Qui sont ceux qui se disent victimes de surveillance par les autorités?

Qu'ils soient des militants ou des journalistes, tous ont un point commun: ils dénoncent avoir fait l'objet de surveillance de leurs communications.

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Hisham Almiraat, président de l'Association des droits numériques, ancien militant de Mamfakinch ; Samia Errazouki, blogueuse vivant à Washington, ex militante de Mamfakinch, et Ali Anouzla, journaliste. Crédit : Antony Drugeon

Samia Errazouki vit à Washington. Mais lorsque cette jeune Marocaine a commencé à contribuer au site militant Mamfakinch, sa famille au Maroc a reçu la visite de la police, raconte-t-elle : « On veut que vous sachiez qu’on vous surveille, pas seulement sur Internet mais dans la réalité aussi », les a-t-on notamment avertis. Son témoignage, comme celui d’autres anciens militants du collectif Mamfakinch dans son cas, donne corps au rapport Les yeux du pouvoir de l’ONG britannique Privacy International, présenté mardi 5 mai au siège de l’Association marocaine des droits humains (AMDH).

Le rapport pointe notamment du doigt l’utilisation en 2012 d’un logiciel espion caché dans une pièce jointe adressée à l’ensemble des militants du collectif. D’après le groupe de chercheurs Citizen Lab basé à Toronto (Canada), ce logiciel portait une signature clairement identifiable : « la même que celle du logiciel espion produit par la société italienne Hacking Team », rappelle le rapport, qui pointe du doigt les autorités : « Hacking Team commercialise ses logiciels espions uniquement à l’attention des forces de l’ordre et des services de renseignement, laissant peu de doute quant à l’identité de l’attaqueur ». Car ce logiciel, connu sous le nom de Da Vinci, coûte pas moins de 200 000 € (2,17 millions de dirhams).

La surveillance, une riposte aux Printemps arabes ?

Cette acquisition n’est pas la seule à être attribuée aux autorités marocaines. Inspiré par de nombreux articles dans la presse spécialisée (notamment Reflets.info), le rapport suspecte – « mais on ne dispose pas de preuve directe », tempère Hisham Almiraat – le Maroc d’avoir acheté le logiciel Popcorn à l’entreprise française Amesys (entre temps rebaptisée Advanced Midddle East Systems, soit A.M.E.Sys). Ce logiciel, « qui coûte tout de même 2 millions de dollars », précise Almiraat, inclut un système dit de DPI (Deep Packet Inspection) qui « permet l’interception en masse d’appels téléphoniques à l’échelle d’un pays, l’interception des métadonnées des emails (expéditeur, destinataire, objet, heure de l’email…) ». Amesys, qui est fortement suspectée d’avoir vendue une solution quasi-identique à la Libye, est poursuivie devant la justice française pour complicité de torture dans le cadre de son implication auprès du régime de Mouammar Kadhafi. L’entreprise, de son côté, nie que sa collaboration avec les autorités libyennes ait concerné les communications Internet de façon aussi massive.

Pour Privacy International, le but de cette surveillance est tout simplement « d’empêcher un Printemps marocain ». Le rapport constate que le contexte géopolitique a donné une acuité nouvelle aux questions de surveillance. « Avant le Printemps arabe, dans cette région, on ne voyait quasiment que des affaires de censure, de fermetures de sites », se rappelle Hisham Almiraat, qui était alors investi dans le réseau Global Voices (plateforme internationale engagée contre la censure). « Ce n’est qu’après le Printemps arabe que ces États ont commencé à acheter des solutions de surveillance. On a assisté à une explosion de ce qui représente un marché de la surveillance dans lequel des milliards de dollars d’argent public sont dépensés », souligne-t-il, espérant à l’occasion de la publication de ce rapport de Privacy International « ouvrir un débat au Maroc » sur ces pratiques.

