Inégalités sociales: les signaux sont-ils dans le rouge, comme l'assure Chabat?

Hamid Chabat suggère que la croissance économique ne profite qu’aux plus riches. Telquel.ma vérifie son affirmation.

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Abdelhamid Chabat
Hamid Chabat, secrétaire général de l'Istiqlal. Crédit : Yassine Toumi

Cet article rentre dans le cadre d’un projet de fact-checking (vérification des faits) propulsé par l’association Cap Démocratie Maroc et mené par l’équipe de Telquel.ma. Un site exclusivement dédié au projet verra bientôt le jour. Le projet s’appelle L’Arbitre.

Dimanche 22 mars, à Ouezzane, Hamid Chabat a déclaré :

Tous les indicateurs sont au rouge. Le nombre de chômeurs, de pauvres, d’enfants non-scolarisés (…) a augmenté. Les pauvres sont de plus en plus appauvris, tandis que les riches se sont enrichis. J’en veux pour preuve le fait que cinq sociétés marocaines ont récemment intégré le classement des plus grandes entreprises mondiales.

Mais Hamid Chabat s’est bien gardé de préciser sur quelle période il se situe. Quand il dit « tous les indicateurs », il ne mentionne en fait que le chômage, la pauvreté, le taux de scolarisation, les inégalités, le tout en opposition à la santé insolente selon lui des grandes entreprises nationales.

Vérifions donc sur les dernières années si ces indicateurs se sont réellement dégradés.

Plus de chômeurs ?

Le taux de chômage est passé de 9,1 % à 9,6 % entre le troisième trimestre 2013 et celui de 2014. Crédit : Yassine Toumi
Le taux de chômage est passé de 9,1 % à 9,6 % entre le troisième trimestre 2013 et celui de 2014. Crédit : Yassine Toumi

De 2011 à 2014, le taux de chômage a gagné un point, passant de 8,9% à 9,9%. Le Haut-commissariat au plan a ainsi dénombré 1,16 million de chômeurs officiels à la fin 2014.

Evolution du chômage

Outre les disparités entre la ville et la campagne, ce taux moyen cache surtout de fortes différences entre les niveaux de qualification : au second trimestre 2014, le Haut-commissariat au plan indiquait ainsi que le taux de chômage des diplômés de faculté était plus de cinq fois plus important que celui des non-diplômés (respectivement 22,5% contre 4,1%).

Chiffres de novembre 2014. Source : HCP

Dans le détail sectoriel, les destructions d’emploi en 2014 ont concerné principalement le BTP (en stagnation en 2014, après « avoir perdu en moyenne annuelle 14 000 postes d’emploi au cours des trois dernières années »), et à plus forte raison le secteur de l’industrie, artisanat inclus (- 37 000 emplois en 2014), indique le HCP dans sa note d’information sur le marché du travail en 2014. « Le recul du volume d’emploi dans ce secteur est le fait principalement de la perte de 32 000 emplois par la branche du ‘textile, bonneterie et habillement’ », précise le HCP.

Verdict : Le chômage est bien en phase ascendante, alors qu’il était resté stable au cours des dernières années.

Plus de pauvres ?

Crédit : Yassine Toumi
Crédit : Yassine Toumi

Le nombre de pauvres augmente-t-il ? Hamid Chabat n’a pas précisé de quel type de pauvreté il parlait. Or on distingue la pauvreté absolue de la pauvreté relative.

La première décrit selon l’ONU l’impossibilité de subvenir à ses besoins primaires, lorsque les revenus de la personne sont insuffisants pour se procurer un panier de biens relatifs à sa survie.

La seconde est plus large. La pauvreté relative regroupe les personnes « dont la dépense annuelle se situe au dessous [d’un seuil] obtenu en majorant celui de la pauvreté alimentaire du coût d’une dotation plus conséquente de biens et services non alimentaires ». Cette majoration, qui varie en fonction des pays, le HCP l’a ajustée au contexte marocain en accord avec les recommandations de la Banque mondiale, pour qu’elle retienne « la moyenne des dépenses non alimentaires réalisées par les ménages qui atteignent effectivement le minimum alimentaire requis ».

Selon ces calculs, le HCP estime que 6,2% de la population marocaine vivait sous le seuil de pauvreté relative en 2011 (contre 15,3% en 2001) et 0,3% sous le seuil de pauvreté absolue (contre 3,5% en 2011). Une réduction drastique, dont on ne sait pas si elle s’est prolongée après 2011, car, vérification faite, le HCP n’a pas réactualisé ces données en matière, et aucune autre source officielle ne mesure la pauvreté.

