Loubna Serraj : “Nous sommes tous et toutes fait.e.s de nuances”

Avec “Pourvu qu’il soit de bonne humeur”, l’éditrice Loubna Serraj signe un premier roman grave mais essentiel sur la quête de liberté à travers deux voix de femmes et deux époques, sur fond de violences conjugales.

Par

Loubna Serraj Crédit: DR

Note: « Pourvu qu’il soit de bonne humeur » figure parmi les six finalistes du Prix Orange du livre en Afrique 2021. Nous vous proposons en accès libre notre interview réalisée en mars 2020. 

C’est un sujet lourd et pourtant nécessaire auquel s’est attaquée l’éditrice Loubna Serraj dans son premier roman, Pourvu qu’il soit de bonne humeur (éditions La croisée des chemins, 2020) : les violences conjugales et la transmission du traumatisme entre deux générations, celle de Maya et de sa petite-fille Lilya, entre le Maroc des années 1950 et celui de 2020. Un dialogue intime et quasi mystique entre deux femmes qui ne se sont pas connues, et un corps-à-corps entre l’insoutenable dureté de certains êtres et l’émancipation comme seule échappatoire possible. Entretien.

«Pourvu qu'il soit de bonne humeur»

Loubna Serraj

95 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc

Pourquoi avoir abordé, pour votre premier roman, ce sujet grave des violences conjugales?

La vraie Maya, dont est inspiré l’un des personnages, m’a donné envie de raconter une histoire où la plongée dans un contexte de violences conjugales se ferait en prenant en compte l’entièreté de ce qui se joue au sein d’un couple, avec toutes ses ambiguïtés. Sans omettre le rapport à tout un entourage pour qui il serait plus facile, plus reposant de se cacher derrière le déni que de regarder ce qui se déroule sous ses yeux. Un élément central, presque obsédant, me revenait : où est la liberté dans un cas pareil ? Est-elle un tant soit peu envisageable ? Cet écrit tente de répondre à ces questionnements qui sont, bien entendu, loin d’être simples…

Votre roman est aussi une réflexion sur la quête de liberté et d’indépendance des deux femmes, liée à celle du Maroc. Pourquoi avez-vous mêlé ce fond historique à votre roman?

Plus qu’un roman autour des violences conjugales, qui demeurent en effet la toile de fond, ce livre est surtout un écrit sur la liberté. Quoi de mieux pour parler de ce sujet qu’un ancrage à l’époque de la colonisation où l’ennemi est connu, où la bravoure de la résistance côtoie la lâcheté du silence ? Le parallèle avec une autre époque, dans laquelle nous vivons, une ère où des termes comme indépendance, émancipation ou liberté peuvent paraître tellement à portée de nos mains, à tort parfois, où l’ennemi peut être tant intérieur qu’extérieur, me semblait intéressant. D’autant que nous avons souvent tendance à fantasmer ce passé en le parant de toutes les qualités : avant, les femmes étaient protégées et vivaient sans être importunées dans la rue. Avant, les hommes étaient braves et se battaient pour l’indépendance du pays, etc. Il y a cela bien sûr. Et il y a aussi les histoires, qui peuvent paraître sordides mais qui n’en demeurent pas moins vraies, de violences légitimées ou de déshumanisation des individus, qu’elles soient conjuguées au passé ou au présent.

Dans sa quête de liberté, Maya va s’éprendre d’un jeune militaire français, juste avant l’indépendance du Maroc… Pourquoi avoir introduit ce personnage aux antipodes de Hicham, le mari extrêmement violent de Maya?

Ce n’est pas le seul personnage qui soit à l’extrême opposé de Hicham, mais je laisse aux lecteurs et lectrices le soin de le découvrir. Celui-ci incarne tout autant le colonisateur qu’un homme qui la voit comme personne d’autre ne l’a vue auparavant. Elle devrait ne nourrir que des sentiments sombres à son égard, mais ce n’est pas le cas. Les nuances. Nous sommes tous et toutes fait.e.s de nuances. Il est en même temps le militaire français ennemi et l’homme qui lui renvoie sa sensualité de plein fouet. Elle est tout autant cette femme que la résistante ou l’épouse qui reçoit des coups en s’accrochant à sa bulle de liberté, fût-elle aussi peu visible.

