Tribune: Mohamed Talbi, penseur universaliste pour un Islam des lumières

Par La Rédaction

Le lundi 1er mai 2017 à l’âge de 95 ans, l’historien, penseur et islamologue tunisien Mohamed Talbi s’est éteint à Tunis. Une de ses étudiantes, Isabelle Dana Bilal rend hommage dans cette tribune aux idées réformatrices de ce penseur trop peu connu. 

Mohamed Talbi était professeur honoraire à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, et le premier doyen de la Faculté des Lettres de Tunis en 1966. Docteur en Lettres, il s’est spécialisé en histoire médiévale et en islamologie. Tout au long de sa carrière, il a publié plus d’une trentaine d’ouvrages et une centaine d’articles.

Faisant partie du courant réformiste des penseurs musulmans, Mohamed Talbi était connu pour ses positions modernistes et sa lecture novatrice du coran. Il était aussi un fervent défenseur de la liberté et combattait avec hargne le fondamentalisme, qu’il soit religieux ou idéologique. Mais plus qu’un chercheur et un intellectuel, c’était aussi un militant connu pour ses prises de position aussi bien contre le président déchu Ben Ali que les islamistes intégristes de son pays et d’ailleurs. Humaniste, il œuvrait sans relâche pour le dialogue interculturel et interreligieux.

J’ai eu la chance de rencontrer ce grand homme au cours de l’été 2007 dans sa résidence tunisoise, et d’échanger avec lui dans le cadre de ma recherche sur les penseurs musulmans contemporains à l’Université américaine de Beyrouth.

C’est un triste jour pour le monde, car bien que Mohamed Talbi soit une figure emblématique parmi les intellectuels en Tunisie et les milieux académiques, ses idées restent méconnues du grand public dans le monde musulman. C’est ainsi un devoir pour nous tous qui avons croisé son chemin de transmettre sa vision de l’Islam et véhiculer son message de paix. Les idées de ce grand visionnaire sont un atout de taille pour la nouvelle génération de jeunes musulmans qui cherche à interpréter le message de l’Islam à l’ère de la globalisation, de la mixité et du pluralisme. Comment vivre sa foi islamique au XXIe siècle ? Ce sont les questions que feu Mohamed Talbi aborde avec sincérité et générosité dans ses ouvrages.

Éternel penseur Ijtihadi

Pour Mohamed Talbi, la pensée islamique ne devrait jamais rester figée. Il est le devoir de chaque musulman d’interpréter et de réinterpréter le coran dans son contexte. C’est l’essence même de l’Ijtihad, une approche qui requiert de toujours repenser le texte sacré au fil du temps et de l’évolution du monde. « LIjtihad est quelque chose d’essentiel puisqu’il est une quête permanente, et que l’on ne peut jamais s’arrêter au point où l’on est parvenu« , écrivait-il dans Réflexions d’Un musulman contemporain. Ainsi la rénovation de la pensée islamique doit être constante, car sans Ijtihad, l’Islam ne peut être éternel, alors que c’est l’essence même de la dernière des religions monothéistes.

Liberté et laïcité en Islam

Pour Talbi, la liberté est la base de tout. Il m’a confié lors de notre entretien avec une profondeur et une gravité dans son regard: « je suis pour une liberté totale, et celle-ci est la base structurelle de ma pensée« . Il soutenait que la liberté est enracinée dans l’Islam, « Dieu a voulu que l’homme soit libre de ses choix et la foi n’a de sens que si elle est un libre choix« .

La liberté dans le coran commence avec la liberté de croire; elle s’étend ensuite à la liberté d’interpréter. Ainsi chacun est libre de vivre son Islam, et personne n’a le droit d’imposer son dogme aux autres membres de la communauté musulmane. « L’Islam est laïc dès l’origine. C’est la seule religion laïque. Personne ne peut parler au nom de Dieu en Islam. Seul Dieu parle au nom de Dieu directement« .  Son raisonnement nous amène à l’acceptation du pluralisme dans l’interprétation du coran, mais également au sein de l’humanité par rapport à la diversité des cultes, des croyances et des cultures.

