Après Paris, après Tunis, après Istanbul, Bruxelles, Bagdad ou Lahore, il est désormais malheureusement vain de faire de chaque attaque une exception monstrueuse, éligible à une promotion victimaire mondiale. Les “je suis… Paris, Charlie ou Bruxelles” se noient dans la multiplication, l’internationalisation et l’illisibilité croissante des attaques. Dans ce fatras, les attentats ne sont qu’un élément, d’ailleurs le moins meurtrier, quoique le plus spectaculaire, au sein d’un ensemble de violences où voisinent opérations classiques (contre l’Irak ou l’Afghanistan, le Yémen ou la Libye) et opérations périphériques et semi-régulières (au Pakistan, au Mali, dans la corne de l’Afrique…), asymétrie (bombardements aériens contre attentats-suicides) et confrontation puissance contre puissance (Occident contre Russie, Arabie Saoudite contre Iran…)
Illisibles pris séparément, ces différents foyers ne sont pas de simples prurits de violence aveugle. Ce sont des batailles dans une guerre beaucoup plus large, mondiale, commencée dans le tournant des années 2000 (avec la troisième Intifada de 2000 ? Le 11 septembre 2001 ? Ou la guerre contre l’Irak en 2003 ? Les historiens de l’avenir en débattront.) Une guerre a un espace-temps de déploiement. Celle-ci est mondiale, incontestablement, avec un cœur moyen-oriental et des périphéries recevant ses éclats. Une guerre a aussi des enjeux. Le plus souvent connus et défendus par les belligérants. On nous dit qu’il s’agit d’une guerre contre la violence islamiste. Ou entre l’Occident et l’islam. Ou entre les fanatiques et la modernité. Autant de variations autour du thème du conflit des civilisations. Les différents spécialistes des disciplines les plus diverses s’évertuent à décortiquer les mécanismes de cette opposition irrémissible. Aussi intelligentes soient-elles, ces analyses n’arrivent pas à clarifier les fractures au sein du monde musulman (emblématiquement illustrées par la guerre en Syrie, en Irak et au Yémen) ni à trouver une place aux conflits parallèles allumés aux portes de la Russie, ni à expliquer les contradictions des engagements occidentaux (pour le Qatar mais contre les salafistes, contre Assad et contre Daech..), encore moins à justifier l’étrange obsession islamique des politiques occidentaux (dont Donald Trump n’est que le dernier en date).
Malgré les guerres, la rive sud de la Méditerranée affiche des taux de croissance honorables. Malgré la sur-militarisation américaine, la Chine, la Russie et l’Iran s’émancipent. Voilà une autre partie de la réalité, la plus importante. L’Occident atterrit après une sur-domination de deux siècles. Cet atterrissage aurait pu se passer dans le calme. Les ex-colonies prennent leur envol. Cet envol aurait pu se faire avec le soutien et l’amitié de l’Occident. Bush et les néoconservateurs en ont décidé autrement : ils ont déclenché une guerre mondiale inutile. Pourtant, l’atterrissage occidental se poursuivra. Plutôt que d’un déclin, il s’agit du passage vers d’autres horizons socio-économiques. Pourtant, l’envol des pays du Sud, et le monde arabo-musulman ne fait pas exception, se poursuivra. Plutôt que d’une menace contre l’Occident, il s’agit d’un retour à une égalité qui existait il y a encore deux siècles.
Au lieu de discourir sur les Frères musulmans égyptiens et leur rapport au salafo-hanbalisme qatari, les commentateurs de la menace terroriste devraient suivre plus attentivement les taux de production automobile dans le monde, pays par pays.