafraîchisse le visage après toutes ces émotions. Mediouri et moi nous nous sommes postés à l’entrée des toilettes. Quand tout le monde fut sorti, j’ai donné le signal du départ à Oufkir par talkie-walkie. En tête du convoi, il était persuadé que le roi était monté dans sa voiture. En fait, c’est le frère du roi qui s’est engouffré dans la Mercedes 600 noire blindée, au milieu de la garde d’honneur. Dans la confusion, les rares témoins n’y ont vu que du feu. C’est alors qu’Oufkir a donné l’ordre aux putschistes d’enclencher la phase B de l’attentat. Un des F5 est donc revenu, a repéré le cortège des véhicules sur la route et a fait feu pour en finir. Il y a eu huit morts et une cinquantaine de blessés. Pendant ce temps, j’étais resté caché à l’intérieur de l’aéroport avec Mediouri et le roi.
Nous sommes sortis discrètement par une porte à l’arrière du bâtiment. Il y avait là un parking où les employés de l’aéroport garaient leurs voitures. Nous avons rencontré un brave type qui fumait sa cigarette à côté de sa petite voiture. Il a été stupéfait de voir un Français qui pissait le sang s’avancer vers lui, l’arme au poing. Quand il a reconnu le roi, il était éperdu de bonheur de pouvoir le saluer. Il lui a embrassé les mains et les pieds. Hassan II lui a demandé s’il voulait bien prêter sa voiture. C’était le plus beau jour dans la vie de ce Marocain modeste. Il nous a tendu les clés. Le roi a pris la route et nous sommes partis par des chemins détournés jusqu’à Skhirat. A la sortie de l’aéroport, nous avons retrouvé les voitures de la sécurité royale, qui nous ont escortés. Découvrant qu’il avait été berné, Oufkir a envisagé de bombarder le palais royal. Mais le roi n’était pas à Rabat. Le putsch avait échoué.
Les secrets d’un couscous royal
J’ai vu des scènes de flagornerie inouïe et intéressée de la part de Marocains et aussi d’étrangers. Ces courbettes rarement sincères faisaient partie du jeu de la cour. Comme un Louis XIV à Versailles, Hassan II utilisait les honneurs et l’argent pour tenir son petit monde. C’était de bonne guerre. Il y avait aussi des moments cocasses. Je me souviens d’un couscous royal, c’est le cas de le dire, offert au palais pour le nouvel an. Quand les plats furent servis au milieu de chacune des tables de dix convives, le roi nous a souhaité bon appétit. Les invités se sont rués sur le plat, plongeant la main à même le couscous ! Je savais que dans les milieux raffinés du Maghreb, on mangeait délicatement le couscous avec la main, mais cette précipitation ne manquait pas de m’étonner. Abdelfattah Frej qui était à côté moi m’a expliqué : “Le roi avait caché des pièces d’or dans le plat !” J’ai fait comme tout le monde, j’ai plongé les doigts dans la semoule. Je n’ai rien trouvé, mais mon voisin a retiré un Napoléon. Il me l’a montré et me l’a offert, en signe d’hospitalité. C’était drôle et fastueux comme dans un conte des Mille et une nuits.
La plus belle chasse que j’ai vécue de ma vie s’est déroulée près de la résidence royale d’été à Ifrane. Il n’y avait pas d’invité d’honneur, juste quelques proches, dont Driss Basri, Mediouri et le général Benslimane. Hassan II était installé dans un mirador et les invités étaient à terre, en ligne, bien espacés. Soudain, au sommet des collines, nous avons vu des centaines de rabatteurs à cheval, vêtus de blanc, venus de villages voisins. Ils frappaient sur des tambourins et chantaient pour faire sortir les sangliers de leurs bouges. C’était un spectacle superbe. Mais j’ai commis alors un crime de lèse-majesté ! Les sangliers commencent à jaillir des fourrés en grognant. On laisse bien sûr au roi l’honneur d’ouvrir le feu. Hassan II touche un gros mâle, mais l’animal n’est que blessé. Mon instinct de chasseur est plus fort. Je tire et j’achève d’un coup la bête. Je vois alors le roi penché du haut de son mirador : “Mais quel est le petit malin qui a tué mon sanglier ?” Renfrogné, je suis resté en retrait et j’ai renoncé à tirer. Moyennant quoi le roi du haut de son mirador me grondait : “Eh bien, en bas, vous ne tirez plus, là ! Vous laissez échapper le gibier !” Tout le monde s’est moqué de moi, le roi le premier…
Confidences sur le green
Je n’étais pas directement concerné par les mesures d’intimidation que la police secrète du général Dlimi avait mises en place pour museler ou dissuader l’opposition. Il y a des règles du jeu. Je n’avais pas à m’immiscer dans les questions intérieures du Maroc, de même qu’on trouverait malvenu qu’un Suisse ou un Vénézuélien qui travaille pour son gouvernement en France donnât des leçons au pays hôte. Je n’en pensais pas moins, mais je gardais mes remarques pour moi.
