“L’histoire nationale, une entorse à la vérité”

Smyet bak ?

Miloud Monjib

 

 

Smyet mok ?

Khadija Bent Maâti

 

 

Nimirou d’la carte ?

T29182

 

 

Votre livre le plus connu, Mehdi Ben Barka : une vie, une mort, est une biographie. N’est ce pas un style mal vu par les académiciens ?

C’est vrai que certains n’apprécient pas le style biographique, qu’ils considèrent comme anecdotique. En tout cas, la biographie est très appréciée des lecteurs.

 

 

L’histoire a t-elle subi la même marginalisation que la philosophie dans les universités ?

Dans les années 1970, on s’est débrouillé pour éloigner les enseignants “dérangeants” en les enfermant dans des instituts où ils n’avaient pas de contact avec les élèves. Il y avait aussi une entente entre les universités et le régime pour éviter les travaux sur l’après-indépendance. On refusait à certains le titre d’historien, on disait qu’ils faisaient des “sciences politiques”. Moi-même, à Meknès, en 2000, lorsque j’ai présenté des travaux à un jury universitaire, pas loin de la moitié ont été catégoriques : je n’étais pas historien.   

 

 

Le mot “Makhzen”, si usité, a-t-il une valeur historique ?

C’est un terme polysémique. Jusqu’en 1912, il désignait l’Etat. Puis, pendant la colonisation, l’Etat sous tutelle de la France. Aujourd’hui, il désigne un régime qui s’appuie sur un réseau interpersonnel pour gérer les élites. Il faut rappeler qu’il y a peu, et aujourd’hui encore pour certaines personnes, le Makhzen, ce sont simplement toutes les institutions et l’ensemble de leurs représentants. Selon mon père, un instituteur de campagne, c’est le Makhzen.

 

 

Et la Commanderie des croyants en est la base ?

La Commanderie des croyants est une légitimité parmi d’autres. Aujourd’hui, on ne parle plus que d’elle, en oubliant que c’est une idée jeune et assez moderne, que le mouvement national appelait de ses vœux pour atténuer la légitimation par le statut de chrif, bien plus traditionnelle et conservatrice. Hassan II, lui, mettait plus en avant son ascendance chérifienne que son statut de Commandeur des croyants.

 

 

Les peuples et les régimes sont-ils obligés de falsifier leur histoire ?

Il y a, d’un côté, la mémoire, celle du peuple, qui a tendance à ne vouloir garder que le positif, ce qui est assez normal. Du côté de l’histoire, qui est une méthode, le régime doit se légitimer et donc promouvoir une certaine lecture. Au Maroc, le régime entretient un flou entre mémoire et histoire. Il n’a pas de théologie précise, alors il met juste en avant la mémoire dynastique, qu’il lie à la mémoire populaire. De toute manière, l’histoire nationale est forcément une entorse à la vérité : c’est un exercice tronqué, une découpe arbitraire. Qui a raison entre les historiens marocains et mauritaniens ? Cette région était de tous temps, pour les uns, marocaine, pour les autres, mauritanienne.

 

 

Selon vous, au Maroc, tout s’est joué entre 1955 et 1965, période que vous avez étudiée plus précisément…

C’est indéniablement une période charnière, qui court de l’indépendance à l’Etat d’exception, et qui est marquée par l’affrontement entre différentes forces du mouvement national et la monarchie. 2011 marque une rupture : pour la première fois, c’est un parti qui n’est pas directement issu du mouvement national qui est au gouvernement.

 

 

Votre thèse à propos de cette période n’est toujours pas disponible au Maroc…

Je crois que si. Jusqu’en 2011, il était quasi impossible de l’introduire au Maroc, mais récemment certains ont réussi à l’avoir en s’adressant directement à l’éditeur. Les plus intéressés arrivaient déjà à la trouver chez des libraires qui se débrouillaient pour en avoir un exemplaire ou deux.

 

 

La Constitution de 2011 est-elle d’ampleur historique ?

Les conditions de son adoption le sont. En revanche, pour ce qui est du texte, c’est différent. Les vraies lectures et écritures de la Constitution, dont le texte est très ambigu, sont en cours. Elles ont commencé après son adoption. Ce sont les évènements, les rapports de forces, qui donnent du sens à cette Constitution.

 

 

Vous tenez à un dialogue entre laïques et islamistes ?

Oui. En 2007, j’ai, avec d’autres, initié un dialogue entre ces forces. Il y avait de nombreuses personnes, de Mustapha El Khalfi à Ahmed Assid… ça a déplu et nous avons subi beaucoup de pressions. Alors qu’un tel dialogue est d’intérêt public !

 

 

Vous avez été en Egypte durant la révolution. Qu’y avez-vous vu ?

J’y suis allé à deux reprises, en 2011 et en 2012. J’ai compris que seule une grande métropole peut, à elle seule, aussi rapidement, mener à la chute d’un régime. C’est arithmétique et psychologique. Sur le plan de la symbolique, il faut voir la place Tahrir, noire de monde, pour comprendre.

 

 

Une structure américaine vous a demandé d’écrire au président américain. ça fait quoi d’envoyer une lettre à Obama ?

Ce n’était qu’une bouteille jetée à la mer, avec le fragile espoir que cela contribue à la paix et la justice dans notre région. J’ai surtout signifié que la fermeture de Guantanamo était une condition obligatoire pour paraître plus crédible.

 

 

Y a-t-il eu une véritable influence de la version française de l’histoire et de l’orientalisme chez les historiens marocains ?

Bien sûr, l’école coloniale a influencé l’histoire marocaine. Et cette école a eu un autre impact : la réaction de la part d’historiens du mouvement national qui, en voulant s’y opposer coûte que coûte, ont aussi participé à écrire une histoire tronquée.

 

 

Vous vénérez Abdellah Laroui ?

C’est un grand historien. Même s’il m’a déçu récemment, lorsqu’il a parlé du 20 février comme d’un évènement mineur…

 

 

Quel est le rôle d’un historien dans une société ?

C’est de l’étudier, la comprendre, pour lui permettre de se transformer, de changer.

 

 

Vous avez un livre sous le coude qui dépeint Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal, comme autoritaire. Vous n’avez pas peur de créer une polémique au Sénégal, où vous avez vécu ?

Non. Mon doctorat sénégalais consistait en une étude comparative des parcours de Mamadou Dia, un opposant à Senghor, et de Mehdi Ben Barka. J’ai déjà eu l’occasion de parler de l’évincement de Dia par Senghor. La société sénégalaise est très libérale, bien plus que la nôtre. C’est une véritable démocratie dans laquelle les gens sont prêts à entendre tous les points de vue.

 

 

Si votre fille veut devenir historienne, vous l’encourageriez ?

Bien sûr ! L’histoire est un plaisir incroyable. Moi, j’étais meilleur dans les matières scientifiques et ça ne m’a pas empêché de me lancer en histoire. Je ne regrette rien, ça vaut bien le sacrifice financier que cela engendre.

 

Antécédents

 

1962. Naissance à Ben Slimane

 

1980. Obtient son baccalauréat

 

1982. Fuit le Maroc pour échapper à la répression qu’il subit en tant qu’étudiant militant

 

1992. Publie, en France, sa thèse La Monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir.

 

1993. S’installe au Sénégal

 

2000. Rentre définitivement au Maroc

 

2007. Initie des dialogues entre islamistes et laïques au Maroc

 

2012. Participe à la rédaction de L’Histoire du Maroc, réactualisation et synthèse, ouvrage piloté par l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc (IRRHM)

 

 

 

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