Des associations pointent les failles de la loi contre les violences faites aux femmes

Les associations engagées sur le terrain aux côtés des femmes victimes de violences se disent insatisfaites du contenu de la loi 103-13 relatif aux violences faites aux femmes. Explications.

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Manifestation à Casablanca le 23 août 2017 pour protester contre le harcèlement sexuel. Crédit: Stringer / AFP

Les associations de défense du droit des femmes victimes de violence ne cachent pas leur déception voire leur colère. Après pratiquement cinq années de lutte, la loi contre les violences faites aux femmes, définitivement été adoptée par la Chambre de représentants le 14 février, ne ressemble pas à ce à quoi la plupart d’entre elles aspiraient. Viol conjugal, diligence voulue, interdiction formelle du mariage des mineurs… De nombreux acteurs associatifs engagés sur le terrain aux côtés des femmes victimes de violences pointent du doigt les insuffisances de cette nouvelle loi. Ils imputent notamment ses manquements au fait qu’ils n’ont pas été suffisamment consultés.

« Malgré leur combat incessant pour une législation de qualité en matière de lutte contre les violences faites aux femmes garantissant la prévention, la protection, la punition des coupables et la prise en charge ainsi que la réhabilitation des victimes, les associations n’ont pas été associées à l’élaboration de la loi 103-13« , lance Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité, et figure du mouvement féministe, lors d’une rencontre organisée mardi 27 février au Four Seasons.

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Fatima El Maghnaoui, directrice du centre d’aide aux femmes victimes de violences à Rabat relevant de l’Union de l’action féministe (UAF), pense également que si ce texte de loi ne correspond pas aux différents traités internationaux ratifiés par le Maroc, c’est surtout parce que la société civile et notamment les associations féministes n’ont pas été suffisamment mises à contribution. « La ministre dit toujours qu’elle a pris en compte nos mémorandums, mais ce n’est pas suffisant. Nous travaillons au quotidien avec ces femmes violentées, nous aurions donc dû être consultées bien avant« , regrette l’activiste.

Imprécisions juridiques

« Une fois mise en œuvre, dans six mois après sa publication sur le journal officiel, la plupart de ses articles rejoindront le Code pénal et il ne restera dans la loi que les définitions et les mécanismes de prise en charge« , écrit Nouzha Skalli dans une tribune publiée hier, mardi 27 février, sur le site de Middle East Eye.

« À noter que la philosophie du Code pénal se fonde sur des concepts moralisateurs et obsolètes comme les bonnes mœurs et l’ordre des familles, et non sur les principes et valeurs de la loi fondamentale basés sur les droits humains et les libertés individuelles », ajoute-t-elle.

Pour la plupart des associations féministes, le texte de loi comporte de nombreux manquements ou imprécisions. C’est le cas, comme l’indique Nouzha Skalli, de la « diligence voulue« , « un principe pourtant recommandé par les Nations unies et qui consacre l’obligation pour les autorités d’enquêter, de chercher les preuves, de prévenir la violence, de protéger les femmes, de sanctionner les auteurs et de prendre en charge les victimes et leurs enfants« .

Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la famille et de la solidarité et figure du mouvement féministe
Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social, de la Famille et de la Solidarité, et figure du mouvement féministe Crédits : Abdelhak Senna/AFP

Le texte ne propose pas non plus de réelle définition du harcèlement sexuel, relèvent les activistes interrogées. Il ne qualifie pas « en tant que délits ou contraventions, selon le cas, tout comportement menaçant dirigé envers une femme ou une fille conduisant celle-ci à craindre pour sa sécurité ou pour sa liberté de mouvement« , comme le recommandait le CNDH en 2014, selon les termes des conventions internationales ratifiées par le Maroc.

Les acteurs associatifs des centres d’écoutes des femmes victimes de violence se plaignent plus particulièrement du manque de précision dans certains cas de figure. Le mariage forcé par exemple est bien sanctionné par la loi, mais uniquement en cas d’utilisation de violences ou de menaces. Le mariage coutumier avec lecture de la fatiha (première sourate du Coran), « utilisée pour marier des mineures en contournant les dispositions du code de la famille qui fixe à 18 ans l’âge du mariage« , n’est toujours pas pénalisé, explique Nouzha Skalli.

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Viol conjugal et mariage des mineurs

Pour Fatima El Maghnaoui, qui est au contact des femmes victimes de violence au quotidien dans son centre d’écoute à Rabat, « la loi aurait dû interdire tout simplement le mariage précoce et mettre fin à la marge d’exception prévu par la Moudawana aux articles 20 et 21« .

