Leïla Slimani : “Mon père a été fondateur dans ma façon d’écrire”

À l’occasion de la parution du ‘Parfum des fleurs la nuit’ (éd. Stock), son quatrième livre qui n’est pas vraiment un roman, pas un récit de vie non plus, l’écrivaine marocaine au Goncourt revient sur les coulisses de sa création.

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Leïla Slimani en Californie en 2018
“Dans tous les journaux intimes, dans toutes les correspondances d’écrivains que j’ai lus transparaissent ce désir de silence, ce rêve d’un isolement propice à la création”, écrit Leila Slimani. Crédit: AFP

Plus intime que jamais, Leïla Slimani signe Le Parfum des fleurs la nuit. Bien que prise par la promotion de son livre, l’écrivaine décroche tout de même son téléphone pour répondre à nos questions.

Le Parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani
Le Parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani, éd. Stock; 2021, 160 p., 230 DH.

Dans cette œuvre, elle évoque pour la première fois le scandale politico-financier dans lequel son père, Othmane Slimani, ancien PDG de CIH Bank, a été mêlé, lui valant d’être emprisonné avant d’être acquitté. Un drame familial qui serait intimement lié au rapport de Leïla Slimani à l’écriture.

“Nous faisons tous des rêves de cloître, de chambre à soi où nous serions à la fois les captifs et les geôliers”, écrit-elle. “Dans tous les journaux intimes, dans toutes les correspondances d’écrivains que j’ai lus transparaissent ce désir de silence, ce rêve d’un isolement propice à la création”.

C’est que, dans ce livre, inspiration, écriture et cloisonnement s’interrogent et s’entremêlent.

«Le parfum des fleurs la nuit»

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C’est la première fois que l’on retrouve un “je” personnel et narratif dans vos livres, que vous parlez de vous. Avez-vous l’impression d’avoir franchi une barrière ?

Pas vraiment. Il faut dire que je n’y ai pas énormément pensé, dans le sens où ça s’est imposé à moi de manière tout à fait naturelle.

D’une certaine façon, j’ai l’impression de parler de moi dans tous mes romans ainsi que dans toutes les choses fictionnelles qu’ils comportent, même si celles-ci n’apparaissent pas nécessairement au lecteur.

C’est pour cela que je n’ai pas vraiment eu l’impression de plus me révéler dans celui-ci.

Dans la structure du livre, il y a un mouvement qui s’opère régulièrement : vous allez de la description de l’œuvre d’art à votre propre intériorité, en effectuant des parallélismes constants entre les deux. Une sorte d’aller-retour permanent…

Au début, j’ai écrit de manière assez désordonnée. Pendant ma nuit au musée, j’ai pris beaucoup de notes sur les œuvres qui m’ont le plus plu et touchée.

“Il fallait parvenir à faire en sorte que le lecteur soit lui aussi en contact physique avec l’œuvre”

Leïla Slimani

Avec tous ces éléments, qui étaient au début assez éparpillés, je me suis d’abord demandé comment j’allais parvenir à en faire un livre cohérent. Un livre qui donne sa place au musée, parce que c’est le centre du sujet de cette collection chez les éditions Stock.

Sans pour autant devenir étouffant, il fallait parvenir à faire en sorte que le lecteur soit lui aussi en contact physique avec l’œuvre.

J’ai voulu raconter ces œuvres, non pas pour les décrire, mais pour les provoquer, à travers des sentiments très subjectifs.

Depuis cette nuit, vous sentez-vous liée à certaines de ces œuvres ?

Il y en a certaines qui m’ont laissé des souvenirs assez forts, des œuvres auxquelles je repense avec beaucoup de plaisir.

En particulier celle de Hicham Berrada, qui a donné son titre au livre.

Quelquefois, on a l’impression que ce récit ne se déroule pas tant à l’intérieur du musée qu’à l’intérieur de vous…

Oui, je le crois aussi. Ce n’est pas quelque chose à laquelle je suis habituée, mais ça s’est naturellement imposé à moi.

“Pour contrebalancer le fait que ce n’était pas mon idée d’écrire ce livre, il fallait que j’y mette de l’intime”

Leïla Slimani

D’abord, parce que Le Parfum des fleurs la nuit est un texte de commande, puisque c’est l’éditrice Alina Gurdiel, qui s’occupe de la collection “Ma nuit au musée”, qui est venue vers moi.

La seule possibilité pour réussir un texte comme celui-ci c’est de parler de soi, d’écrire quelque chose de personnel. Sinon, pourquoi l’écrire ? Tous les auteurs se retrouveraient avec la même chose à raconter.

En pesant le pour et le contre, et quelque part pour contrebalancer le fait que ce n’était pas mon idée d’écrire ce livre, il fallait que j’y mette de l’intime. C’était une sorte d’obligation que je me suis imposée.