Parallèlement à ces deux indicateurs, le taux de vulnérabilité mesure la part de la population « dont la dépense annuelle moyenne par personne se situe entre le seuil de la pauvreté relative et 1,5 fois ce seuil » ; en 2007, ce seuil était de 3 834 dirhams en milieu urbain et de 3 569 dirhams en milieu rural. Le taux de vulnérabilité aussi a clairement diminué, puisque de 22,8% de la population en 2001, il s’est rétracté à 17,5% en 2007.

Verdict : Hamid Chabat dit in fine que la tendance à la réduction de la pauvreté, franche au cours des dernières années, se serait inversée. Mais il ne dispose d’aucune donnée pour étayer ses propos.

Moins d’enfants scolarisés ?

Crédit : Rachid Tniouni
Crédit : Rachid Tniouni

Une étude récente de l’Unesco s’est penchée sur la scolarisation au Maroc, et l’organisation onusienne… cite notre pays en exemple, tant la scolarisation s’y est généralisée. La non-scolarisation a chuté de 96% de 2000 à 2013, avec 930 000 enfants qui ont accédé à une formation scolaire. Dans le détail, l’Unesco comptabilise l’écart entre la proportion d’enfants ayant réussi leurs études primaires en étant d’origine favorisés (les garçons issus de familles riches) et ceux d’origine plus défavorisées (les filles issues de familles pauvres). Si l’écart entre ces deux groupes était encore de 80% en 2003, il a baissé à 60% en 2009, signe d’une démocratisation de la réussite scolaire au cycle primaire.

Le taux d’enfants n’ayant jamais mis les pieds à l’école était de 4% en 2009, alors qu’en 2003 il était encore de 9%.

Et à l’occasion de la rentrée scolaire 2014/2015, le taux net de scolarisation au primaire des enfants de 6 à 11 ans a progressé de 2,3%, atteignant 99,5% (contre 87% en 2003/2004, et 96,6% en 2011/2012). Toutefois, le taux net de scolarisation au secondaire et au tertiaire est bien inférieur à celui du primaire : en 2014/2015, seuls 87,6% des jeunes allaient au collège et 61,1% au lycée. Des progrès sont encore à réaliser, mais d’année en année la scolarisation progresse.

Verdict : L’erreur est manifeste pour Hamid Chabat, qui a sans doute pris là l’un des plus mauvais angles d’attaque pour critiquer la politique sociale menée au cours des dernières années.

Des pauvres plus pauvres et des riches plus riches ?

Bidonville près des immeubles de luxe de la marina de Casablanca
Crédit : Yassine Toumi

Il s’agit là du cœur du sujet de la déclaration de Hamid Chabat, qui oppose des indicateurs socio-économiques qui seraient dans le rouge et des profits qui seraient accaparés par les plus riches et les grandes sociétés.

Sur le moyen-long terme, les chiffres indiquent un creusement des inégalités : ainsi, les 10% des ménages les plus aisés représentaient en 2012 plus du tiers des dépenses de consommation (33,8%), soit plus d’un point et demi de ce qu’ils y contribuaient en 2001 (32,13% ), et près de deux points de plus qu’en 1990 (30,95%). Une progression qui est constante, tandis que de l’autre côté de l’échelle sociale, les dépenses de consommation des 10% les moins aisés stagnent : celles-ci représentaient 2,6% de ces dépenses en 2012… exactement comme en 2001 et 1999. Au final, selon des chiffres de 2009, 5,4% de la masse totale des revenus étaient partagés entre les 20% des ménages les plus démunis.

Lire aussi : Mohammed VI : « Où est la richesse (du Maroc) ? »

Mais ces chiffres n’indiquent pas nécessairement que les pauvres soient plus pauvres qu’ils ne l’étaient auparavant. Si la part relative des dépenses de consommation des plus modestes stagne, dans le même temps la valeur absolue de ces dépenses de consommation s’est affichée en hausse : en 2012, les dépenses de consommation finale des ménages marocains s’élevaient à 57,3 milliards de dollars, contre 43,9 milliards en 2007 (voir graphique ci-dessous). Il n’est pas possible, stricto sensu, de dire que les pauvres le sont davantage.

depenses-consommation-finale-menages-maroc

Quoi qu’il en soit, faut-il mieux créer des richesses et compter sur leur diffusion dans la société, ou privilégier le partage des richesses existantes ? A cette épineuse question, le leader de l’Istiqlal pencherait donc vers la deuxième solution. Et de fait, le HCP tend à lui donner raison : l’institution a établi en 2009 que la croissance ne suffit pas à sortir de la pauvreté ceux qui y sont, en assurant que « l’impact de la réduction de l’inégalité sur la baisse de la pauvreté est plus efficace que celui de la croissance ». Le HCP a ainsi évalué que pour toute réduction de 1% des inégalités, la pauvreté baisse de 5,9%, tandis qu’un taux de croissance de 1% ne ferait reculer la pauvreté que de 2,9%.