Armes de dissuasion numériques

Ces attaques ciblées, intrusives pour la vie privée, et faites à l’aide d’outils aussi onéreux, ont dissuadé de nombreux militants de Mamfakinch. Le rapport suggère que c’était là le but des autorités :

L’utilisation du logiciel espion de Hacking Team avait d’un coup augmenté les risques : si le gouvernement était prêt à investir de tels montants pour découvrir qui était derrière le collectif, ceux qui avaient une carrière à protéger sentaient qu’il était peut-être temps pour eux de se retirer.

Mais les militants du collectif Mamfakinch ne sont pas les seuls à témoigner d’intrusions dans leurs communications. Ali Anouzla, directeur de publication du site d’information Lakome, a également témoigné auprès de Privacy International, notamment d’écoutes téléphoniques :

Parfois des journaux publient des informations sur ma vie privée qu’ils ne pourraient avoir eues qu’en interceptant mes conversations téléphoniques, lorsqu’ils parlent de mes voyages, de mes fréquentations, de mes contacts… Une fois quelqu’un m’a appelé pour m’inviter à une conférence dans un pays étranger et le lendemain l’info sortait sur un site alors que je n’en avais parlé à personne.

Au-delà de l’espionnage vécu par des journalistes ou des militants, à l’aide de solutions conçues par des sociétés de sécurité informatique étrangères, le rapport pointe du doigt les tentatives de piratage, parfois réussies, de groupes à connotation patriotique, qui s’en prennent aux adresses emails ou aux comptes Facebook de certains activistes ou journalistes, « considérés comme des ennemis du Maroc ». Ces groupes, comme la Brigade royale de dissuasion (dans la mouvance plus large des Jeunesses Monarchistes), les Forces de répression marocaine, ou encore Moroccan Ghosts, voient leurs victoires célébrées dans certains médias, qu’Ali Anouzla suspecte d’être liés aux autorités : « Avant mon emprisonnement, nous étions en train de travailler sur ces groupes. Malheureusement nous n’avons pas pu terminer cette enquête mais on la reprendra un jour », a-t-il ainsi déclaré à Privacy International.

La vie privée sur Internet, nouvelle ligne rouge ?

La réunion a fait l’objet d’intimidations de la part des autorités, qui ont adressé à Ahmed El Haij, président de l’AMDH, une lettre écrite lui notifiant l’interdiction de l’événement le matin même, a-t-on appris auprès d’ADN.

Aux environs de 9h, deux fourgons de police, sous les ordres du caïd du quartier, se sont positionnés à l’entrée de la rue abritant le siège de l’AMDH et un cordon policier a été rapidement mis en place pour empêcher l’accès à l’immeuble, empêchant provisoirement Telquel.ma, seul média arrivé aussi tôt, de rentrer sur place. Les policiers, invoquant le fait qu’il s’agissait d’une activité « d’une association non reconnue », et procédant à des intimidations verbales, ont finalement levé leur cordon et déplacé leurs fourgons, tout en restant positionnés aux abords des lieux.

Policiers devant l'AMDH
Crédit : Antony Drugeon

ADN est une association militant pour la défense des droits des citoyens sur Internet, et dont les statuts ont été déposés à la wilaya, sans avoir obtenu ni de refus ni de récépissé validant cette création, « comme la loi le prévoit pourtant dans les 60 jours suivant le dépôt de la demande », précise Hisham Almiraat, qui ajoute avoir procédé à un nouveau dépôt avec huissier, en vue d’urne action judiciaire pour faire valoir la légalité de son association. Le seul lancement officiel de l’association avait fait l’objet de pressions de la part des autorités en septembre dernier.

Plus tard, le 13 décembre dernier, un événement co-organisé par Privacy International sur la même thématique et hébergé par l’institut culturel allemand de Rabat avait également fait l’objet de pressions de la part des autorités et même entraîné des secousses diplomatiques avec l’Allemagne.

Pour rappel, l’arrestation de Hicham Mansouri, membre de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation (AMJI), condamné le 30 mars pour « complicité d’adultère et préparation d’un local pour la prostitution », est intervenue alors qu’il travaillait précisément sur les questions de surveillance de masse, « mais à titre personnel », a toutefois précisé Rachid Tarik, président de l’AMJI.

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