Histoire. Malgré l’épisode colonial, avec son lot de drames et de sang, le Maroc a gardé une relation complexe et privilégiée avec la France.
Économie. Premier partenaire du royaume, la France y jouit d’une situation particulière. Un soupçon de favoritisme plane sur ces rapports.
Culture. Formation des élites dans les écoles de l’Hexagone, investissement massif dans la promotion de la culture… néocolonialisme ou ouverture sur le monde ?
C’était il y a presque 60 ans : le Maroc est en ébullition, les manifestations qui réclament le retour d’exil du sultan ne faiblissent pas et le mot « indépendance » est sur toutes les lèvres. La résistance armée multiplie alors ses actions et les nationalistes, col blanc et tarbouche rouge, négocient avec la France une solution politique et pacifique. Conscient que l’indépendance du Maroc est une simple question de temps, Edgar Faure, président du conseil en 1955, propose à Mohammed V et aux jeunes nationalistes une voie de sortie qui garantit l’émancipation du Maroc et préserve les intérêts de la France dans sa future ancienne colonie. Pour cela, le Chef du gouvernement français trouve une formule qui fait florès depuis cette date : « L’indépendance dans l’interdépendance ». Le Maroc sera désormais une nation libre et souveraine, mais « unie à la France par des liens permanents d’une interdépendance librement consentie sur les plans stratégique, diplomatique, politique et culturel », selon les termes des accords d’Aix-les-Bains, de septembre 1955. Le cordon ombilical entre le Maroc et l’ancienne puissance coloniale n’est pas coupé. Plus d’un demi-siècle plus tard, les liens entretenus entre les deux pays sont complexes, et des interrogations demeurent sur leur véritable nature : partenariat ou domination ? Relations privilégiées ou connivence entre les élites ? Rapports entre des égaux ou néocolonialisme déguisé ?
Une relation complexe
Dans une métaphore attribuée au représentant permanent de la France à l’ONU, le Maroc serait « une maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n’est pas particulièrement amoureux, mais qu’on doit défendre ». Malgré les démentis forts et appuyés des autorités françaises, niant que le diplomate ait tenu de tels propos, cette phrase contient une part de vérité. Les relations entre le Maroc et la France ne semblent parfois obéir à aucune logique, ou alors si peu. Elles relèvent souvent du domaine du passionnel et de l’affectif. Et les exemples sont nombreux. Dans ses Mémoires, l’ancien Premier ministre espagnol, José Maria Aznar, raconte avec consternation et étonnement comment Jacques Chirac a défendu la position marocaine dans l’affaire de l’îlot Leila, en juillet 2002. La réaction du président français est restée en travers de la gorge d’Aznar, qui ne comprenait pas comment Chirac a pu sacrifier la solidarité européenne sur l’autel des relations entre Paris et Rabat. L’ancien locataire du palais de La Moncloa confie que Chirac lui a même suggéré de restituer Sebta et Melilia au Maroc ! « La France est tiraillée entre une dimension européenne que l’on retrouve chez certains de ses bureaucrates et une forme de nostalgie envers ses anciennes colonies, présente chez d’anciens et nouveaux gaullistes. C’est un débat d’actualité. La relation entre le Maroc et la France peut être lue dans ce cadre », analyse Hassan Aourid, intellectuel et professeur en sciences politiques.
La proximité des élites, le rôle de la langue française et les réseaux établis et entretenus depuis des années participent au renforcement de ce lien. « Tant que les élites marocaines estiment que leurs enfants sont mieux formés à l’étranger ou dans des écoles étrangères au Maroc, alors il y a bien une forme d’héritage néocolonial », fait observer l’historien Pierre Vermeren. On considère alors qu’une frange de l’élite marocaine est trop imprégnée de culture française, formatée et conditionnée, pour ne voir d’autre horizon que celui de l’Hexagone. La présence économique de la France au Maroc est souvent citée pour illustrer cette affirmation.