La Umma: une communauté universelle et pluraliste 

 Mohamed Talbi insistait sur l’universalité du coran et rejetait les interprétations portant sur les particularités culturelles et conjoncturelles. En tant qu’historien, Talbi était en avance sur son temps en s’efforçant d’anticiper les grandes évolutions du monde et dessiner les contours de notre futur hybride.

C’est ainsi qu’il interprète la Umma au sens large et universel. Pour lui, elle est « une communauté de communautés« . Je reprends ici sa très belle métaphore humaniste lors de notre entretien: « Je suis un atome musulman dans une molécule humaine. Ma Umma c’est l’humanité, et je ne fais absolument aucune distinction de confessions, d’opinions, de couleurs, de races ; tous les hommes sont mes frères ». Pour Talbi, l’objectif divin est l’harmonie entre les hommes. Dans son livre Réflexions d’un musulman contemporain, il nous livre sa compréhension du but ultime de l’Islam. « Le coran s’élève jusqu’à un idéal que nous n’avons pas encore réussi à réaliser à ce jour, celui de l’unité du genre humain« .

Alors que nous faisons face à un regain de xénophobie et que la globalisation accélérée de notre monde effraie les sociétés, Talbi nous rappelle que nous avons un destin commun et fusionnel: « Il y a un verset dans le coran qui dit : ‘Nous avons fait de vous des tribus et des nations pour que vous puissiez vous entre-connaître’. S’il n’y a pas de mélange, on ne peut se connaitre. C’est inévitable: l’osmose, la mixité. On peut lutter contre la mixité tant qu’on veut, mais on ne l’arrêtera jamais, parce que c’est à travers le brassage de tous les hommes que l’homme se crée. L’homme avec un grand H. L’homme en flèche« . De ce fait, Mohamed Talbi était strictement opposé au concept d’un État islamique et préconisait à la place le rôle de la Umma, une communauté de conviction pacifique et sans contrainte, pour faire avancer les idéaux de l’Islam.

Repenser les traditions, une critique à double-sens

Mohamed Talbi était donc très critique des oulémas traditionalistes et des courants fondamentalistes. Mais il ne s’arrêtait pas là. Repenser la tradition ne signifie pas s’occidentaliser. Il critiquait la globalisation occidentale qu’il nommait ‘Gobisation’, un mouvement qui avale tout sur son passage. La vraie globalisation, elle, devrait être représentative des différents modes de pensée, ce qui n’est pas le cas dans notre monde postcolonial. Il dénonçait ainsi la dictature de la pensée « universelle » occidentale qui ne prend pas en compte les différentes cultures, philosophies et religions du monde.

Mohamed Talbi, c’était une critique à double sens, autant vers l’attentisme et les excès de l’Islam, que l’arrogance de la civilisation occidentale. Pour lui tout est à repenser et à reconstruire. Ensemble. Talbi nous pose la question dans son Plaidoyer pour un Islam moderne: « L’Islam va-t-il revêtir la tunique de l’isolement et du retrait, ou bien participerons-nous par notre culture, notre histoire, notre poids démographique  et surtout nos valeurs spirituelles, à la préparation d’une éthique universelle? »

À l’heure où les peuples se retranchent et les extrêmes gagnent en force, nous avons besoin de cette vision pacifique et inclusive des relations humaines. Considéré comme un guide et un sage par de nombreux Tunisiens, Mohamed Talbi était respecté de tous. Ses admirateurs se demandent à présent sur les réseaux sociaux qui portera le flambeau et continuera son combat pour nous prévenir des dérives du fondamentalisme et redonner à la pensée islamique sa grandeur et son rôle dans la pensée universelle.

Heureusement, il existe de nombreux penseurs musulmans éparpillés à travers le monde qui prônent comme lui une lecture éclairée du coran. Alors, portons leur voix pour qu’ils soient entendus. En hommage à Mohamed Talbi et tous les penseurs de l’Islam des lumières qui ont traversé les siècles.

Par Isabelle Dana Bilal