Aziz Chahir, politologue: «le Makhzen a compris que le contexte politique a changé»

Le politologue Aziz Chahir livre son analyse sur les événements ayant suivi la mort de Mouhcine Fikri, leur impact sur le discours politique ainsi que la mobilisation qu’a suscitée cette tragédie.

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Crédit : AFP

Telquel.ma: Quel regard portez-vous sur les développements qui ont suivi la mort tragique de Mouhcine Fikri à Al Hoceima ?

Aziz Chahir

Aziz Chahir : Je constate le développement d’un discours misérabiliste où observateurs, intellectuels, et militants dénoncent « l’injustice et le non-respect de la dignité humaine ». C’est un discours que l’on connaît, auquel on adhère, mais nous sommes toujours dans la réaction. On est, à chaque fois, dans la réaction vis-à-vis d’un fait divers de la justice ou de la délinquance. Je pense à tcharmil, mais encore aux problèmes sociaux comme les ultras dans les stades ou la prostitution. Nous sommes acculés au commentaire.

Il faut maintenant être capable de traiter les bonnes questions que se sont posé les intellectuels et les militants il y’a plus de trois décennies. Il faut, notamment, mettre en avant la question de la reddition des comptes. Il faut déterminer les responsabilités. Le premier réflexe dans cette affaire d’Al Hoceima a été de dédouaner le policier avant même que la Justice ne se soit prononcée. Cela veut dire qu’il y’a un problème de fond vis-à-vis de la justice, qui n’est pas indépendante. C’est un cas similaire à l’affaire Daniel Galvan.

Il y’a une sorte d’omerta concernant la mise en question et la responsabilisation de l’appareil sécuritaire. Nous sommes encore dans la logique des années de plomb. La classe politique a du mal à désigner des noms sans le consentement du pouvoir central.

Le fait que cet incident ait eu lieu au Rif a-t-il contribué à renforcer son impact ?

Je n’ai pas cette impression. On peut toujours parler du facteur historique. On peut faire le lien avec la République du Rif, la gazéification de la population et la rancœur qu’elle a accumulée. On pourrait parler, comme les philosophes et les historiens, de « frustrations cumulatives » dont les effets peuvent durer pendant des générations. Mais ça ne répond pas aux questions que se posent les Marocains sur le marchand de poisson tué à Al-Hoceima.

Il faut, toutefois, prendre en compte les forces historiques amazighes. Pour alimenter la contestation, il faut des justifications ethno-tribales. La force amazighe est une force mobilisatrice. Des logiques ethno-tribales ont pu rassembler les individus loin de toute idéologie religieuse. Toutefois, cette contestation est dénuée de toute logique séparatiste. Ce sont des protestations qui réclament justice et de dignité.

Que pensez-vous de la réaction des autorités ?

Je suis mal placé pour juger des responsabilités politiques. Mais on peut évoquer la réaction du gouverneur d’Al Hoceima, qui est sorti à 3 heures du matin pour discuter avec les citoyens. C’est une avancée politique dans le Maroc moderne. Le fait que le procureur du roi et le gouverneur soient tous les deux sortis est vraiment révélateur. Pour la première fois, le Makhzen a compris que le contexte politique a changé. Ils ont compris qu’il fallait nouer un dialogue avec la société. Cela reflète la maturité de certaines composantes du Makhzen qui ont su s’adapter. Même si cette sortie a été marquée par des bourdes, comme l’annonce du licenciement du délégué à la pêche maritime qui aurait dû être prononcée par la justice, elle a été courageuse. Cela peut paraître anodin, mais l’autorité n’était pas obligée de se justifier. Il y’a eu une avancée au niveau du discours politique. Cela montre qu’au cœur du pouvoir, il existe une tendance visant à réformer l’administration.

Suite à la mort de Mouhcine Fikri, des manifestations ont été initiées dans plusieurs villes du royaume. Estimez-vous que celles-ci étaient spontanées ?

Il ne faut pas être dupe. Les révolutions dans l’histoire n’ont jamais été l’effet d’un mouvement spontané. Le monde d’aujourd’hui est soumis à des calculs politiques. Les manifestations ont été traversées par deux tendances d’instrumentalisation. A Rabat, Casablanca, Marrakech et Agadir, il y avait deux tendances. La tendance de gauche représentée par l’Association marocaine des droits humains (AMDH), les différentes associations des droits de l’homme et les forces de gauche d’une part, et les courants islamistes d’autre part.

Justement, vous évoquez les mouvances islamistes, les manifestations qui ont suivi la mort de Mouhcine Fikri ont vu la participation d’Al Adl Wal Ihsane, une mouvance restée muette pendant près de cinq ans…

Al Adl Wal Ihsane est la première force politique en termes de mobilisation, c’est indéniable. Ils disposent de plus d’une centaine de milliers de personnes. Ça en fait la première force mobilisatrice du royaume, devançant de loin la mouvance légaliste, celle du PJD. Depuis 15 ans, Al Wal Ihsane mène des négociations avec le Palais en vue de devenir un parti politique. Dans les années 1980, ils l’ont fait de manière officielle. La Jamâa est dans une logique participationniste non déclarée, qui satisfait les militants mais qui laisse l’espace ouvert pour que la communication avec les responsables mène à la création d’un parti politique.

 

 

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