Lahcen Lyoussi, une mémoire concurrente

Lahcen Lyoussi
Photo : Archive

A l’heure où les historiens commencent à s’emparer des révélations contenues dans les mémoires d’Aherdan, notamment sur la période coloniale, nul 
doute que le souvenir de Lahcen Lyoussi et du rôle capital qu’il a joué doit ressurgir des oubliettes. Portrait du premier ministre de l’Intérieur du Maroc indépendant.

Adossée au pied d’une montagne qu’on nomme « Ali Bouserghine », Sefrou l’immaculée est parfois comparée à un nid de cigogne. C’est sur cette terre de la tribu berbère des Aït Youssi, à trente kilomètres de Fès et aux portes de l’Atlas, que s’est forgé le destin de Lahcen Lyoussi. Né en 1903, il a 22 ans lorsqu’il devient caïd de sa tribu. Il a tous les attributs de ce qu’on appelle alors les « grands caïds ». Encore faut-il comprendre le contexte de l’époque. Les historiens divisent traditionnellement les 44 ans qu’a duré le protectorat en deux grandes périodes, séparées par une césure conventionnellement fixée à 1934. La première période est celle de la résistance des confédérations tribales à la pénétration coloniale dans les montagnes et au Sahara, la seconde est celle de la structuration d’un mouvement national, à la fois politique et armé, centré sur les villes. Entre ces deux grands moments, il existe pourtant un blanc, comme s’il n’y avait pas eu de jonction entre l’ardeur portée par les Berbères au combat et la ruse des Fassis, Slaouis et autres Andalous signataires du Manifeste de l’indépendance, le 11 janvier 1944.

Un homme d’influence

Lahcen Lyoussi est justement l’un des hommes clés de ce passage de témoin, du changement de visage de la résistance marocaine et de l’aboutissement de la lutte anticoloniale des tribus confédérées à l’édification turbulente des fondements institutionnels d’une nation, sous l’égide controversée de l’Istiqlal. Si Lyoussi a pu jouer ce rôle, c’est aussi parce qu’il « régnait » sur une région sous embargo : pendant 13 ans, à partir de 1934, Sefrou et ses alentours sont sous le contrôle militaire étroit du protectorat. Sauf à être muni d’un laissez-passer délivré par l’administration, l’accès à cette zone est interdit aux Marocains des plaines et des villes.

Il faut attendre le milieu des années 1940 pour que la région soit investie sur le plan politique par les nationalistes. Le témoignage de Larbi Benabdellah est à ce sujet éloquent. Dans ses mémoires publiés en 2008 (Mémoires d’un militant, 1943-1955), le résistant estime que c’est Lahcen Lyoussi qui rendit possible le désenclavement de la région. « L’influence qu’il exerçait autour de lui et sa forte personnalité facilitèrent les choses, évitant à la responsabilité qu’il a prise sur lui de s’enliser et d’échouer », se souvient Benabdellah. Pendant plusieurs années, dans le secret, Lyoussi tisse donc son réseau parmi les nationalistes. En 1947, Mehdi Ben Barka comprend l’intérêt pour l’Istiqlal de nouer des liens au Moyen-Atlas. Il envoie une délégation pour sonder le caïd Lyoussi. De l’aveu de Benabdellah, qui y a participé, « le déplacement de Sefrou qui représenta un tournant considérable dans la progression du Parti de l’Istiqlal à l’échelle nationale n’aurait pas abouti sans l’engagement spontané et l’enthousiasme sans pareil des militants. Cette réussite, on la doit aussi à Lahcen Lyoussi ».

