À contre-courant. La tragédie des sunnites

Par Omar Saghi

Les attaques terroristes en Arabie Saoudite, la veille de l’Aïd, et dans le périmètre sacré de la Mosquée du Prophète à Médine, annoncent un changement à triple niveau, gros de troubles futurs. D’abord, simultanément avec la Turquie, alliée objective de Daech au nord, l’Arabie Saoudite, son alliée objective méridionale, est à son tour frappée. En agressant les deux (dernières) puissances sunnites de la région, Daech prouve qu’il n’est pas un État, mais un mouvement, dont le but est de tout balayer sur son passage.

Deuxièmement, cette attaque montre que la radicalité de Daech, loin de faiblir, se renforce. S’attaquer à la Mosquée du Prophète, c’est viser les pèlerins comme idolâtres vouant un culte à un humain en visitant son tombeau, c’est d’emblée considérer tout musulman non affilié comme infidèle et pratiquer un takfir total, et c’est surtout agiter les fantômes des mouvements radicaux et millénaristes qui s’attaquaient aux Lieux saints, rappelant à Riyad le fâcheux précédent de la prise d’otages à La Mecque en 1979.

Mais le troisième palier est probablement le plus inquiétant pour l’avenir immédiat. S’il s’avère que l’attaque a été menée par des ressortissants saoudiens, et tout porte à le croire, cela prouverait que la contamination est dans un état avancé. Car la société saoudienne est, de toutes les sociétés arabo-sunnites, celle qui ressemble le plus au terreau de l’État islamique syro-irakien. Population nomade récemment et violemment sédentarisée, jeune, inactive et habituée à la rente pétrolière, nourrie d’idéologie salafiste et grandie à l’ombre des guerres impériales américaines dans la région, elle est très sensible à la propagation d’un mouvement de type daech. Dans l’immédiat, surtout durant les deux mois qui restent avant le pèlerinage, la scène politique saoudienne ressemblera à ce qu’elle fut en 2005, lorsqu’une reprise en main sécuritaire a permis de juguler la menace d’Al Qaïda. De plus, les condamnations unanimes, occidentales comme islamiques, sunnites comme chiites, créeront dans un premier temps un front uni contre de tels agissements.

L’interrogation soulevée par l’attaque de lundi dernier va hanter le Moyen-Orient pour les années à venir. Né de l’effondrement politique des sunnites en Irak, de leur écrasement par le régime en Syrie, Daech s’est voulu la voix de la majorité marginalisée. Voix monstrueuse et difforme, certes, mais ayant sa rationalité. En s’attaquant via le terrorisme aux Occidentaux, puis aux Turcs et aujourd’hui aux Saoudiens, cette voix monstrueuse montre désormais sa face irrationnelle, profondément inscrite dans le destin historique des sunnites de la région. Incapables de créer une unité politique au lendemain de la Première guerre mondiale, tombés dans les affres de l’autoritarisme après la Seconde, emportés par la folie de Saddam Hussein dans les années 1980 et 1990, voilà qu’un mouvement, antiétatique à souhait, prétend désormais les représenter.

Un corps agressé par un milieu extérieur hostile développe des anticorps capables de résister. Le biotope sunnite oriental a développé une curieuse version de ce mécanisme. Agressé depuis un siècle, il s’évertue à développer des entités qui appuient l’agression extérieure et le minent de l’intérieur. S’attaquer, à quelques jours près, à Istanbul et à Médine, c’est symboliquement dire que ni la tête historique ni la tête religieuse de l’islam sunnite ne sont à l’abri de la décapitation générale dont rêve le califat de Mossoul.