À plusieurs reprises dans le roman, la voix de Lilya, journaliste de 30 ans qui vit dans le Casablanca d’aujourd’hui, résonne comme un plaidoyer en faveur de la pénalisation du viol conjugal, toujours non reconnu comme un crime dans le Code pénal marocain. Dans quelle mesure votre livre dépasse-t-il les frontières romanesques pour s’inscrire dans un débat plus global sur la lutte contre les violences faites aux femmes?

C’est un non-sens et en même temps une réalité. Plusieurs personnes ignorent qu’aujourd’hui, un homme qui viole sa femme ne tombe pas sous le coup de la loi. Tout simplement parce que cette dernière lui reconnaît en toute impunité ce droit de la violer comme bon lui semble. Dès lors, à quoi cela sert-il de regarder le passé en nous disant que nous avons “évolué”, que le Maroc est en “développement économico-politico-sociétal”, si c’est pour être exactement au même niveau qu’à cette époque à propos de la reconnaissance du viol conjugal ? Quant aux frontières entre la littérature et le réel, je ne suis pas sûre qu’elles existent. Nous écrivons et lisons à partir de ce que nous sommes, de ce qui nous habite comme interrogations. Même dans un roman de science-fiction de Stephen King, vous allez être interpellé.e.s par une résonance par rapport à une réalité ; qu’elle porte sur notre part d’ombre, notre morale ou notre rapport à la justice, à titre d’exemple.

L’enquête journalistique menée par Lilya au sujet des violences conjugales permet d’aborder plusieurs problématiques importantes dans le roman, comme la difficulté pour les femmes de porter plainte, le silence des proches devant l’horreur et le manque d’aide des autorités. Les choses ont-elles changé en 70 ans à ce niveau-là?

Il y a évidemment des choses qui ont changé, heureusement, comme l’existence d’associations qui tentent d’accompagner celles, et même ceux, qui sont victimes de violences conjugales. Mais le chemin est encore long. Et je ne parle pas que du Maroc. Partout dans le monde, les femmes ont du mal à porter plainte pour viol. Partout, les mots qui reviennent le plus sont culpabilisation et responsabilité. Alors, il est bien beau que le ministère, dont je serais incapable de vous lister tout l’intitulé tellement il est long et multifonctions, brandisse des chiffres chaque année où il évoque les violences faites aux femmes en distinguant leurs aspects (physique, sexuelle, économique, électronique, etc.), nous en sommes peu ou prou au même point. Que fait une femme qui reçoit des coups ? Comment est-elle protégée ? Nous manquons de concret, de budgets développés, de centres d’écoute, de sensibilisation au niveau national et à tous les âges… Il ne suffit pas de légiférer et d’attendre que les citoyens et les citoyennes soient au courant (comme par magie !), il y a une action politique qui doit être engagée (comme l’a fait l’Espagne par exemple, avec toute une batterie de mesures opérationnelles). Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Pourquoi était-ce essentiel aussi pour vous d’évoquer l’épineuse question du pardon envers les auteurs de violences conjugales et de dépasser le schéma victime/bourreau?

Parce que cela reste un schéma et qu’il est réducteur, par nature. Les victimes de violences conjugales ne sont pas que des victimes. Et les maris violents ne sont pas que des bourreaux. Souvent, la relation est très ambiguë au sein du couple. Pour avoir discuté avec des femmes et des hommes qui vivent ces situations, c’est réellement un cercle vicieux qui se crée : l’escalade avec les gestes de plus en plus violents, l’explosion si brutale qu’elle semble presque comme une perte de contrôle (et donc involontaire), la responsabilisation de la victime (c’est elle qui a provoqué cela), le repentir ou faux-repentir et les gestes tendres comme une “lune de miel retrouvée”… et ainsi de suite. Parfois, la femme, voire le couple, intègre totalement cette relation, dans une sorte de violence-amour, comme étant quelque chose de presque normal. Dans ce roman, il me paraissait important que les personnages portent en eux toutes ces facettes, car ce sont des êtres humains avec leur angoisse existentielle, leur esprit tortueux, leur force tenace, même là où on ne l’attend pas, et surtout avec leur libre arbitre.

