À Al Hoceima où nous nous trouvions, comme de nombreux médias marocains et étrangers, les tentatives de former un cortège ont débuté peu après 16 heures, et se sont poursuivies jusqu’à 23 heures environ. À partir d’une masse d’une centaine de personnes, les rassemblements épars ont été systématiquement dispersés par les forces de l’ordre au moyen de charges des forces antiémeutes à pied ou véhiculées, faisant également usage de grenades lacrymogènes.
Les personnes dispersées – parmi lesquels des femmes, des enfants, des vieillards, des jeunes, des moins jeunes et une part significative de Marocains résidents à l’étranger – se rassemblent quelques rues plus loin pour marcher de nouveau vers la place Mohammed VI, rebaptisée place des martyrs par le Hirak. Ce ballet s’est répété ainsi jusqu’à la nuit tombée.
Nous avons été témoins d’un rassemblement de 1.000 à 2.000 personnes au maximum, formant un groupe en marche vers le centre-ville. La mobilisation dans son ensemble est quant à elle très difficilement quantifiable dans la mesure où ces mouvements de groupes formés puis rapidement dispersés avaient lieu simultanément à différents endroits de la ville. Ces groupes ont progressivement été tenus de plus en plus à l’écart du centre-ville, jusqu’à être repoussés dans les quartiers périphériques. Là, des affrontements ont éclaté avec les forces de l’ordre.
À Al Hoceima, ces affrontements se poursuivaient encore à 1 heure du matin, dans un quartier à proximité de l’hôpital Mohammed V, tandis que le reste de la ville, quadrillée par les forces de l’ordre, avait retrouvé le calme. Les communes avoisinantes ont également été le théâtre de mobilisation et d’affrontements sans que nous puissions en être témoins.
À Al Hoceima, une personne dans un état comateux, blessée à la tête, a notamment été transportée en hélicoptère vers Rabat, rapporte la MAP. Un bilan officiel en fin d’après-midi faisait état de 72 blessés du côté des forces de l’ordre et de 11 du côté des manifestants. Un bilan forcément provisoire, car dans la soirée des blessées continuaient d’arriver à l’hôpital Mohammed V. D’après un nouveau communiqué des autorités locales publié ce vendredi, le jeune blessé à la tête et deux policiers qui avaient été transportés « dans un état grave » sont dans un « état stable ». La même source précise qu’ils ont « reçu les soins nécessaires ».
Durant la journée du 20 juillet, les communications téléphoniques ont été très fortement perturbées. Il était difficile de pouvoir passer un appel, quasiment impossible de faire usage de la 3G. Les raisons en sont inconnues. De fait, assez peu d’images des évènements ont été disponibles dans l’immédiat. Telquel.ma propose donc un regard sur cet après-midi de mobilisation à Al Hoceima; celui de nos deux journalistes sur place en témoins. Une couverture forcément non exhaustive – compte tenu des manifestations éparses -, mais tâchant de rapporter au plus proche de la réalité ce qu’ils ont vu et étendu.
À chaque carrefour, des forces de l’ordre. Sous les porches, des hommes et des femmes, les bras croisés, attendent.
15 h 40. La place Mohammed VI est bouclée par les forces de l’ordre. Une trentaine de véhicules, dont un canon à eau, y stationnent. Des policiers interdisent aux passants de s’installer sur les bancs qui font face à la mer. D’autres font la circulation à coup de sifflets et de tours de bras énergiques. Les conversations se font à voix basse dans l’Avenue Abdelkrim El Khattabi qui remonte vers la place Ifriquia et la mosquée Ghinia. Plusieurs coups de sifflet se font entendre d’affilée. « Ça y est, ça commence? », demande, en français, un enfant de 10 ans qui tient la main de son père.
La vérité sort de la bouche des enfants : toutes les conversations se demandent d’où et quand va commencer la marche, « lmassira ». Alors que nous remontons l’avenue, un groupe de trois jeunes gens qui remontent l’avenue en silence est embarqué, devant nous, dans une fourgonnette de police, quasiment sans un mot, sans opposer de résistance. Sur la place, quelques cafés arrêtent de servir. Plus haut, quelques commerces restent ouverts. Une Ford Mustang, décapotable, gris mat, immatriculé aux Pays-Bas fait le tour du centre-ville la musique à fond. À chaque carrefour, des forces de l’ordre. Sous les porches, des hommes et des femmes, les bras croisés, attendent.