Le roi faisait une partie de golf quotidienne. C’était pour lui une détente, mais il emmenait souvent avec lui un ministre ou un expert pour discuter d’un dossier en déambulant sur le green, à l’abri des oreilles indiscrètes. Un jour que je l’accompagnais sur le parcours, il me demanda :
“Dites-moi, Raymond, vos journalistes français ne sont pas tendres avec moi en ce moment, à propos des droits de l’Homme. Franchement, que pensent les gens de moi ?
– Puisque vous me le demandez Votre Majesté, avec tout le respect que je vous dois, ils trouvent que la répression est trop dure. Les gens racontent qu’il y a des officines de la police qui pratiquent la torture sur les suspects. On dit aussi qu’il y a trop de corrompus dans votre entourage…
– Vous allez répondre à vos amis journalistes que le Maroc n’est pas la France. D’abord ce n’est pas une république, c’est une monarchie. Nous ne changeons pas de président tous les cinq ans et le gouvernement ne tombe pas toutes les quatre semaines. Ça change les rapports. Dans la Constitution de notre Etat, il est écrit que le roi est une personne sacrée. Celui qui veut lui nuire met en péril le pays tout entier. Dans ce cas, la répression est ferme mais nécessaire. En outre, les enjeux de pérennité de l’Etat ne sont pas les mêmes. En ce qui concerne la corruption, sachez que les gens qui sont autour de moi, je les connais tous. Je sais ce qu’ils font. Je sais qu’ils volent. Mais Raymond, je préfère les avoir autour de moi en train de se servir. Ainsi je les ai à l’œil. Sinon, ils seraient dans l’ombre en train de comploter. C’est de la politique”.
Les derniers jours de Hassan II…
Je me souviens des derniers jours de Hassan II. J’étais à ses côtés. Quelques mois plus tôt, le président de la République Jacques Chirac avait eu pour la première fois l’idée de faire défiler le 14 juillet sur les Champs-Elysées des soldats d’un autre pays. Pour ce geste d’ouverture, le France a tenu à honorer le Maroc. Quand Jacques Chirac a fait cette proposition à Hassan II, le roi en a été bouleversé. Durant trois mois, il a lui-même supervisé l’organisation du défilé de la garde royale, sélectionné les militaires qui auraient l’honneur de représenter le royaume aux côtés des troupes françaises, fait réaliser des uniformes neufs, blancs avec un ample burnous rouge… Le 14 juillet, debout aux côtés du président de la République, il a eu la joie de voir défiler cette magnifique unité, sous les acclamations des Parisiens impressionnés. La musique militaire marocaine a joué son hymne national et, sans prévenir, au moment de passer devant la tribune officielle, a enchaîné sur La Marseillaise. Tout le monde a été surpris et ému. Il est très rare qu’un pays mêle son hymne national à celui d’une autre nation. Le roi a voulu cet enchaînement pour montrer les liens tissés entre son royaume et la France. A la fin de la cérémonie, je l’ai reconduit à l’hôtel. Il m’a dit : “C’est le plus bel hommage qu’on pouvait rendre à mon père, compagnon de la Libération, et aux troupes marocaines qui se sont battues pour la France pendant les dernières guerres. Maintenant je suis fatigué. Rentrons à la maison”. Je l’ai accompagné jusqu’à Rabat. Il est mort une semaine après.
Raymond sasia. Un Français au service du Maroc Raymond Sasia est un samouraï des temps modernes et sa vie ressemble à un roman d’aventures. Héros de la libération à 16 ans, champion de judo, tireur d’élite formé par le FBI, il devient, en 1961, garde du corps personnel du général Charles de Gaulle. A la mort de ce dernier, il est affecté par le gouvernement français au Palais royal, sur la demande express de Hassan II, qu’il servira à partir de 1971. Dès ses premières années au Maroc, Sasia sera l’architecte en chef des services de sécurité royale, il formera Mohamed Mediouri, le garde du corps emblématique de Hassan II, et restructurera les départements de la Gendarmerie royale. Garde du corps de luxe du roi défunt, il lui sauvera la vie à plusieurs reprises et deviendra son homme de confiance, chargé entre autres de la protection de toute la famille royale. Témoin privilégié pendant 28 ans des arcanes du Palais, Sasia raconte pour la première fois ses “années marocaines”. Un récit rempli d’anecdotes sur le fonctionnement de la cour de Hassan II. Depuis la disparition de celui-ci, Sasia n’est plus revenu au Maroc, jusqu’à l’été dernier, où Mohammed VI l’a convié à la fête du trône pour le décorer du Ouissam alaouite de grand officier. |
