La vie au cœur du boycott

Depuis le 25 mars 2019, le phénomène de boycott sévit dans les facultés de médecine et de pharmacie du pays. Après celui des cours, celui des examens avait été observé à presque 100% lors des partiels du 10 juin dernier. Mais comment cette lutte est-elle vécue de l'intérieur ? Témoignages auprès d'étudiants au cœur du mouvement, entre peur et conviction.

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Marche des étudiants en médecine, juin 2019. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Depuis le mois de mars, le silence règne dans les amphithéâtres des facultés de médecine et de pharmacie au Maroc. La raison : un boycott par les étudiants des cours et les examens tant que la totalité des 16 points de leur dossier revendicatif ne sera pas satisfaite. Depuis le début du mouvement, la crise n’a fait que s’enliser entre les membres du gouvernement et les étudiants en médecine, représentés par la Coordination nationale des étudiants en médecine (CNEM).

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Après cinq mois de conflit, le calendrier des examens de rattrapage a officiellement été publié sur les  sites des facultés de médecine du Royaume. Ces derniers se dérouleront du 4 au 16 septembre pour la première session de rattrapages (partiels du premier semestre de l’année universitaire, ndlr) et du 16 au 30 pour la seconde session de rattrapages (correspondant au cours et examens boycottés, ndlr).

Alors que les solutions de sauvetage semblent manquer  après la suspension des négociations entre les représentants étudiants et les deux ministères de tutelle (Éducation supérieure et Santé) ainsi que le ministère de l’Intérieur, les étudiants voient se profiler le spectre d’une année blanche. Mais dans cette crise qui perdure et qui ne semble pas déboucher sur une solution viable, comment les étudiants en médecine, médecine dentaire et pharmacie, vivent-ils la situation ? Nous sommes partis à leur rencontre pour comprendre comment cette crise est vécue par ses propres acteurs.  Récit de vies de carabins, qui depuis 5 mois oscillent entre passion et angoisse.

« Bloqués »

Nos premiers interlocuteurs sont des étudiants en 5e année de médecine à la faculté de Casablanca. Décontractés, quand on leur demande de les rencontrer, ils plaisantent avec un brin de gravité « ce n’est pas comme si nous étions occupés« . Nous les rencontrons donc dans un café du centre-ville.  Selma* et Amine*, qui se décrivent eux-mêmes comme « étudiants de 5e année en ballottage« , nous livrent leur ressenti sur le mouvement de boycott qu’ils poursuivent depuis le 25 mars 2019. Entre flou magistral sur les conditions des rattrapages et attente d’un déblocage avec le ministère, c’est « dans l’expectative » que ces derniers nous accordent un entretien.

Selma nous confie: « Quand on me pose la question, je ne sais même plus dire en quelle année je suis. Par rapport à notre famille, c’est également très pesant ». Amine enchaînée: « Je la rejoins sur ce point. La famille qui suit le conflit de loin pose des questions qui reviennent sans arrêt. Vous en êtes où? Qu’est-ce que vous allez faire? Alors, les révisions des examens? Bref… Autant vous dire que l’Aïd a été un vrai moment de bonheur, » plaisante l’étudiant.

S’il bénéficie du soutien de ses parents, Amine doit toutefois faire face aux doutes des autres membres de sa famille. « Nos parents nous soutiennent dans notre démarche. Mais nous ne savons pas ce qu’il va se passer, c’est le flou total. Ce qui ne rassure pas le reste des membres de la famille. Ça nous replonge dans nos réflexions, nos doutes et nos peurs. La comparaison avec nos amis dans des filières différentes n’aide pas non plus. Certains ont des emplois et gagnent leur vie. Nous, on est bloqués » déplore-t-il.

Lignes rouges et désillusion

L’évolution du conflit et des revendications étudiantes vient aussi avec son lot d’angoisse. Quand on leur demande à quel moment ils ont senti le conflit dégénérer, tous sont unanimes : « quand ils ont suspendu les quatre professeurs, là on s’est dit « ça va très loin ». Ils ont touché aux profs! Alors qu’il ne sont pas dans le bain avec nous… Pareil quand nous avons reçu la visite des moqadems. Pour ma part, ils sont venus sonner chez moi et je n’étais pas là. Ils sont tombés sur mon père qui leur a dit que j’étais majeur et vacciné et que je savais ce que je faisais «  nous confie Amine. Selma y va aussi de son anecdote personnelle: « ils sont venus chez moi. Puis ils sont allés en périphérie de Casablanca chez mes grands-parents pour leur dire que je devais aller passer des examens… ».  