À 360 degrés, des gens courent en criant pour s’éloigner de la grenade lacrymogène
Vers 17 heures, un petit groupe commence à scander des slogans, tout près de la place. Des forces antiémeutes derrière eux, ils remontent l’avenue à grandes enjambées et emportent avec eux les gens sur les trottoirs. À la fenêtre d’une voiture, un enfant de moins de cinq ans reprend : « Non à la militarisation ! » Arrivés devant la mosquée, ils sont 200 à 300 personnes autour de la fontaine. Les forces antiémeutes les repoussent, à la main et à coup d’ordres fermes. Un homme tombe. Un attroupement se forme autour de lui. Des éclats de voix dans tous les sens, des bousculades. Manifestants et force de l’ordre sont mélangés et ne savent plus où donner de la tête. Le temps de se retourner, plus de 500 personnes ont formé un long cortège, derrière une banderole, à 50 mètres de là. Ils n’ont pas le temps d’entonner trois slogans qu’une, deux puis trois détonations se font entendre. À 360 degrés, des gens courent en criant pour s’éloigner de la grenade lacrymogène qui répand dans une fumée blanche un gaz qui provoque immédiatement une crise de larmes et des picotements dans la gorge.
À bonne distance, les épiceries sont prises d’assaut par des clients toussant et aux yeux rougis. Des femmes envoient des bouteilles d’eau depuis les étages des immeubles. Celles qui sont dans la rue se masquent la bouche et le nez de leur hijab. Des oignons coupés passent de main de main pour atténuer les effets du gaz. Les mieux équipés arborent des masques médicaux ou de chantier. Les visages tirés reprennent soudainement leurs esprits lorsqu’ils entendent une clameur à quelques rues de là. Un groupe s’est reformé et marche à nouveau vers le centre-ville. Bis repetita. Tirs de gaz lacrymogènes et avancée des forces de l’ordre pour « reprendre » l’intersection. Les groupes de manifestants ne cessent de se reformer. Nous apercevons un homme, en haillons, qui fume une cigarette impassible, alors qu’une escouade de policier – avec à leur tête un homme qui tire avec un fusil à canon court des cartouches de gaz lacrymogènes vers des manifestants – avance en sens inverse. Rassemblement, gaz lacrymogènes, charge, dispersion, rassemblement… L’enchaînement se répète sans fin, simultanément, à plusieurs carrefours de la ville.
À 18 h 15, nous croyons qu’une marche à proprement parler a réussi à se mettre en place. Plus de 1.000 personnes sont alignées sur 200 mètres dans l’avenue El Khattabi. Ils font face à maigre cordon de forces auxiliaires. Un groupe s’assoit devant les forces de l’ordre, des banderoles refont leur apparition. Alors qu’un attroupement commence à se former derrière les forces auxiliaires, celles-ci fondent dans la foule, à vive allure. Les manifestants s’écartent comme ils peuvent, sur les trottoirs. Dans le sillage des forces de l’ordre, des sandales abandonnées, des personnes à terre. Des cris. Des personnes sont arrêtées et placées dans des véhicules de police. La tension monte d’un cran. Lors du rassemblement suivant, nous verrons la chaise d’un café volé en direction des forces de l’ordre. Des bouteilles d’eau. Puis une pierre ricoche devant les forces de l’ordre. Immédiatement, une salve de grenades lacrymogènes retentit. Des policiers chargent dans tous les sens. Cette fois-ci, le centre-ville s’éclaircit un peu plus durablement. Le temps pour nous de recharger la batterie du téléphone… et des humains.