Comme Marguerite Duras dans Écrire, vous revenez sur votre processus d’écriture, d’inspiration, votre conception de la littérature et du métier d’écrivain. Quel est le coût de ce travail d’introspection ?

Je ne pense pas qu’il y ait un coût, au sens d’une expérience particulièrement douloureuse.

J’avais besoin de faire une sorte de pause dans mon travail, me demander pourquoi j’écris, pourquoi cette écriture occupe une place aussi importante dans ma vie, me demander à quoi ressemblent tous ces mois et semaines de travail acharné.

Revenir sur ma façon d’écrire et mon lien à la littérature, c’était presque une façon d’essayer de comprendre ma vie, de lui donner du sens et de la densité. Ça n’a donc pas été douloureux, ça m’a aidée à comprendre où j’en étais, à faire un bilan d’étape.

Pour la première fois, vous évoquez dans un livre l’histoire de votre père, ainsi que celle du scandale politico-financier auquel il a été mêlé. Pourquoi maintenant ?

Ce n’est pas une décision que j’ai calculée à l’avance. En écrivant, je ne me suis pas vraiment posé la question.

“Enfermée dans un musée, il était évident que la figure de mon père (qui a été emprisonné puis innocenté) allait revenir me hanter”

Leïla Slimani

Dans cet endroit, à savoir, enfermée dans un musée, il était évident que la figure de mon père (qui a été emprisonné puis innocenté, ndlr) allait revenir me hanter. D’autre part, il m’était impossible d’expliquer pourquoi j’écris sans parler de lui.

Il a été fondateur dans la façon avec laquelle j’écris. Pour autant, j’ai essayé de parler de lui avec pudeur et retenue. Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas dites, principalement parce que je sais qu’un jour, j’aurais envie d’en faire un roman.

L’idée de voir l’intimité de votre famille dévoilée à des milliers de lecteurs ne vous effraie pas ?

Je fais partie de ces écrivains qui, en écrivant, ne pensent jamais à la réception du livre, et donc à ce que va penser le lecteur. Par conséquent, que je sois lue par une ou mille personnes ne change rien.

Quand on écrit, il faut savoir rester très pur et indépendant. On ne peut pas s’attacher constamment aux conséquences que le livre publié aura sur nos vies, sur notre entourage.

L’écriture doit être un exercice de profonde sincérité et de liberté, et doit comporter une forme de prise de risque, un vertige.

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Vous associez votre processus de création littéraire à un sentiment d’impuissance. Vous dites : “On écrit en aveugle, sans comprendre”. Adhérez-vous à cette idée, qui se retrouve jusque dans la Grèce antique, selon laquelle l’inspiration serait une sorte de force transcendante qui s’empare entièrement du corps de l’écrivain ?

Il y a une part de ça. On a toujours un peu de réticence à l’avouer, car cela apparaît irrationnel et impossible à expliquer. Cela dit, je pense aussi que le fait d’être emporté et envahi par quelque chose demande un grand travail de concentration.

“En condition d’écrire, il y a des moments de grâce qui apparaissent, où vous avez le sentiment d’être envahi par un souffle”

Leïla Slimani

Une fois que vous vous mettez en condition d’écrire, il y a des moments de grâce qui apparaissent, où vous avez le sentiment d’être envahi par un souffle, une inspiration, sans vraiment savoir d’où viennent les images et les expressions que vous posez sur la page.

C’est presque quelque chose de l’ordre de la magie.

Y a-t-il une volonté de démystifier l’écrivain dans ce livre ?

Je ne dirai pas ça. En tant que jeune lectrice adolescente, ce que je lisais sur l’écriture me fascinait énormément.

Il est vrai que je ne crois pas au don, au talent extraordinaire. Être écrivain, c’est finalement beaucoup de journées passées devant une feuille blanche à désespérer.

Pour autant, j’espère que ce n’est pas parce que je dis que je reste chez moi toute la journée que cela en devient moins passionnant.

En fin de compte, je ne trouve pas qu’il y ait de vie plus belle que celle-là.

Leïla Slimani à la Foire du livre de Brive-la-Gaillarde en 2016
À propos de son prix Goncourt, Leïla Slimani explique : “J’ai la chance d’avoir pu voyager dans le monde entier, d’avoir écrit des livres qui ont rencontré un grand succès, d’avoir pu faire des rencontres incroyables, mais je n’essaie pas pour autant d’analyser ma vie. J’essaie plutôt de garder le cap.”Crédit: AFP

Le motif de l’enfermement revient beaucoup, souvent sous forme de fantasme, évoqué avec fascination et culpabilité à la fois. Mais ce livre a été écrit principalement avant le Covid-19 et ses confinements sanitaires. Votre rapport à la notion d’enfermement et d’isolement a-t-il changé depuis ?