Autant d’évènements qui ont poussé certains à abandonner la poursuite d’un cursus en médecine au Maroc. Alors qu’une dizaine d’étudiants par an tente de poursuivre ce que l’on appelle une première année commune des études de santé (PACES, examen d’équivalence, ndlr) en France ou ailleurs , cette année se sont près d’une quarantaine d’étudiants de la faculté de médecine de Casablanca qui ont tenté de poursuivre leur cursus en dehors du Royaume à en croire les dires de ces deux étudiants.

« Ceux qui ont les moyens de le faire ont préféré sacrifier leur année, car ils ne vont pas passer les examens ni suivre le boycott. Ils ont donc décidé de poursuivre leur cursus en France » explique Selma. Dans le détail, le PACES permet à un étudiant en médecine marocain d’intégrer une faculté étrangère (généralement française) en première année. A l’issue de cette année d’étude, celui-ci sera présenté devant un jury chargé de déterminer son niveau d’équivalence. Une pratique qui engendre une perte de minimum deux ans sur un cursus classique et qui d’un point de vue financier s’avère coûteuse.

Une lutte précaire

Une perte de temps et d’années d’études qui viennent se greffer à un parcours à rallonge (il faut au moins sept ans d’études pour obtenir son diplôme de médecine). Le temps et l’attente, ce sont les autres ennemis des étudiants boycotteurs. « Cette situation n’arrange personne. Mais c’est le  seul moyen de nous faire entendre et d’exercer une pression. Boycotter casse des vies. Vous croyez que c’est plaisant de rester chez soi pendant des mois ? C’est terrible ».

Si le boycott n’a pas généré de contraintes financières pour Selma et Amine, ce n’est pas forcément le cas pour certains de leurs camarades comme en témoignent les deux étudiants. « Il y a des étudiants qui viennent de Mohammedia ou d’El Jadida qui louent des appartements et leurs parents les aident financièrement alors qu’ils le peuvent à peine. C’est difficile pour eux, ils ne peuvent pas partir, car ils ne savent pas si du jour au lendemain une décision de retourner en cours sera prise » explique Selma.

Des représentants étudiants de la CNEM connaissent également des difficultés financières en raison des négociations avec l’Exécutif, qui les contraint à rester à Rabat. Ainsi, Amine nous apprend que « les étudiants de la faculté  de médecine de Casa avaient décidé de mettre en place une aide participative pour aider les membres à assurer leurs déplacements, ainsi que leurs frais de logements et de nourriture. Quand on vous demande de rester pendant une semaine ou 10 jours à Rabat ».

A en croire les dires de l’étudiante, les conséquences du boycott n’affectent pas seulement les étudiants nationaux : « il y a également des situations très compliquées pour les étudiants étrangers. Certains par le biais de leur ambassade se voient refuser l’octroi de leur bourse, car il y a le mouvement de boycott. D’autres ont même abandonné le cursus ».

Le flou total teinté d’espoir

Pour d’autres étudiants, comme Kenza*, étudiante en médecine dentaire à la faculté de Rabat, l’usure est principalement morale . « Au début nous étions à bloc! Nous avions beaucoup d’énergie et de conviction. C’est toujours le cas, mais l’attente, l’expectative et le fait de ne pas vraiment savoir comment tout cela va se solder pèse énormément sur le moral. Il m’arrive de penser à quitter le pays. Parfois j’appelais ma famille en leur demandant de me donner des idées d’études pour que je change de cursus ou que j’aille à l’étranger » confie l’étudiante de première année.

Dans ce climat d’incertitude, une grande problématique des étudiants médecins reste le fait de poursuivre ou non les révisions dans le but d’être prêt pour les rattrapages. « C‘est  compliqué à gérer… Je suis bloqué depuis le 25 mars à Casablanca. Je lis environ 3 heures par jour et je bosse mes cours. J’ai tenu bon en avril, en mai et pendant ramadan sachant que personne ne nous donne de cours. Nous nous servons  des cours d’anciennes promotions. Ensuite, on cherche des PDF sur internet, bref… on bricole. Pour ma part j’ai arrêté, car le manque de visibilité me fatiguait beaucoup » témoigne Amine.

