Comment Lyautey a inspiré des généraux américains

Le premier résident du Protectorat et artisan de la colonisation française du Maroc a inspiré les militaires américains pour les guerres d'Afghanistan et d'Irak.

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Hubert Lyautey, alors général - Crédits : CC

Douglas Porch est un historien américain, spécialisé dans l’histoire militaire. Il est l’auteur, entre autres de The Conquest of Morocco et d’un livre dédié à la contre-insurrection. Il explique ici comment l’expérience militaire du maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat français et principal artisan de la colonisation du Maroc a inspiré les généraux américains lors des guerres d’Afghanistan et d’Irak. Entretien<

Est-il vrai que les méthodes de Hubert Lyautey sont étudiées par les officiers américains ?

La théorie américaine de contre-insurrection est très influencée par Lyautey. Et cela bien que, si vous demandez à n’importe quel général américain qui était Hubert Lyautey, il n’en aurait probablement pas la moindre idée. Un officier français servant en Afghanistan m’a raconté une histoire : le général David Petraeus (en poste en Irak et en Afghanistan, ndlr), ayant remarqué un portrait de Lyautey sur le mur de son bureau, pensait qu’il s’agissait d’un portrait de Harry Flashman, un personnage britannique de fiction. L’anecdote montre que même d’éminents praticiens de la contre-insurrection sont plus familiers d’un personnage fictif que du pionnier français de leur métier.

En quoi consiste ce qu’il est convenu d’appeler « la méthode Lyautey » ?

Il s’agit entre autres d’une tactique appelée « tâche d’huile ». La méthode était d’entrer dans un territoire non conquis, et de créer un environnement que la population « indigène » puisse reconnaître comme avantageux – creuser un puits, construire une école… Mieux encore : ouvrir un marché où les Français offrent de bons prix pour les produits locaux. Si les Français payent plus chers pour une chèvre que ce qu’on pourrait en obtenir ailleurs, alors les « indigènes » vont affluer vers eux. Les officiers peuvent alors prendre des contacts, glaner des informations sur les dynamiques sociales, ethniques et politiques de la région environnante, et construire des alliances locales avec ceux qui sont prêts à s’allier avec leurs intérêts. L’idée de la « tâche d’huile » était que les soldats étendraient progressivement la zone de contrôle par le déplacement vers l’extérieur de l’établissement français créé pour créer une zone de stabilité et de prospérité.

Et cela a inspiré les militaires américains pour les guerres en Afghanistan et en Irak ?

La doctrine américaine de contre-insurrection reprend pour l’essentiel ces méthodes, même si tous les Qméricains n’en connaissent pas toujours la provenance historique. On appelle ça : « défricher, tenir, construire ». Sécuriser une région, créer une zone de stabilité autour d’institutions qui administrent la population et créer ainsi de la légitimité pour des autorités locales parrainées par les USA. Ce fût l’essentiel du plan du général Stanley McChrystal pour sécuriser Kandahar (en Afghanistan, ndlr) en 2012.

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Pourquoi alors Lyautey reste méconnu aux États-Unis ?

Si Lyautey est largement inconnu aux États-Unis, c’est que beaucoup de ses méthodes ont été amenées dans la théorie de la contre-insurrection à travers les écrits d’un certain David Galula. Une autre histoire à propos de David Petraeus : en 2010, il expliquait dans un discours à des Français qu’il avait toujours avec lui une copie du livre de Galula sur sa table de chevet. Ceci a apparemment provoqué des regards de perplexité dans le public français. Galula était un officier, Juif né en Tunisie et élevé à Casablanca, qui avait reçu la nationalité française de son grand-père algérien. Il a participé à la guerre d’Algérie, une expérience qui forme la base de beaucoup de ses écrits. Il s’est retrouvé aux États-Unis riche d’une expérience de contre-insurrection au moment où le pays entre en guerre au Vietnam. Ses ouvrages qui mettent l’accent sur le succès de la “tâche d’huile” ont été « retrouvés » au moment de l’ Irak et de l’Afghanistan. Petraeus précise que Galula a eu une grande influence sur le fameux « Field Manuel 3-24 » sorti en 2006, et devenu une sorte de Bible pour les pratiquants de la guerre de contre-insurrection.

Aujourd’hui, cet héritage est remis en question ?

L’échec des Etats-Unis à « stabiliser » l’Irak et l’Afghanistan, a soulevé de sérieux doutes sur la théorie de la contre-insurrection et sur l’héritage de Lyautey et Galula. Les partisans de cette théorie continuent à la défendre, en insistant pour dire qu’elle a été mal appliquée ou que le président Obama n’a pas réussi à «maintenir le cap» dans les deux pays. Mais depuis 2010, les critiques à l’intérieur de l’armée et dans les universités ont commencé. Pour certains, Lyautey et Galula ont exagéré le succès de leurs méthodes. Des méthodes que Obama trouvait trop coûteuses en argent et en hommes.

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