Tribune : Le syndrome du vizir

Par La Rédaction

Depuis le Moyen-âge, la figure du vizir joue un rôle clé dans les différentes entités politiques qui se partagent le monde musulman. Le Maroc ne fait pas exception. D’origine coranique, le terme wazîr, d’où vizir, englobe les notions de péché, de poids, de soutien et de protection. Le souverain se déchargerait ainsi du fardeau des responsabilités pour le confier à son principal collaborateur, moyennant une rétribution matérielle et symbolique conséquente. En contrepartie, le vizir accepte explicitement d’être responsable de la gestion des affaires de la cité et implicitement d’être un fusible en cas de problème pour protéger son maître. Alors que le rôle de fusible reste une constante de cette fonction, la délégation de pouvoir, elle, est, dans la majorité des cas, partielle, surveillée, floue et surtout révocable à tout moment. Mais il arrive parfois que le souverain refuse de sacrifier son vizir pour différentes raisons, notamment l’attachement personnel. Cette situation peut provoquer la chute des deux protagonistes, comme cela a été le cas des sultans mérinides Abou Salim (1358-1361) et Abd Al Haqq (1428-1465) et de leurs vizirs respectifs.

Le fait du prince

D’un point de vue normatif, il existe deux types de vizirat : le vizirat plénipotentiaire (wizarat al tafwid) et le vizirat d’exécution (wizarat al tanfid). Tandis que le titulaire du premier est censé détenir des pouvoirs étendus dans quasiment tous les domaines, le titulaire du second se contente de mettre en application les politiques du chef de la communauté. Les frontières entre ces deux fonctions demeurent toutefois poreuses sur le terrain de la pratique. En fait, les prérogatives du vizir dépendent d’un grand nombre de variables : le contexte historique, la personnalité du souverain, la qualité de la relation avec ce dernier, les capacités intellectuelles du vizir lui-même, le réseau de soutiens, les ressources financières, etc. Cela veut dire que plusieurs combinaisons sont possibles. Bien sûr, il y a des vizirs spécialisés et compétents dans tel ou tel domaine. Mais la plupart du temps, les prérogatives et l’étendue de leur influence dépendent des équilibres du pouvoir et surtout des faveurs et de la confiance du souverain. Il n’y a presque jamais de division rationnelle du travail, notamment quand il y a plusieurs vizirs. Si cela permet au souverain de diviser pour mieux régner en renforçant l’insécurité et la dépendance de ses plus proches collaborateurs, cela permet également aux vizirs ambitieux d’élargir à l’infini leurs prérogatives et leurs profits. Certains d’entre eux ont pu s’accaparer le pouvoir jusqu’à dominer la dynastie régnante. Ba Hmad est l’exemple le plus connu d’une série de vizirs-régents qui ont dominé les sultans du Maroc aux époques almohade, mérinide et zaydanide. D’ailleurs, en préparant le coup d’État de 1972, Oufkir pensait selon toute vraisemblance reproduire ce même schéma, du moins dans un premier temps.

Quelle que soit l’étendue du pouvoir du vizir, sa position reste fragile car elle ne repose que sur le fait du prince. Par conséquent, il n’a, à de rares exceptions près, aucune garantie de se maintenir, surtout durant les moments de succession. Cela explique le fait que beaucoup de vizirs, notamment depuis le XIXe siècle, essaient d’amasser le maximum de ressources et de nouer des relations avec des puissances étrangères pour assurer leur avenir et celui de leurs proches en cas de disgrâce.

