Il est 19h15. Soufiane El Bakkali gare prématurément sa voiture noire sur le bas-côté de la route. Il ajuste ses lunettes, remonte ses bas de contention. C’est parti pour 55 minutes de footing. Notre entretien ayant pris du retard, le champion n’a pas envie de terminer de nuit.
Son entraîneur, Karim Tlemçani, prend le volant pour se rendre à la forêt d’Ain Chkef, à une demi-douzaine de kilomètres du centre-ville de Fès. Nous patientons au milieu des chants des cigales, des senteurs de pins et d’eucalyptus.
L’athlète pénètre dans le bois, devisant tranquillement avec son « lièvre », fidèle partenaire d’exercice. Quelques jours après les Championnats du monde de Londres, il s’agit simplement de se dégourdir les jambes.
Depuis son retour, l’unique médaillé marocain des derniers Mondiaux d’athlétisme a du mal à se coucher tôt. Il enchaîne les festivités. Et savoure sa toute nouvelle notoriété. Les gens l’interpellent désormais dans la rue et sur les réseaux sociaux, où il a reçu plus de 5.000 demandes d’amis sur Facebook, 4.500 abonnements sur sa page, ainsi qu’un millier de messages sur Whatsapp.
« Ce n’est pas facile de canaliser un jeune de vingt-et-un ans! », plaisante son entraîneur.
Entre le maître et son poulain, la complicité règne. À peine la ligne londonienne franchie, le second s’est jeté dans les bras du premier. « Il s’est mis à pleurer en pensant à tous les sacrifices consentis pour en arriver là. Il était tellement heureux qu’il ne voulait plus me lâcher », s’amuse celui que le prodige appelle affectueusement Si Karim.
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Des capacités « hors du commun »
Leurs chemins se sont croisés par un beau jour de 2009. Le Fès Country Club, une académie de tennis lancée par l’homme d’affaires Fouad Mejjati Alami au mitan des années 2000, entreprend de s’ouvrir à l’athlétisme. Il organise une grande opération de détection, destinée exclusivement aux 3.600 écoliers d’El Merja, la banlieue voisine.
Karim Tlemçani, ex-manager des équipes nationales du Qatar (2002-05) et du Maroc (2005-09), se souvient d’un gamin de treize ans, portant de grosses chaussures et un short de basket. Il n’avait jamais couru. Il ne remporte pas sa série, mais tape immédiatement dans l’œil du technicien.
« Nous ne sommes pas tous égaux. Soufiane a des capacités cardiaques et pulmonaires hors du commun », loue cet ancien coureur de niveau régional, diplômé de l’Institut royal de formation des cadres de Salé.
La grande taille et la silhouette filiforme de l’adolescent – il mesure aujourd’hui 1m94, pour 68kg – convainquent Karim Tlemçani de l’initier au steeple-chase, une épreuve de demi-fond comprenant des passages de barrières et des sauts de rivières artificielles.
Le talentueux espoir se convertit à cette spécialité dès sa première année chez les cadets. Nationalement titré, il prend la quatrième place aux Mondiaux juniors disputés à Eugene (Oregon, nord-ouest des États-Unis), alors qu’il n’a que dix-huit printemps.
« C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon potentiel. J’ai réalisé que je pouvais vraiment passer professionnel », raconte Soufiane.
Un stakhanoviste attaché à ses traditions
Le jeune homme a abandonné les bancs du collège deux ans plus tôt. « Il est venu me trouver un matin dans mon bureau, pour me dire qu’il ne pouvait plus mener de front ses activités sportives et scolaires. Comme il n’avait pas de bonnes notes, il a décidé de quitter l’école », se remémore celui que Soufiane considère comme un deuxième père.
Adaptées au corps en pleine croissance du jeune garçon, les charges d’entraînement augmentent petit à petit. Dans la préparation du grand rendez-vous du mois d’août, elles atteignent jusqu’à douze sessions hebdomadaires, week-end compris.
Focalisé à 100% sur son objectif, Soufiane El Bakkali ne fait aucun écart. Il retrouve chaque matin son mentor dans un café, avant de s’élancer pour deux heures d’efforts. Il s’accorde un repas et une sieste, puis regagne la salle de musculation, la piste ou les graviers des forêts d’Ifrane ou de Fès. Rebelote le lendemain. Et ainsi de suite pendant quatre mois.
« Il ne décrochait même plus son téléphone, de peur d’être perturbé ou d’apprendre de mauvaises nouvelles », rapporte le coach, admiratif. « Il échangeait seulement avec sa mère, son frère ou son père, dont il est très proche. C’est un garçon qui reste aussi très attaché à la nourriture et aux traditions marocaines ».
Entre les séances, les deux compères ont pris l’habitude de se rassembler, avec le kinésithérapeute et le lièvre, pour décompresser autour d’une partie de ronda ou de partchi. Durant les Championnats du monde à Londres, ils évacuaient le stress en dansant et en chantant sur de la musique arabe, avant de réciter des versets du coran.
« Soufiane supporte très bien la pression. Il était même moins crispé qu’au meeting de Rabat, fin juillet, où il tenait absolument à s’imposer devant son public », atteste Karim Tlemçani.
« Son origine modeste lui donne une force et une rage de vaincre supérieures aux autres », avance Olivier Mangelinckx, secrétaire général du Fès Country Club (FCC). Très fier de sa « locomotive », le Belge se félicite qu’un sixième Fassi se soit hissé sur un podium international.
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Progresser en langues et améliorer ses records
Financièrement soutenu à ses débuts par le Fès Country Club, Soufiane El Bakkali est devenu salarié de la Fédération royale marocaine d’athlétisme (FRMA) en intégrant l’Académie internationale Mohammed VI d’Ifrane, il y a quatre ans. Sous contrat avec un célèbre équipementier, sa médaille d’argent lui a permis de négocier une revalorisation de plus de 250%, et d’en faire ainsi profiter toute sa famille.
Dans l’immédiat, le surdoué doit se reconcentrer s’il veut s’adjuger la couronne de la Diamond League – le circuit regroupant les plus grandes compétitions de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) – à Bruxelles, le vendredi 1er septembre 2017. S’ensuivront deux ou trois semaines de vacances bien méritées, avant d’attaquer une nouvelle saison.
Pour l’enfant d’El Merja, la priorité extrasportive sera de progresser dans la langue de Molière, afin de pouvoir traiter directement avec son agent français, et de perfectionner son anglais, pour répondre plus facilement aux sollicitations des sponsors et des organisateurs de compétitions.
Côté stade, l’objectif sera d’améliorer ses records personnels sur 3.000 m steeple (8’05’’12) et 5.000 m plat (13’47’’76). Les records du monde (respectivement 7’53’’63 et 12’37’’35) sont-ils déjà à portée de pointes? « Nous verrons bien. Tout ce que je peux vous dire, c’est que Soufiane n’a pas de limites », sourit Karim Tlemçani.
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