Cela étant, dans son étude approfondie sur la pauvreté que le HCP a réalisé de 1985 à 2007 (La croissance est-elle pro-pauvres au Maroc ?), il ressort que la croissance n’a jamais été plus bénéfique aux pauvres que depuis 2007, souligne le HCP :

De 1985 à 2007, l’économie marocaine a traversé trois phases de croissance, différenciées selon l’impact sur les populations pauvres, et seule la phase 2001-2007 est clairement pro-pauvres. La croissance y a été pratiquement associée à l’absence de changement dans l’inégalité, et à une réduction, à des taux jamais observés, du taux (de 9,5% par an), de la profondeur (10,7%) et de la sévérité (12,2%) de la pauvreté (…) C’est dire que, de 2001 à 2007, les pauvres obtenaient, pour la première fois, le même bénéficie proportionnel de la croissance que les riches (les non-pauvres).

Qu’en est-il depuis 2007 ? A cette question, aucune autre étude ni du HCP ni d’autres organismes officiels n’apportent de réponse. Hamid Chabat, en suggérant que la croissance n’est pas (ou plus) bénéfique pour les plus pauvres, fait une déclaration qui contredit les dernières études, certes déjà anciennes, mais là encore sans s’appuyer sur des données rigoureuses.

Verdict : Hamid Chabat a raison de pointer du doigt un creusement des inégalités, et d’appeler, même implicitement, à leur résorption, qui serait effectivement plus efficace que la croissance économique dans la lutte contre la pauvreté. Mais il a le verbe excessif en assurant que les pauvres s’appauvrissent, et surtout l’ensemble de ses affirmations est fait sur la base d’intuitions et non sur des rapports et études chiffrés. On ne peut pas totalement valider cette assertion.

Tandis que 5 sociétés marocaines figureraient parmi les plus importantes au monde ?

Attijariwafa Bank
Crédit : Yassine Toumi

Hamid Chabat faisait vraisemblablement référence au dernier classement Forbes Global 2000 de l’année 2014, publié en mai dernier, qui liste les 2 000 plus grandes sociétés mondiales, sur la base de quatre critères : chiffres d’affaires, résultat d’exploitation, actif comptable, capitalisation boursière. Ce classement n’a donc qu’une valeur relative, du fait du choix, critiquable, de ces critères. Ainsi ce classement met à l’écart toutes les entreprises qui ne sont pas cotées en bourse, comme l’OCP par exemple.

Toujours est-il que ne figurent dans ce top 2 000 des sociétés mondiales que trois entreprises marocaines, et non cinq : Attijariwafabank (1 065e), Banque centrale populaire (1 842e), la BMCE (1 997e).

Et si l’on prend l’autre principal classement mondial des entreprises, le palmarès Global 500 du magazine Fortune, qui ne prend lui en compte que le chiffre d’affaires… alors on ne trouve aucune entreprise marocaine dans le gratin des 500 premières sociétés mondiales.

Verdict : Hamid Chabat a exagéré le nombre de sociétés marocaines figurant parmi les plus importantes au monde. Par ailleurs, ce critère qu’il a choisi de mettre en avant pour dénoncer le caractère inégalitaire de l’économie marocaine ne semble guère pertinent. Mais pour cette même raison, on ne peut pas donner trop d’importance à cette erreur, qu’on mettra sur le compte d’une approximation involontaire, histoire d’accorder le bénéfice du doute au leader de l’Istiqlal sur ce point.

Jugement de L’Arbitre

Carton jaune. Hamid Chabat était à deux doigts de mettre un coup de projecteur des plus pertinents sur l’inégal partage des fruits de l’activité économique. Mais par manque de connaissance de ses dossiers, il fait dans l’approximation et la contre-vérité au moment de trouver des exemples : une approche intuitive, voire populiste, des problèmes du pays.

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