Premier partenaire économique
Il suffit d’arpenter les boulevards des grandes villes du royaume, ou faire ses courses dans une grande surface pour s’apercevoir de l’ampleur de la présence du capital français au Maroc. Le royaume est sans conteste la première destination des investissements de la France en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. « La France reste aujourd’hui, de loin, le premier partenaire économique et commercial du Maroc, son premier investisseur et son premier bailleur de fonds bilatéral au sein de l’OCDE. 750 filiales d’entreprises françaises sont présentes sur le territoire et génèrent plus de 120 000 emplois », nous explique Charles Fries, ambassadeur de France au Maroc. Sur les 40 grandes entreprises françaises qui composent le fameux indice du CAC 40, 36 sont installées au Maroc. Au cours de la dernière décennie, les flux des investissements français ont représenté en moyenne plus de 40 % d’IDE reçus par le royaume. Le stock d’IDE français a atteint, à fin 2012, 8,5 milliards d’euros, soit 4 fois plus que l’Algérie et près de 12 fois plus qu’en Tunisie. Longtemps portés sur les banques et les télécommunications, les investisseurs français se positionnent de plus en plus sur le marché industriel. La présence des capitaux français sur les marchés financiers est un autre indicateur de cette prépondérance : les investissements français représentent 76,38 % du total des investissements étrangers à la Bourse de Casablanca.
Une situation dont pourrait se satisfaire un pays comme le nôtre, en besoin d’investissements et de capitaux nécessaires à son développement économique. Sauf que parfois, un soupçon de favoritisme fondé sur des considérations non économiques plane sur cette présence. Le projet de construction d’une ligne de TGV entre Tanger et Casablanca est cité comme un exemple de cadeau offert à la France, et à la société Alstom en particulier. Pour les analystes, la diversification des sources d’investissements étrangers et la recherche de nouveaux capitaux apparaissent comme une voie inéluctable pour échapper à une dépendance économique envers la France. On peut ainsi comprendre pourquoi le Maroc sollicite de nouveaux acteurs appartenant à d’autres régions du monde. Des pays comme les Émirats arabes unis, le Koweït ou le Qatar viennent concurrencer la France, en se positionnant notamment dans le domaine du tourisme et de l’immobilier.
« Nous savons que nos positions sont loin d’être acquises et que leur maintien suppose que nous nous adaptions sans cesse à un pays en pleine mutation, et que nous sachions constamment faire évoluer les fondamentaux de notre relation. Nous souhaitons également mieux nous positionner sur des secteurs stratégiques pour le développement du Maroc et pour lesquels la France dispose d’une réelle expertise », avance une source diplomatique. Dans certains milieux, le modèle économique français est profondément remis en cause et critiqué. En 2013, Moulay Hafid Elalamy, encore PDG du groupe Saham, déclare qu’« il est temps pour nous, au Maroc, de rompre définitivement avec le modèle français si l’on veut vraiment vaincre la crise économique et développer notre pays ». L’ex-patron des patrons invitait le gouvernement, dont il ne faisait pas encore partie, à « se séparer du modèle français qui a failli, qui tue l’entrepreneuriat et favorise le fonctionnariat, la bureaucratie et le sous-développement ». Mais d’autres critiques sont adressées à une autre manifestation de présence, où la France est entièrement investie au Maroc : la culture et l’éducation.
Un bulldozer culturel
Avec ses instituts dédiés à la culture qui jalonnent le royaume, ses écoles prisées et son activisme en matière de promotion de l’art et du livre, la France est un véritable bulldozer. Paris dépense pour le Maroc bien plus que pour les pays voisins, et le royaume est le pays où son action culturelle est parmi les plus fortes dans le monde. Cette présence culturelle accompagne une autre, académique et scolaire. Chaque année, environ 1500 Marocains passent le baccalauréat français. Cette année, ils sont environ 20 500 à être inscrits dans les 39 établissements homologués par le ministère français de l’Education nationale. Selon l’historien Pierre Vermeren, il est clair que cette diffusion de la culture française ne peut que « participer à des changements de la société marocaine ». Pour autant, faut-il y voir une présence néfaste et aliénante ? Le militant de gauche et universitaire Youssef Belal tend à répondre par l’affirmative. « La présence culturelle et scolaire française au Maroc est encouragée par les centres de pouvoir de l’État marocain, et de manière générale par l’élite économique. Cette présence perpétue une situation néo-coloniale qui profite tant à l’État français qui dispose de ses meilleurs relais sur les plans politique et économique », nous dit-il. À l’écouter, on comprend ce fait que beaucoup peinent à formuler, mais dont ils se désolent en filigrane : l’élite, formée par la France, acquérant sa vision, intègre grâce à cette culture francophile des postes de responsabilité et, une fois installée, ne peut que dérouler le tapis rouge au pays dont elle est tributaire.