Un fidèle du sultan

Certes, Lahcen Lyoussi ne fut pas un « grand caïd » comme les autres. Beaucoup d’entre eux ont été décriés par Ben Barka et ses camarades qui les percevaient comme les vestiges d’un système féodal à abolir. Mais le caïd du Moyen-Atlas fut lui-même pendant plusieurs années un interlocuteur privilégié du chef de file de la branche radicale de l’Istiqlal. Il fut aussi un temps, dans le gouvernement dominé par l’Istiqlal, le représentant du clan des « berbéristes modérés », peu enclins à user de la méthode forte face à l’hégémonisme de l’Istiqlal. Mais il fut surtout un fidèle d’entre les fidèles au trône alaouite : en 1952-1953, lorsque grossit la fronde du pacha El Glaoui, instrumentalisée par le général Juin, Lahcen Lyoussi fait partie des 27 opposants à la politique de marginalisation du sultan Mohammed Ben Youssef. Contrairement à la majorité des caïds et pachas du pays, il refuse de prêter son concours aux manipulations du protectorat. La suite est connue : Mohammed Ben Youssef est destitué le 20 août 1953 et envoyé en exil, d’abord en Corse, puis à Madagascar. Il est remplacé par un lointain cousin, Alaouite lui aussi, Mohammed Ben Arafa. C’est le point de départ de la « Révolution du roi et du peuple », en fait deux années de troubles pré-révolutionnaires, d’émeutes, d’assassinats et de négociations. La situation est tellement explosive et intenable pour la France que Mohammed Ben Youssef est rappelé sur son trône en 1955. La voie est tracée pour l’indépendance, officiellement obtenue le 2 mars 1956.

A moindre échelle, Lahcen Lyoussi subit à peu près le même sort que son sultan. Après avoir refusé d’acter le sort de Mohammed Ben Youssef, il est destitué de son caïdat et assigné à résidence à Ben Slimane pendant un an et demi, puis à Essaouira pendant six mois. De cette période, Moha, son fils, également assigné à résidence, garde un souvenir précis : « Mon père refusait de quitter sa chambre. « Je ne me laisserai jamais promener au bout d’une laisse, tel un mulet », plaisantait-il ».

Éphémère apogée

Le sultan est de retour et le pays libéré. Lahcen Lyoussi est appelé à jouer un rôle de premier plan. D’abord parce qu’il bénéficie de l’amitié de Mohammed V et aussi parce qu’il inspire confiance à l’Istiqlal tout en étant une éminente notabilité berbère. C’est de cette époque que date sa rivalité avec Mahjoubi Aherdan, son cadet d’une vingtaine d’années, qui a marché dans son sillage : comme Lyoussi, il prend position contre le pacha El Glaoui en 1953 et est révoqué par les autorités du protectorat. L’indépendance obtenue, il est, selon ses propres aveux, en concurrence avec Lyoussi pour le ministère de l’Intérieur. En fait, Mbarek Bekkaï, tout juste nommé Premier ministre, aurait promis à Aherdan, en raison de son jeune âge, un poste de sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur. Mais c’est finalement Lyoussi, appuyé par l’Istiqlal et notamment Ben Barka, qui obtient le portefeuille de l’Intérieur. Aherdan tire sans doute la couverture à lui lorsqu’il explique cette préférence par l’attitude qu’il avait lui-même adoptée, nettement plus anti-Istiqlal que celle de Lyoussi.

Toujours est-il que les relations ne tardent pas à se gâter entre Lyoussi et ses collègues istiqlaliens qui ne tardent pas à le remplacer par l’un des leurs, Driss M’hammedi. Celui qui, pendant près de trente ans, fut caïd de Sefrou, ne fit donc pas long feu au ministère de l’Intérieur, six mois tout au plus. Une expérience amère qui le pousse, à l’automne 1956, à s’engager aux côtés d’Addi Ou Bihi qui, dans le Tafilalet, a pris les armes contre l’Istiqlal. Ce caïd et seigneur berbère le paiera de sa liberté et sans doute de sa vie, au vu des circonstances mystérieuses de sa mort précoce. Cet événement sonne le glas de la carrière publique de Lyoussi. Le pouvoir qui fut le sien, celui de caïd puis ministre de l’Intérieur, se mue en une influence discrète mais réelle, au sein du Mouvement populaire, dont il est, lors de sa fondation en 1959, l’un des membres les plus influents ; auprès surtout de Mohammed V qui le désigne ministre de la Couronne, un titre qui n’existe plus et préfigure la fonction actuelle de conseiller royal. Lahcen Lyoussi disparaît en 1970, laissant à ses cinq enfants (quatre fils et une fille) le soin de commémorer le souvenir d’un homme de consensus et de dialogue. En un mot, il fut une allégorie, celle du trait d’union. Il fut la synthèse brillante mais forcément imparfaite d’un monde finissant, celui du féodalisme et du protectorat et d’un autre naissant, celui du nationalisme et de l’indépendance.

 

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