Kenza, de son côté, témoigne de ses craintes: « Pour certains qui arrivent à travailler chez eux, la peur est telle qu’ils révisent au cas où. Ils seront sûrs de passer s’ils passent les rattrapages. Ce n’est pas mon cas. Ma plus grande angoisse, c’est que le boycott des rattrapages ne soit pas assuré. Chaque mois je stresse et je n’arrive pas à travailler. Cette incertitude est insupportable« .

Aujourd’hui, la grande problématique des étudiants reste le fait de devoir rattraper des matières qu’ils n’ont pas eu en cours à cause du boycott. « Il n’y a aucune visibilité. En réanimation par exemple, cinq cours ont été dispensés sur 25. Sur quelle base doit-on préparer nos partiels ? » déplore Selma, notre étudiante en cinquième année de médecine à la faculté de Casablanca.

Dans tout ce flou académique provenant des négociations infructueuses avec le gouvernement, la chose qui paraît claire aux yeux des étudiants est bel et bien la transparence de la communication de la CNEM et la prise de conscience des étudiants sur le dossier revendicatif. Lors du 10 juin dernier, jour d’examen, les facultés de médecine dans leur quasi-totalité, excepté certains étudiants étrangers et militaires, avaient observé un boycott de la part de 100% des étudiants.

« Cette journée était stressante à dire vrai. C’était une belle victoire, mais on avait peur que certains se présentent » nous confie Selma. « Nous nous informions sur la présence aux examens à travers des groupes Whatsapp entre étudiants médecins ou sur le groupe de notre service à l’hôpital. On voyait que personne n’allait se présenter. Certains ont préféré se donner rendez-vous à la plage et collecter les ordures pour faire quelque chose d’utile au lieu de passer l’examen »  se souvient Selma.

« De toute façon, les solutions se feront connaître rapidement via la CNEM et les assemblées générales. Chaque décision est prise de façon démocratique » insiste l’étudiante casablancaise. « Les assemblées générales durent des heures. Ils nous présentent des rapports ou des pistes de décisions et tout est détaillé point par point avant d’être voté dans des urnes. En juin, nous avons voté pour l’arrêt ou le maintien du boycott. Le vote a donné 98% des voix favorables au maintien » rappelle Amine.

Plus peur du « no-deal »

Quand on évoque le risque de l’année blanche auprès des étudiants médecins, ils relativisent. «  C’est une peur connue par chacun, c’est clair, mais ce serait la décision de la majorité. Nous n’avons pas pris tous ces risques pour n’arriver à rien ou reculer au dernier moment ! » martèle l’étudiant casablancais. « Il y a un manque de médecins dans le pays. Une année blanche signifierait plus de 1 000 étudiants à gérer en première année et une promotion où aucun diplômé ne sortirait des facultés de médecine. Je ne pense pas que cela soit envisageable » explique l’étudiante casablancaise. « C’est très clair dans la tête des étudiants. Nous sommes déterminés et honnêtement les gens lisent certains cours pour se mettre à niveau au cas où, mais sans grande conviction » complète Rachid*, étudiant à la faculté de pharmacie de Rabat.

Début août, la CNEM annonçait une marche nationale pour le 1er septembre à Rabat suivie d’une assemblée générale le 3 septembre pour décider ou non du suivi du boycott. « Nous nous réservons la possibilité d’organiser notre assemblée générale avant la marche nationale » nous indique un membre du bureau de la CNEM contacté par TelQuel. 

Ce dernier poursuit: «  durant le mois d’août, les assemblées générales de la CNEM s’organisent sur Facebook, car nous n’avons pas la possibilité d’avoir accès aux amphithéâtres des facultés, celles-ci étant fermées. Nous avons communiqué avec les étudiants sur la progression qu’a connu le dossier« . Affaire à suivre à la rentrée sur un dossier qui s’annonce pour le moins fiévreux.

*Pour préserver l’anonymat des étudiants,  les prénoms de nos sources ont été modifiés