Mohamed Bahi, le Hassanein Heikal marocain qui a troqué le fusil pour la plume

Le journaliste Mohamed Bahi est parti de rien pour devenir un journaliste de carrure internationale. Ses proches et ses anciens camarades de lutte nous aident à retracer son parcours atypique.

Par et

Mohamed Bahi. Crédit DR

Mohamed Horma Bahi est une personnalité peu connue des jeunes générations. Pourtant, ce journaliste décédé en 1996 était considéré comme un érudit doublé d’un autodidacte qui a laissé son empreinte dans la presse marocaine et arabe. Sa carrière l’a conduit à côtoyer plusieurs personnalités de premier plan comme le défunt président algérien Ahmed Ben Bella et le ministre et conseiller de Saddam Hussein, Tarek Aziz. Ses proches le décrivent comme le « Hassanein Heikal » marocain, en référence au célèbre journaliste égyptien décédé le 17 février 2016.

Bahi est né en 1935 dans la région de Chankit, dans l’actuelle Mauritanie dans une famille résistante. Il a décidé de quitter le Sahara où il a appris les valeurs de fidélité, d’austérité et de patience, pour rejoindre tôt l’armée de libération marocaine pour défendre la marocanité du Sahara. Il rejoindra par la suite le parti de l’Istiqlal, ce qui le mènera au cœur de la politique et de l’administration du Maroc indépendant. Établi à Casablanca puis à Rabat, il va quitter le parti de l’Istiqlal pour rejoindre l’Union nationale des forces populaires (UNFP) de Mehdi Ben Barka et d’Abderrahim Bouabid.

La plume au lieu du fusil

C’est le tournant pour le jeune résistant. Mohamed Bahi va déposer son fusil de nationaliste pour militer par la plume. Il travaille d’abord pour le porte-voix de l’Istiqlal, Al Alam, aux côtés de Abdeljabbar Sehimi et Mohamed Abed Al-Jabri, avant de rejoindre en 1959 le journal de l’UNFP, Attahrir, fondé par Ben Barka.  Mohamed Bahi a commencé son travail comme journaliste alors qu’il n’avait pas encore 20 ans. Une profession qu’il ne va plus quitter jusqu’à son décès en 1996 à Casablanca. Il a su marier le militantisme politique et le militantisme par le verbe au cours de cinq décennies passées dans l’écriture et la politique avec « engagement, éthique et sincérité », témoignent à l’unisson ceux qui l’ont côtoyé.

À la fin des années 1960, Mohamed Bahi a été contraint, comme plusieurs de ses camarades, de quitter le Maroc à cause de l’intensité de la confrontation entre l’UNFP et Hassan II. Il a atterri à Paris pour la quitter rapidement pour Alger où il est nommé rédacteur en chef du journal Al Moujahid. De retour à Paris, il va travailler comme président de l’agence d’information irakienne à l’époque, et collabore avec plusieurs médias arabes en Liban, Syrie, Libye et Egypte.

Durant sa carrière, Bahi a pu tisser des relations avec différentes personnalités arabes de premier plan comme le président algérien Ahmed Ben Bella, l’écrivain Abderrahman Mounif, ou le ministre irakien Tarik Aziz. « C’était un génie et un autodidacte qui n’a jamais été à l’école. Pourtant, il a réussi à maîtriser la langue arabe et française, et son aura est plus importante au Machrek qu’au Maghreb », confie son ami Abbes Boudarka.

Lors de sa résidence à Paris, Bahi a été habité par ses boulevards et ses quartiers et ses bibliothèques, à tel point qu’il est devenu réputé comme connaissant la ville mieux que les Français. Il en a laissé un précieux et colossal travail de narration sur la ville. Précision de la description, justesse des analyses, talent d’écriture sont autant de qualités qu’on prête à ses travaux. Dans un de ses articles, il mettait en garde sur le fait que le Maroc compte sur la France et les États-Unis pour régler l’affaire du Sahara. En même temps, il reprochait à l’État d’avoir passé trop de temps à combattre la gauche, ratant ainsi plusieurs occasions de libérer le Sahara avant même l’indépendance de l’Algérie.

Mohamed Bahi s’est aussi fait connaître par sa chronique hebdomadaire publiée dans Al Itihad Al Ichtiraki. « La lettre de Paris », dont la publication était attendue à chaque fois par la classe politique et l’élite marocaine, parlait pèle-mêle de la situation politique au Maroc, de l’affaire du Sahara, de l’importance de la construction du grand Maghreb ou encore de la situation au Proche-Orient. « Dans sa demeure, il y avait un amusant désordre », disait de lui Zakia Daoud lors de son inhumation. Les ustensiles de cuisine côtoient les livres dans sa cuisine, et inversement dans son bureau, les livres se mêlent à la nourriture. Moderniste dans l’âme, Bahi a gardé des traits de ses origines rurales. Il ne sait conduire ni une voiture ni même une moto ou une bicyclette. Il ne sait même pas utiliser une télécommande, se rappelle, amusé, Abbas Boudarka.