Des drapeaux amazighs sortent des véhicules souvent immatriculés par des plaques étrangères
Lorsque nous retournons en ville, moins d’une heure plus tard. Nous suivons le bruit de klaxons qui se font entendre au loin. Nous suivons leurs échos jusqu’aux quartiers de Hay Salam et Hay El Menzeh où une manifestation en voiture est en cours. Des drapeaux amazighs sortent des véhicules souvent immatriculés par des plaques étrangères. À l’intérieur, des familles, de très jeunes enfants. Les klaxons résonnent, entourés de piétons de plus en plus nombreux. Les rues sont rapidement saturées. Pourtant, les voitures parviennent à former un couloir pour laisser passer une ambulance, sirène hurlante, suivie d’un fourgon de police.
Trois minutes plus tard, au même endroit, nous serons témoins de la scène inverse. Une cinquantaine de personnes fondent sur une fourgonnette de police et frappent les grilles qui protègent ses vitres. « La ! La ! La ! », réprouvent les manifestants autour de ce carrefour. Trop tard. Des grenades lacrymogènes fusent dans tous les sens. L’une d’entre elles rebondit sur le mur derrière nous, à moins d’un mètre de notre tête. En 30 secondes, la place est vidée de ses occupants.
Une immense marche descend à présent de Hay El Menzeh vers le centre-ville. Près de 2000 personnes arrivent à proximité du stade. La tête du cortège est à moins de 200 mètres de la place Mohammed VI. De nouveau, des gaz lacrymogènes renvoient le cortège d’où il vient. Des adolescents, leur t-shirt en guise de cagoule ou masque à gaz, restent face aux forces de l’ordre, sous des tirs de gaz lacrymogènes rasants. Le reste de la marche est remontée à Hay Salam. Sur une place, elle établit un sit-in. Nous retrouvons la configuration des rassemblements quotidiens à Sidi Abid durant le mois de ramadan. Des slogans, des banderoles, des prises de paroles au mégaphone, alors que la nuit tombe sur Al Hoceima. Lorsque la marche se disperse d’elle-même à 22 heures après avoir juré collectivement de se retrouver le lendemain, nous avons le sentiment d’avoir assisté à la démonstration par la preuve du pacifisme revendiqué du Hirak.
Tu travailles pour le Makhzen ?
Nous apprendrons en fait plus tard, qu’au même moment, notre photographe se trouvait dans un autre quartier où l’ambiance était radicalement différente. À Afazar, photographiant des jets de pierres entre manifestants et force de l’ordre, il est pris à partie par des jeunes. « Tu travailles pour le Makhzen? », l’interpelle l’un d’entre eux. « Non, non, on l’a déjà vu pendant ramadan », se souvient un autre. Un attroupement se forme autour de lui, des mains tirent pour prendre son appareil. Un poing heurte son visage, sans gravité. Une mâchoire lui mord le doigt. Une personne se saisit de son appareil et part en courant. Yassine Toumi le rattrape et parvient à récupérer son instrument de travail, montrant sa carte de presse comme garantie de son indépendance. Quelques mètres plus loin, il est de nouveau pris à partie. Il s’accroche à son matériel, mais il est de nouveau embarqué. « Calme-toi. Viens chez moi. On va récupérer ton appareil, » lui dit un homme « que tout le monde semblait respecté ». Quelques minutes, plus tard le boitier et le flash sont effectivement de retour, intacts. Il manque l’objectif. « Ramenez-moi l’objectif tout de suite ! » hurle l’homme à la porte. L’objectif sera aussi de retour. « Maintenant tu files, » lui intime l’homme le plaçant sous escorte pour quitter le quartier. Dans la rue, c’est une véritable scène d’émeute. Des jets de pierres croisés. Des gaz lacrymogènes en série. Des barricades de fortunes illuminées par des feux à même le sol. Un triporteur est en flammes. Les plus jeunes sont en première ligne, mais des femmes en djellabas jettent aussi des pierres. Lorsqu’un jeune d’une quinzaine d’années brandit un drapeau marocain, deux femmes lui rétorquent : « Qu’est-ce que tu fais ? Baisse ce drapeau. » D’autres les approvisionnent en pierre et en oignons. À une heure du matin, les affrontements étaient toujours en cours dans ce quartier à proximité de l’hôpital Mohammed V. Des blessés continuaient d’affluer. Un manifestant, un policier et un gendarme ont été transférés dans un état critique à Rabat, par hélicoptère.
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