Avec le Covid-19, ce n’est pas tellement l’enfermement, c’est l’impossibilité d’avoir des activités culturelles, de ne pas être en contact avec les autres. L’enfermement fait partie de ma vie, donc ça ne me choque pas.

En revanche, ce qui me fait beaucoup souffrir, c’est de ne pas pouvoir être en contact avec les autres. Même si je suis une personne très solitaire, j’ai une grande attirance pour les autres.

J’aime les regarder et les observer. En termes de créativité, il est difficile d’écrire sans voir des gens sur le long terme.

On a l’impression d’être complètement asséché, et de n’avoir plus rien à raconter.

Votre engagement auprès de la cause féminine ne vous quitte pas. Dans ce texte, vous évoquez Fatima Mernissi et sa conception des harems, des hudud et des frontières. Êtes-vous familière avec les frontières mobiles et invisibles que décrit Fatima Mernissi ?

Oui. Toutes les femmes sont sujettes à ces frontières immatérielles, dans pratiquement tous les territoires, bien que celles-ci varient d’une zone à l’autre.

“Les frontières sont différentes, mouvantes, mais je les ai ressenties avec plus de force et de révolte au Maroc”

Leïla Slimani

Il faut dire que ces frontières, je les ai plus ressenties au Maroc qu’en France. Elles sont plus concrètes, plus matérielles peut-être, parce que les femmes ont moins accès à l’espace public.

Par exemple, ça me paraît impossible de commander un verre de vin et de fumer une cigarette en étant visible à Rabat.

Les frontières sont différentes, mouvantes, mais je les ai ressenties avec plus de force et de révolte au Maroc.

Au-delà des mots, votre engagement est tout aussi concret. En 2019, vous cofondiez avec Sonia Terrab le collectif Hors La Loi. Comment suivez-vous le déroulement des actions du collectif ?

Grâce à Sonia, mon suivi est quotidien. On se tient au courant de tout, et nous prenons les décisions ensemble.

Je porte un regard plein de joie et d’admiration sur le travail qu’effectue Sonia sur le terrain. Quant aux membres du collectif, je suis aussi fascinée par leur empathie vis-à-vis de toutes les histoires qui nous parviennent. Certaines sont à vous briser le cœur.

Dès que l’on parle d’avortement, de sexualité, on touche à l’intimité des gens. Pour autant, on reçoit des témoignages chaque jour.

J’ai beaucoup d’admiration pour tous ceux qui travaillent pour le collectif, qui donnent de leur temps pour défendre des femmes et des convictions.

Ce sont des citoyens et citoyennes engagés.

Beaucoup reprochent au collectif de se concentrer sur la sensibilisation en manquant d’action politique…

Qu’ils le fassent ! Ils verront très vite quels types d’obstacles se mettent sur notre route.

“Nous avons été critiqués par des gens qui ont par la suite retourné leur veste”

Leïla Slimani

Nous avons fait un énorme travail de sensibilisation, nous avons pris de gros risques, et nous avons été critiqués par des gens qui ont par la suite retourné leur veste.

Malgré le fait que les choses soient compliquées sur le plan administratif, nous essayons d’exercer une forme de lobbying, en prenant contact au maximum avec les politiques.

Cela dit, s’il y a des personnes qui pensent qu’elles peuvent mieux faire, nous serions vraiment ravis de les voir s’y mettre.

Quel regard portez-vous sur votre évolution en tant qu’écrivaine et romancière depuis l’obtention de votre Goncourt en 2016 ?

Je ne me pose pas du tout la question. J’avance, je travaille, et c’est tout.

J’ai la chance d’avoir pu voyager dans le monde entier, d’avoir écrit des livres qui ont rencontré un grand succès, d’avoir pu faire des rencontres incroyables, mais je n’essaie pas pour autant d’analyser ma vie. J’essaie plutôt de garder le cap.

En ce moment, je développe plusieurs projets dans l’audiovisuel et le cinéma. C’est une nouvelle phase qui commence, mais j’essaie de ne pas trop y réfléchir.

Quand peut-on s’attendre à la parution du deuxième tome du Pays des autres ? Pouvez-vous nous en dévoiler quelques bribes ?

En 2022. Le troisième tome, lui, est prévu pour 2024. Puisque ce sera la suite du Pays des autres, c’est la génération de Aïcha, la fille de Mathilde et Amine, qui sera au centre de l’intrigue.

C’est en fait la génération de mes parents, celle qui a fait ses études juste après l’indépendance, celle qui a été la première à accéder à la modernité.

Nous sommes à la fin des années 1960, un âge d’or, entre Rabat et Casablanca. Les jeunes vivent une vie douce, très ouverte, dans un pays où tout est à faire.

C’est une génération qui sera confrontée à la répression des années de plomb, à un système qui va les broyer.

Quelque part, c’est l’histoire de la mort de cet âge d’or.

 

Pour écouter l’intégralité du podcast consacré au sujet: