Sajida Zouarhi : “Le bitcoin permet de déclencher une réflexion sur le système en place”

À 29 ans, l’ingénieure française d’origine marocaine est devenue une des figures de la technologie blockchain. Elle s’exprime, entre autres, sur les changements sociétaux que la cryptomonnaie implique, les craintes qu’elle attise et la stratégie marocaine.

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À l’issue de ses études supérieures, en 2014, Sajida Zouarhi entre au sein d’Orange Labs en tant qu’ingénieure chercheuse pour trois ans. C’est là, en 2015, qu’elle découvre le Bitcoin. Cette même année, l’architecte blockchain se fait connaître en créant Kidner. La plateforme utilise la technologie blockchain pour faciliter la transparence des dons de reins. En 2019, l’association StartHer, dont l’objectif est de mettre en valeur les femmes travaillant dans le domaine des nouvelles technologies, la désigne parmi les 10 personnalités féminines à suivre. L’ingénieure est née à Paris et a grandi dans sa banlieue proche. Mais ses liens avec le Maroc, d’où viennent ses deux parents, sont forts. Des vacances à Azrou, dans la province d’Ifrane, tous les étés. Une famille berbère qui continue ses activités agricoles. Et, plus récemment, une redécouverte du pays de ses aïeux pour cause de confinement forcé.

Diaspora : Vous êtes réputée pour votre pédagogie au sujet d’une technologie complexe. Qu’est-ce que la blockchain ? 

Sajida Zouarhi : La blockchain peut être vue comme un registre de transactions distribué qui est collectivement mis à jour par une communauté d’acteurs, sans besoin de l’intervention ou de l’autorisation d’une quelconque autorité centrale. Imaginez ce registre comme un livre de compte distribué à l’échelle mondiale où sont notés tous les transferts d’argent entre des individus. Cela permet d’avoir une source de vérité comptable transparente et incorruptible. Je définis personnellement la blockchain comme une philosophie de conception. Ses caractéristiques principales sont la transparence, la traçabilité, l’immutabilité et la décentralisation.

Quand une nouvelle transaction arrive sur le réseau, elle doit être validée par une majorité de pairs : c’est ce qu’on appelle le consensus. Une fois atteint, le registre local de chaque pair est mis à jour. Cela entraîne à l’échelle du réseau l’apparition d’un nouvel état de la blockchain. Il s’agit tout simplement d’une vérité collective qui évolue grâce à un travail collaboratif. 

Aucun valideur seul ou en minorité n’a le pouvoir de valider une transaction et d’impacter le registre local des autres pairs. En revanche, n’importe qui peut aller consulter les informations contenues dans la blockchain en se connectant à n’importe quel pair. Il est ainsi très simple de lire un registre de blockchain mais il est très difficile de le modifier. Cela crée une confiance autour de l’information qui y est stockée. C’est radicalement différent du fonctionnement actuel des bases de données qui nous obligent à faire confiance à l’hébergeur, sans aucun moyen de vérification. Or, on le sait aujourd’hui, la donnée est très précieuse et confère du pouvoir à qui la détient. Avec la blockchain, on passe d’un pouvoir centralisé par une autorité à un pouvoir distribué auprès de plusieurs plus petits acteurs. 

Je définis personnellement la blockchain comme une philosophie de conception. Ses caractéristiques principales sont la transparence, la traçabilité, l’immutabilité et la décentralisation

SAJIDA ZOUARHI, INGÉNIEURE SPÉCIALISÉE EN BLOCKCHAIN

Il existe plus de 2000 cryptomonnaies parmi lesquelles l’ethereum ou le litecoin. Pourquoi ne parle-t-on que du bitcoin ?  

Le bitcoin est actuellement le meilleur cas d’usage de la blockchain. D’abord en matière de popularité, car c’est la cryptomonnaie la plus connue, mais aussi en ce qui concerne la résilience. Le réseau bitcoin tourne sans interruption depuis 2009. Surtout, il permet de déclencher une réflexion autour du système en place et de remettre en question la place de certaines autorités telles que les banques centrales qui contrôlent aujourd’hui l’émission monétaire. La monnaie est traditionnellement un outil propre à l’État. Voilà une technologie qui nous permet de dire qu’on est tout à fait capables de créer et de garantir une monnaie en s’appuyant sur une communauté. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet Kidner ?

Kidner est un projet basé sur le volontariat que j’ai lancé après avoir participé à un hackathon blockchain en Irlande. Le but est de créer un réseau distribué d’hôpitaux qui collaborent pour faciliter l’accès à la transplantation rénale. Actuellement, quand on a besoin d’une greffe de rein, on doit s’inscrire sur une liste et attendre potentiellement des années avant d’être appelé. L’enjeu est d’augmenter la probabilité qu’une personne trouve son “match” le plus rapidement possible. On pourrait très bien avoir un Français qui a une correspondance avec quelqu’un au Japon. Mais aujourd’hui, les bases de données sont locales et il n’y a aucun moyen de le savoir. La blockchain permet de partager ces informations. 

Dans Kidner, les gens s’inscrivent auprès de leur docteur par paire : une personne qui a besoin d’un rein et une personne qui veut bien donner son rein, en général dans le but que son proche l’obtienne. Ensuite, un algorithme calcule les comptabilités à l’aveugle, sans voir les données grâce à des méthodes de cryptographie. L’algorithme peut créer une chaîne de paires permettant à un maximum de monde d’obtenir un rein. C’est vraiment l’exemple parfait pour montrer comment la blockchain peut être utilisée dans le domaine de la santé pour sauver des vies tout en respectant la confidentialité des données sur la vie privée. 

Dans quels autres domaines la blockchain pourrait-elle avoir une utilité ? 

Le bitcoin peut être divisé en 100 millions d’unités. On comprend alors comment la cryptomonnaie facilite le micropaiement. Par exemple, dans le secteur de la presse en ligne. Le “paywall” qui s’affiche quand on n’est pas abonné à un média pourrait être remplacé par un système plus fluide. Les lecteurs pourraient payer l’article quelques centimes depuis un portefeuille digital intégré dans leur navigateur et finir leur lecture sans avoir à s’abonner au média. Aujourd’hui, ce ne serait pas rentable pour un organe de presse de gérer des paiements aussi faibles, car chaque transaction a un coût.

Les cryptomonnaies peuvent-elles faciliter les transferts d’argent internationaux par exemple entre la France et le Maroc ? 

Oui et cela revient moins cher au niveau des frais de transaction. Cela peut aussi être intéressant en raison des taux de change. Le prix d’une cryptomonnaie est le même qu’on soit au Maroc ou à Singapour, ce qui offre une certaine stabilité dans de nombreux pays d’être payé en bitcoins ou de pouvoir conserver son épargne en cryptomonnaie. Le bitcoin a été utilisé dans des situations difficiles, par exemple au Venezuela ou par les Libanais quand une hyperinflation a touché leur pays. 

La blockchain est un formidable outil incorruptible de traçabilité. Il est plus simple d’attraper des criminels s’ils utilisent la blockchain et le bitcoin que s’ils utilisent de l’argent liquide

SAJIDA ZOUARHI, INGÉNIEURE SPÉCIALISÉE EN BLOCKCHAIN

Le bitcoin est souvent considéré comme un actif financier spéculatif et certains craignent qu’il ne s’agisse que d’une bulle qui risque d’éclater. Comprenez-vous ces craintes ? 

Quand on est dans le domaine des cryptomonnaies, il y a toujours un risque. C’est un secteur qui est jeune, ce sont des marchés sensibles et il y a la question de la volatilité. Mais il est important de comprendre qu’on peut investir de petites sommes et apprendre à gérer son risque. Ensuite, il faut comprendre que le système financier fonctionne de manière cyclique. Sur le court terme, on peut avoir l’impression d’être dans une bulle, mais sur le long terme, on est simplement dans un cycle haussier qui sera suivi par un cycle baissier, ça fonctionne toujours comme ça. L’important c’est de prendre du recul sur les courbes et d’observer le mouvement général des prix. 

D’autres inquiétudes portent sur la criminalité et le blanchiment d’argent que la cryptomonnaie faciliterait… 

Si la monnaie était la solution pour lutter contre la criminalité, il faudrait commencer par bannir le dollar ! En réalité, le bitcoin a permis aux autorités de remonter des filières terroristes. Récemment, une entreprise nommée ChainAnalysis a pu remonter vers un donateur français qui avait utilisé du bitcoin pour financer l’invasion du Capitol. Comme je l’ai expliqué, la blockchain est un formidable outil incorruptible de traçabilité. Il est plus simple d’attraper des criminels s’ils utilisent la blockchain et le bitcoin que s’ils utilisent de l’argent liquide. Il y a beaucoup de désinformation sur le sujet, une diabolisation, et j’ai peur qu’à cause de ces idées reçues beaucoup ratent le coche. 

La Chine, les États-Unis, l’Europe, la France ou encore la Suède étudient à différents stades la création de “Monnaie digitale de banque centrale” (MDBC). Que faut-il en penser ? 

C’est stratégique pour les États qui se rendent compte que la monnaie et ses usages évoluent. Les banques centrales pourraient également diminuer leur coût si elles n’ont plus de pièces et de billets à produire. Mais il faut faire attention à ce que ces monnaies ne soient pas utilisées à des fins de surveillance abusive, puisque l’argent pourra être tracé de bout en bout. En fait, c’est presque une contradiction : cela n’aura de blockchain que le nom, ce ne sera pas décentralisé et restera contrôlé par les États. La forme de la monnaie évolue, mais le fond reste le même.

En 2017, le Maroc a interdit l’utilisation du bitcoin. N’est-ce pas un refus de la modernité ? 

C’est cohérent avec l’intérêt de l’État de maintenir sa souveraineté. Mais j’ai espoir que derrière cette décision, le Maroc mène une réflexion de fond sur le sujet des cryptomonnaies. Ce n’est pas incompatible. C’est un pays qui a démontré qu’il était à la pointe sur l’innovation. Or, être réfractaire à la cryptomonnaie aujourd’hui serait l’équivalent d’être réfractaire à Internet dans les années 1980. 

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