Ascenseur social à deux vitesses
Une vision nuancée par le chercheur français Sylvain Beck, qui estime que « les rapports franco-marocains doivent être vus comme des rapports purement maroco-marocains ». À son sens, « les Français servent d’intermédiaires dans ces rapports ». Ainsi, inscrire ses enfants à l’école française est un moyen de distinction culturelle entre citoyens marocains. La question de la domination française au Maroc s’estompe vite pour laisser place à la douloureuse problématique des inégalités entre classes, d’un ascenseur social à deux vitesses, où francophonie et francophilie deviennent des capitaux culturels, mais aussi des armes de domination entre citoyens marocains. Ces relations culturelles sont généralement indifférentes aux petites crises diplomatiques. Et à écouter Belal, même l’arrivée au gouvernement du PJD n’a pas changé la donne : « Les élections de novembre 2011 et l’arrivée du PJD au gouvernement n’ont pas changé grand-chose, malgré quelques velléités de renforcer, par exemple, l’usage de la langue arabe dans les médias. Le dernier projet relatif à l’usage de la langue française dans le baccalauréat montre que le gouvernement s’accommode plutôt bien de cette situation, alors que le projet de société du PJD visait plutôt à renforcer les dimensions arabe et islamique de la culture marocaine ». Il y a des legs qu’on ne balaie pas d’un revers de main…
Concurrence. Un continent pour deuxLe long périple africain de Mohammed V, en février et mars de cette année, a été interprété comme l’affirmation d’une volonté marocaine de se positionner en Afrique subsaharienne. Sauf que le continent noir attise également la convoitise de la France, qui souhaite y renforcer sa position et accroître sa domination économique. Une situation qui risque de créer une compétition acharnée entre les entreprises des deux pays. Pour Abdelmalek Alaoui, président de l’Association marocaine de l’intelligence économique (AMIE), « les Marocains ont récupéré des positions dominantes qu’occupait jadis la France dans les secteurs de la banque et de l’assurance. Mais cela restait une décision des grandes entreprises françaises de se désengager d’un certain nombre de secteurs parce qu’elles jugeaient les marchés trop petits. » Sauf que les choses ont bien changé, et aujourd’hui, « les entreprises françaises sont en train de faire un rétropédalage parce qu’elles se sont rendu compte que ces marchés-là, bien qu’ils soient petits, sont des marchés à haut potentiel de développement », explique Alaoui. Le royaume n’offre pas seulement des opportunités à la France sur le sol marocain, mais il lui offre également une porte d’entrée vers l’Afrique. Une situation présentée comme une chance pour les deux pays. Le terme « colocalisation » est apparu alors pour désigner une démarche où les entreprises françaises et marocaines doivent réunir leurs forces pour conquérir les marchés prometteurs en Afrique. « La France ne voit pas le Maroc comme un concurrent mais comme un partenaire de grande valeur pour investir en Afrique et pénétrer ces marchés en pleine croissance, du fait de sa position géographique et de ses liens historiques et culturels privilégiés » explique Charles Fries, ambassadeur de France au Maroc. Des géants français commencent déjà à fourbir leurs armes et à utiliser le Maroc comme une base arrière pour leur expansion en Afrique. C’est ainsi que Renault entame l’exportation de la Logan à partir du Maroc et que Sanofi-Aventis produit des médicaments antipaludéens, destinés au continent africain, dans ses laboratoires à Casablanca. [/encadre] |
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