Le putsch raté, un cadeau en or pour le nouveau «sultan» Erdoğan ?

Après avoir déjoué le coup d’État, le président turc Erdoğan se présente comme garant de la stabilité du pays et des institutions démocratiques. De quoi consacrer sa présidentialisation du régime et sa personnalisation du pouvoir ?

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Crédit: AFP

Encerclement de l’aéroport d’Istanbul, bombardement du Parlement d’Ankara, contrôle de certaines routes : le 15 juillet, une partie de l’armée turque a tenté de prendre le pouvoir par coup d’État. Le but : renverser le président Erdoğan pour « restaurer l’ordre démocratique et les droits de l’Homme dans le pays ». Dans la nuit, le président lance un appel vidéo à la population en lui demandant de sortir dans la rue. L’appel est entendu. Des milliers de personnes, pro-AKP (le parti islamiste d’Erdoğan), mais pas seulement, s’y pressent. Les militaires dissidents sont arrêtés, certains tués. Bilan de la nuit : 290 morts et 1 400 blessés.

Le lendemain, à Istanbul, Erdoğan est accueilli en héros par la foule en liesse. S’il est indéniable que le président truc ressort plus fort de ce coup d’État (certains l’accusent de l’avoir commandité, même si de sérieux doutes demeurent sur cette thèse), deux questions restent sans réponse : Va-t-il réussir à changer la constitution à son avantage et ainsi réaliser son rêve de constitutionnaliser un régime présidentiel (déjà effectif dans les faits) ? Parviendra-t-il davantage encore à justifier les dérives autoritaires de son pouvoir, comme en témoigne la purge réalisée actuellement dans l’administration (voir encadré) ?

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Une dérive autoritaire depuis 2011

Certains observateurs politiques décrivent le régime actuel comme autoritaire, d’autres vont jusqu’à le qualifier de totalitaire. Jean-François Perousse, enseignant-chercheur, directeur de l’Institut français d’Études anatoliennes et co-auteur de Erdoğan : Le nouveau Pères des Turcs ?, est moins catégorique. Pour lui, il s’agit d’« une démocratie en crise, encore menacée et en cours de dérapage vers un système présidentiel arbitraire ».

Au pouvoir depuis 2003, Erdoğan a toujours eu une pratique de personnalisation du régime, nous explique le co-auteur de la biographie. « Le fonctionnement très personnalisé et centralisé du parti [l’AKP, dont il est le fondateur, NDLR] a, en quelque sorte, déteint sur le fonctionnement du pays », nous résume-t-il. Le culte de sa personnalité passe par une certaine paranoïa et la volonté de contrôler toute image négative qu’on rend de lui. Pour exemple, en mars, il convoque l’ambassadeur allemand à Ankara suite à « une parodie de lui diffusée à la télévision allemande qui le surnomme le big boss du Bosphore ».

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Une anecdote qui s’ajoute à plusieurs procès et arrestations de journalistes turcs. Il est vrai que, si la personnalisation du pouvoir n’est pas nouvelle, la dérive autoritaire d’Erdoğan a pris un nouveau tournant au début de son dernier mandat de premier ministre, en 2011. « La police et la justice ont été mises au pas, et les médias peu à peu intimidés, rachetés par des proches du président ou fermés par décision de justice », résume Médiapart.

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Bientôt une constitution sur mesure ?

Mais Erdoğan se sent toujours trop étroit dans ce costume de président. La constitution turque ne lui donne en effet qu’un rôle très limité par rapport aux prérogatives qui reviennent au premier ministre, poste qu’il a occupé de 2003 à 2014 avant d’être élu président et d’y placer Ahmet Davutoğlu puis Binali Yıldırım, davantage acquis à sa cause. Sa cause ? Entériner, de manière constitutionnelle, le régime présidentiel qu’il a mis peu à peu en pratique. Il ne s’en ai pas caché, cette réforme était présente dans le programme de son parti lors des élections de juin 2015. « Ce n’est pas un vœu personnel » mais « une nécessité » urgente, déclarait-t-il publiquement le 6 mai.

Le fiasco du 15 juillet favorise-t-il ce changement constitutionnel ? Ce n’est pas évident, à écouter Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po. « A priori, oui, Erdoğan se voit renforcé, du fait de l’échec du coup d’État, et qu’il ait défendu la démocratie, dans un sens, en se positionnant contre le coup d’État […] Mais il ne faut pas exagérer, ce n’est pas pour autant qu’il pourra changer la constitution. Pour cela il lui faut treize députés supplémentaires pour voter la tenue du référendum et même, lors du référendum, il n’est pas sûr qu’il gagne », estime le chercheur. À en croire les dernières élections législatives de novembre 2015, entre 40 et 50 % des votants sont partisans de l’AKP. De son côté, Jean-François a moins de doute : « L’organisation du référendum pourrait être rapide. Et compte tenu de la popularité d’Erdoğan, désormais devenu un héros de la démocratie, les résultats seront très favorables au projet », estime-t-il. Le président peut toujours convoquer (une nouvelle fois) des élections anticipées.

C’est que l’opposition n’est pas à même de s’entendre pour contrer le projet d’un Erdoğan, présenté comme homme quasi providentiel, garant de la stabilité turque, au milieu de la menace kurde, dans une région plongée en plein chaos depuis plusieurs années. D’un côté : le parti national, de l’autre le pro-kurde. Et aucune entente entre les deux. Un paysage qui pousse Bayram Balci à s’essayer à un parallèle entre la Turquie et le Maroc.

Légitimé, plus besoin de force pour Erdoğan ?

Une présidentialisation du régime probable, certes, mais inexorablement accompagnée d’une montée de l’autoritarisme ? Là aussi, les deux spécialistes contactés par Telquel.ma analysent la situation d’un prisme différent. Alors que Bayram Balci, pessimiste, prédit « qu’il va réprimer » et que « cela ne se fera pas dans le cadre de la loi », Jean-François est moins catégorique. Est-il inconcevable que le coup d’État entraîne un adoucissement de la pratique du pouvoir ? « Non. J’ose personnellement penser qu’il en sera ainsi. Erdoğan n’a plus besoin d’être autoritaire pour asseoir son autorité. Ce serait la suprême intelligence politique. Pour cela il faudrait sortir de la logique de vengeance, très tentante. ». Résistera-t-il à la tentation ?

 

La purge en chiffres (source : AFP)

21 000 licences de professeurs annulées
15 000 suspensions au ministère de l’Education
8 000 agents de la police détenus ou suspendus
6 000 soldat emprisonnés
1 500 membres du ministère des Finances renvoyés
2 745 juges renvoyés
1 577 doyens appelés à démissionner
118 généraux et amiraux placés en garde à vue
24 chaînes de télévision et radios interdites[/encadre]

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