Famille royale. Une nounou d’enfer “J’ai souvent accompagné le futur roi Mohammed VI lors de ses séjours de vacances en France. Un jour, quand il avait douze ans, j’ai emprunté un autocar de la police nationale. J’ai fait monter le prince, son frère, ses sœurs et les gouvernantes espagnoles. Nous sommes partis visiter les monuments de Paris, suivis par deux motards en civil. Les enfants étaient heureux de pouvoir enfin se comporter comme tous les enfants du monde en balade. Et du coup, ils chantaient Les jolies colonies de vacances de Pierre Perret comme tous les enfants quand ils sont en voyage dans un autocar ! J’étais en quelque sorte un mélange de nounou et de moniteur. Mais j’étais tranquille. Le roi me confiait son fils en me disant : “Raymond, prenez soin de lui comme si c’était votre propre garçon…” Quand le roi séjournait dans l’Oise, le prince, son frère et ses sœurs logeaient à Paris, à l’hôtel Crillon ou au Ritz. Tous les matins, ils rejoignaient leur père à Betz pour le saluer, suivant la tradition. Un jour, je dus raccompagner précipitamment les enfants royaux de l’Oise à Paris, car il y avait un goûter organisé pour eux à l’Elysée. Le cortège accompagné par les motards a dû accélérer : nous étions en retard ! Nous roulions à 120 km/h. C’est alors que le prince Moulay Rachid, le fils cadet du roi qui avait trois ou quatre ans, s’est tourné vers mon épouse. Wladys aimait beaucoup ce petit bonhomme vif et charmant et elle le tenait sur ses genoux pendant le voyage. Moulay Rachid lui dit : “Il faut s’arrêter ! J’ai envie de faire pipi !” On lui répond qu’il n’est pas question de faire une pause, qu’on est déjà en retard, qu’il doit se retenir. Le pauvre garçon se tortillait et Wladys a eu une idée : elle sort de son sac à main un parapluie pliant et le petit prince a pu se soulager sans dégât dans le parapluie à l’intérieur de la voiture.” |
Détente. Un prince à Paris “En feuilletant mon album de photos, je me souviens des heures heureuses où j’ai eu l’honneur et la joie d’accompagner le prince Sidi Mohammed, le futur roi Mohammed VI, par exemple aux obsèques de Georges Pompidou où il représentait le roi, ou lors d’une visite de François Mitterrand à son père au château de Betz. Le président de la République avait passé plus de temps avec le prince qu’avec Hassan II : homme de nature curieuse, il voulait sonder celui qui présiderait un jour aux destinées du Maroc. Il a été rassuré par sa valeur intellectuelle et sa capacité de jugement, héritées de son père et si importantes pour gouverner. Plus tard, quand le prince venait passer une partie de ses vacances universitaires à Paris, j’ai moi-même été impressionné par le cénacle qu’il réunissait à l’hôtel pour discuter littérature, économie et politique avec des intellectuels français et des journalistes de gauche et de droite. Hors du royaume, il était plus libre et indépendant dans ses initiatives. Il était en vacances et pouvait se permettre des rencontres et des loisirs qui n’auraient pas été possibles au Maroc, étant donné son statut. J’étais heureux de voir qu’il profitait de ses soirées pour se distraire et faire la fête comme tous les jeunes de son âge. Je veillais à ce qu’il soit toujours accompagné par de discrets gardes du corps. Son père le roi me téléphonait : “Dites Raymond, le prince est à l’hôtel ? – Oui, Votre Majesté, il est couché. Voulez-vous que je vous le passe ? Souhaitez-vous que je le réveille ? – Non, laissez-le se reposer…” Je couvrais les soirées de détente du prince, mais je n’ignorais pas que des fonctionnaires rapportaient au roi la vérité. Quand je rentrais à Rabat avec le prince, Hassan II me tançait amicalement : “Etes-vous sûr que Smit Sidi dormait paisiblement dans sa chambre ?” |
Complot. Méfiez-vous du général “En ce qui concerne Oufkir, pour être franc, au-delà de la complémentarité de façade, il me surveillait et je le surveillais. J’avais des doutes quant à sa fidélité et je m’en étais ouvert au roi. Un détail m’avait mis la puce à l’oreille. Le Maroc avait accueilli une vingtaine de chefs d’Etat à Rabat en juin 1972 pour un sommet de l’OUA (Organisation de l’Union Africaine). Les invités étaient reçus à l’hôtel Hilton et le roi avait demandé qu’on lui aménage un bureau pour s’entretenir en privé avec ses hôtes de marque. Comme à l’accoutumée, je vérifie que les conditions de sécurité sont bien remplies. Puisqu’il s’agit d’un sommet international, je demande une aide de la DGSE française. Un des spécialistes vient me trouver, ennuyé : “Monsieur le préfet, on a trouvé un micro dans le combiné téléphonique du roi !” Sans le matériel sophistiqué et coûteux des collègues français, nous n’aurions pas détecté ce minuscule mouchard. Je vais aussitôt prévenir Hassan II. “A votre avis, Raymond, qui cherche à m’espionner ? – Votre Majesté, je ne sais pas… C’est quelqu’un de bien placé en tout cas, car rares sont les personnes qui ont eu accès à votre bureau du Hilton. – Le général Oufkir ? Le colonel Dlimi ? – Ou peut-être les deux…” |
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