Quand Saddam a décidé de liquider Bahi

Bahi a su tisser des relations privilégiées avec plusieurs leaders arabes. Quand le régime Syrien de Hafez Al Assad a décidé d’exécuter l’intellectuel George Tarabichi, Bahi est intervenu chez Michel Aflek, alors secrétaire général du parti Baâth irakien, et anciennement secrétaire général du parti Baâth syrien, pour sauver la vie de Tarabichi. Il en sortira indemne. Mais ses relations avec le régime irakien ne vont pas durer longtemps. Ses positions politiques et ses écrits ont fait de lui une cible. Dans les années 1980 alors qu’il a été président de l’Agence irakienne de l’information à Paris, Bahi n’hésitait pas à critiquer le régime de Saddam Houssein et certaines de ses actions dans plusieurs journaux ainsi que dans les cercles privés. Une attitude qui lui a valu de recevoir un « télégramme » de la part de Saddam qui le convoque en urgence à Baghdad. Alors que Bahi préparait sa valise pour le voyage à Baghdad, il va recevoir un appel du ministre de Saddam Tarek Aziz, avec qui il avait une relation spéciale, qui l’avertit de ne pas venir à Baghad puisque Saddam avait décidé de le liquider. Il avait échappé ainsi à une mort certaine, se rappelle son ami Abbas Boudarka. Les positions de principe de Mohamed Bahi lui ont valu beaucoup de soucis.

Abbas Bouderka a raconté que le président algérien Houari Boumédiène avait proposé à Bahi en 1975 la présidence de « la république sahraouie ». Une proposition refusée par Bahi plus tard, mais qui, sur le moment, avait demandé à Boumédiène un moment de réflexion. Une fois à Paris, sa réponse sera sans appel: « Je ne serais pas un esclave de Franco », en référence au dictateur espagnol dont l’armée occupait les provinces du Sud. Cette position unioniste et nationaliste l’a éloigné de l’Algérie jusqu’au début des années 1990, à cause de la crainte d’une vengeance de Boumédiène et de ses hommes.

Peu attiré par le pouvoir

Bahi n’est rentré de façon définitive au Maroc qu’au début des années 1990 après que Abderrahman El Youssfi a du batailler pour l’en convaincre. À son retour, El Youssfi l’a nommé conseiller chargé des journaux du parti (Libération et Al Itihad Al Ichtiraki), une tâche qui ne sera pas de tout repos. Mohamed El Yazghi, alors directeur de la publication des journaux du parti, a été évincé par El Youssfi qui a pris sa place. Sa tâche de conseillé lui a alors valu les hostilités d’El Yazghi et de son clan. En 1996, Bahi rend l’âme après une attaque cardiaque.

L’homme était connu pour son austérité et le peu de goût qu’il avait pour les postes. Il était proche des soufis, selon plusieurs témoignage de ceux qui l’ont côtoyé comme Abderrahman El Youssfi. L’ancien Premier ministre a dit de lui lors de son décès en 1996 : « Ton instinctive modestie a caché pour ceux qui ne regardent pas plus loin de leur nez, ta grandeur intellectuelle, ta maîtrise avérée ton absolu professionnalisme. En même temps, ton amitié noble, ta fidélité permanente et ton humanisme ont ravi beaucoup de citoyens ». El Youssfi va dire 20 ans après la mort de Bahi « qu’aucun pays ne peut penser à son avenir sans se rappeler de son histoire et ceux qu’y ont participé. Bahi été l’un des plus remarquables ».

Il avait de son vivant fondé « le cercle des amis de Mohamed Bahi » qui réunissait un ensemble de journalistes et de penseurs et de militants afin de discuter sur la politique nationale, arabe et internationale. Après sa mort, cette structure qui regroupait des personnalités comme Abderrahman El Youssfi, Abbes Moubarak Boudarka, Mohamed Amazigh, Ibrahim Ouchelh, a regroupé les écrits de Mohamed Bahi  récemment «publié en 5 livres», assure Boudarka. Aujourd’hui encore, ses anciens camarades de lutte et amis, réunis dans le cadre de ce cercle, organisent chaque année depuis vingt ans maintenant une soirée hommage au début du mois de juin. Une occasion de rappeler ce parcours exceptionnel, dernier vestige d’une époque de haute lutte désormais entrée dans l’histoire du Maroc moderne.

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