De fusible à favori

Si la faute “professionnelle” existe (défaite militaire ou diminution des ressources du prince), les deux raisons les plus courantes pour justifier un limogeage sont la perte de la faveur du maître ou l’accomplissement du rôle de fusible. La chute du vizir est tout sauf individuelle. Celui-ci entraîne avec lui une grande partie de sa faction : ce qui provoque une déstabilisation des rouages de l’entité politique. Ces ruptures brusques et à répétition au Maroc expliquent en partie ce que nous pouvons appeler le retour perpétuel à la case départ. Il n’y a en effet ni transmission ni continuité sur la longue durée. Ce problème est constaté de la manière la plus éclatante durant les périodes de succession. On assiste alors à une lutte générationnelle acharnée. Les hommes de confiance du nouveau souverain cherchent à se débarrasser de leurs rivaux sans se soucier des conséquences que cela pourrait avoir sur la marche de l’État. Durant les quatre premières années du règne d’Ahmad Al Mansour (1578-1603), les vizirs de son prédécesseur ont été limogés ou éliminés et leurs factions littéralement décimées. Quatre siècles plus tard, le même scénario se reproduit –avec moins de violence certes– au lendemain de la mort de Hassan II (1961-1999). Cela veut dire qu’au fond, très peu choses ont évolué quant aux modes de gouvernance à l’époque contemporaine.

Au lendemain de l’indépendance, Hassan II, soutenu par une coalition de notables, met en place progressivement un système néo-patrimonial. En apparence, le Maroc possède tous les ingrédients d’un État moderne (un gouvernement, un parlement, des partis, des syndicats, une bureaucratie, etc.). Mais en réalité, le mode de domination traditionnel se perpétue et se renforce grâce aux techniques de gouvernance modernes. La figure du vizir continue ainsi, sous différentes dénominations, à jouer un rôle central dans le champ politique local. Depuis 1956, trois profils typiques accèdent à cette charge : le technocrate, le sécuritaire et le favori. Même si les deux premiers profils ont eu leur moment de gloire, c’est le régime du favori, qui repose sur les liens affectifs, qui a fini par prendre le dessus pour des raisons objectives et subjectives. Loin d’être une exception, cette prédominance est tout à fait banale dans les systèmes traditionnels où le personnel est infiniment plus important que le légal-rationnel.

Benkirane, “vizir élu”

Le processus de décompression autoritaire que connaît le Maroc depuis la fin des années 1990 a, petit à petit, engendré un nouveau personnage hybride : le vizir élu. Appelé depuis 2011 Chef de gouvernement, le vizir élu cristallise à lui seul toutes les contradictions du système politique marocain, qui repose désormais sur deux structures de souveraineté quasiment contradictoires  : la souveraineté monarchique et la souveraineté populaire. Arrivé aux affaires à la faveur des manifestations et des urnes, il est censé représenter la volonté populaire, faire appliquer son programme électoral, respecter l’esprit et la lettre de la Constitution pour faire de l’institution qu’il incarne le fer de lance du processus de démocratisation.

Au lieu de cela, le Chef du gouvernement semble avoir très rapidement “attrapé” le syndrome du vizir. Dans l’espoir d’obtenir les faveurs du monarque, il multiplie les flatteries, les concessions, les entorses à la Constitution et encaisse les humiliations. En même temps, il n’hésite pas, quand l’occasion se présente, à lancer des “piques” à l’institution monarchique, notamment en minimisant son propre rôle et en affirmant que le monarque “contrôle tout”. Le vizir élu, toujours dans le but de satisfaire une partie de sa base électorale et ses partisans, stigmatise dès qu’il le peut, directement ou indirectement, l’entourage royal. Ces comportements contradictoires font du Chef du gouvernement marocain, à l’image de la plus grande partie de la classe politique, un personnage cornélien tiraillé par deux forces qui le dépassent : la relation dichotomique traditionnelle avec le monarque (maître/serviteur ; patron/client ; souverain/courtisan) et la relation légale rationnelle fondée sur la volonté populaire.

En dépit de tous ses efforts, il semble que le vizir élu ne sera pas admis à court et moyen termes dans le premier cercle du pouvoir vu qu’il est porté par la vox populi. Le Palais craint en effet l’émergence d’une figure concurrente et l’épanouissement d’une institution autonome qui risqueraient tôt ou tard de rogner sur ses larges prérogatives. Par conséquent, il fera tout pour le neutraliser ou du moins l’affaiblir, comme cela a été le cas en 1959 et 2002. Devant ce rejet systémique, peut-on envisager une résignation des futurs vizirs élus à se défaire de leur syndrome pour endosser définitivement le costume de Chef de gouvernement –fer de lance de tout processus de démocratisation– malgré toutes les difficultés que cela comporte ?

Par Nabil Mouline