«Pourvu qu'il soit de bonne humeur»

Loubna Serraj

95 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc

Quatre livres dans la bibliothèque de Loubna Serraj

Guerre et Paix de Léon Tolstoï (1863-1869)
“C’est typiquement le type d’ouvrages que vous pouvez lire et relire, à différentes périodes de votre vie, en redécouvrant à chaque fois un aspect particulier, pour peu que vous ne soyez pas rebuté.e.s par ses 1600 pages. Cette fresque historique, dont les faits s’étalent de 1805 à 1820, nous plonge dans la Russie tsariste sur fond de guerres napoléoniennes sans céder à la vision simpliste souvent prisée par les adeptes de la réécriture de l’Histoire. L’auteur, tout en exposant sa propre description de ces quinze années à travers la succession de scènes de guerre et d’autres de paix, livre un roman social (par les jeux et enjeux qui se créent entre les nombreux protagonistes), psychologique (dans le cheminement entre individualité et communauté, entre bravoure et doute, entre amour et haine) et philosophique (à travers une analyse de la quête de sens propre à chacun.e). Tolstoï amène également une réflexion très intéressante sur la causalité, la liberté et l’importance du mouvement spontané dans le déclenchement de la guerre”.

The Help ou La Couleur des sentiments de Kathrym Stockett (2010)
“En 1962, même après l’abolition de l’esclavage, les lois Jim Crow régissent toujours la ségrégation raciale aux États-Unis en imposant une distinction stricte dans tous les lieux et services publics, y compris les établissements scolaires, les transports en commun ou encore les lieux d’habitation ou de soins. Ce roman nous ramène à cette époque, pas si lointaine si l’on y pense, et met en exergue toute l’importance qu’une couleur de peau a eue sur les relations humaines au sein de la société américaine. Si ce n’est pas le premier livre à aborder ce thème, l’angle de l’autrice est intéressant : elle fait parler les aides-ménagères (the help) qui officient au sein des familles bourgeoises américaines si blanches et si incohérentes dans leurs comportements. Elles confient leurs enfants dès leur naissance à ces femmes mais sont scandalisées à l’idée que leurs mains ne les effleurent pendant qu’elles leur servent leurs repas. Entre répulsion et humanité, entre ironie et drame, entre monologues intérieurs et échanges surréalistes, c’est très finement que Kathryn Stockett fait parler tous ses personnages en décrivant toutes leurs facettes, toutes leurs couleurs”.

L’Homme révolté d’Albert Camus (1951)
“Dans cet essai, l’auteur retrace l’idée de la révolte en convoquant une multitude de références et de conceptions des figures de Caïn, de Sade, de Saint-Just en passant par Nietzsche, Bakounine, Marx, Rousseau, Rimbaud… C’est un ouvrage qui pourrait être résumé par : “Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement”. Et puis, Camus y reprend cette fameuse citation : “Plutôt mourir debout que vivre à genoux”, initialement d’Emiliano Zapata, qui me parle beaucoup”.

Souviens-toi qui tu es de Bahaa Trabelsi (2020)
“Si l’on veut résumer ce roman en deux mots, ce serait “formidable résilience”. Mais il est loin de n’être que cela. Au fil des pages, Safia, le personnage principal, nous prend par la main pour vivre avec elle tour à tour les pires ressentiments, les plus beaux émois, les ruptures, les espérances, les douleurs et les tourments personnels et universels de la quête de soi, de son identité. Qui est-on lorsque nous n’arrivons pas à mettre la main sur le bon miroir qui puisse répondre à ce questionnement existentiel ? La dernière partie du roman, où le personnage principal prend la parole et la plume, permet de lever le voile sur ce miroir, de le polir et lui rendre toute sa clarté pour ne pas oublier son identité et sa capacité à rebondir… comme un chat”.