Ces articles sont trop souvent utilisés selon elle « par des juges rétrogrades et mal informés en termes de droits humains« . Elle raconte : « il y a quelque temps, on a reçu une jeune fille de quinze ans à Agadir. Le juge avait accepté de la marier et vous savez pourquoi? Il lui a demandé si elle savait faire la cuisine, elle a dit oui. Puis, il a affirmé que physiquement elle avait l’air d’avoir 20 ans. Autant de critères qui lui ont permis de conclure le mariage. Ca n’a pas de sens« .

C’est pourquoi son association, dans un mémorandum, avait exigé qu’il y ait toujours à côté du juge « une assistante sociale qui se réfèrerait elle-même au certificat médical délivré par le médecin et surtout qui se déplacerait elle-même sur le terrain familial et marital pour analyser la situation« , explique Fatima El Maghnaoui. Une préconisation qui n’a pas été retenue dans le texte de loi final.

Fatima El Maghnaoui est directrice du centre d'aide aux femmes victimes de violences à Rabat relevant de l'Union de l'Action Féministe (UAF)
Fatima El Maghnaoui est directrice du Centre d’aide aux femmes victimes de violences à Rabat relevant de l’Union de l’Action féministe (UAF) Crédits : capture d’écran YouTube

Un point qui est, pour la psychologue Nadia Cherkaoui, plus que central: « On connaît pourtant les conséquences des mariages précoces : violences conjugales, fugues… Les femmes deviennent quelques fois mères célibataires et finissent par être stigmatisées« .

La spécialiste anime chaque semaine des groupes de parole de femmes victimes de violences chroniques, au sein du centre d’écoute de l’Association marocaine de lutte contre les violences faites à l’égard des femmes (AMVEF) à Casablanca.

Elle affirme que sur la dizaine de patientes présentes, la moitié est constituée de jeunes filles mariées lorsqu’elles étaient mineures. « Elles n’ont pas pu avoir les armes pour se défendre contre les violences conjugales. Toutes jeunes, elles se sont retrouvées face à une personne qui avait le double de leur âge, portant à la fois la casquette de mari, de père et de législateur, et qui décidait tout à leur place« , s’agace la spécialiste.

Le viol conjugal, cheval de bataille de nombreuses associations du droit des femmes, lui, n’est pas du tout mentionné dans le texte de loi. Lorsque Nouzha Skalli compare la nouvelle loi marocaine à la toute nouvelle loi tunisienne contre les violences faites aux femmes qui correspond selon elle « bien plus aux référentiels internationaux des droits de l’Homme et dont s’est félicité la société civile tunisienne », elle s’insurge de l’absence de sanction dans ce cas de violence. « Dans la loi tunisienne, l’incrimination du viol (nouvel article 227 du Code pénal tunisien) est qualifiée ainsi ‘indépendamment du lien entre le violeur et la victime’ permettant de réprimer le viol conjugal. Ce qui n’est pas le cas dans notre loi« , relève-t-elle.

Pour la psychologue Nadia Cherkaoui, le viol conjugal représente pourtant un réel problème sur le terrain : « Il est l’un des visages de la violence. Le problème c’est que les femmes que nous recevons ont déjà intégré l’idée que l’homme peut demander ce qu’il veut, quand il veut, car la religion prescrit l’obéissance absolue de la femme. Or, lorsqu’un mari ordonne de faire comme dans les vidéos pornos qu’ils leur montrent ou réclame un rapport anal, interdit lui aussi par le Coran, sa femme peut le vivre comme une double violence : pour leur intégrité d’une part, mais aussi, souvent, religieuse, car elles ont l’impression d’être dans le péché« .

Ajoutons enfin que si pour la première fois, la loi pénalise l’expulsion du domicile conjugal, elle ne prévoit toutefois pas de mesure de protection pour les femmes expulsées. Il en est de même pour la dilapidation des biens communs du couple.

Des unités de prises en charge aux contours flous

Si la loi prévoit la mise en place « d’unités spécialisées chargées de pourvoir aux besoins des femmes et des enfants au sein des tribunaux, des agences gouvernementales et des forces de sécurité, ainsi que de comités locaux, régionaux et nationaux chargés des questions concernant les femmes et les enfants« , les activistes estiment cependant que leurs contours ne sont pas bien clairs.

C’est ce que dénonce Human Rights Watch, dans un communiqué publié le 26 février: « La loi ne prévoit pas d’assistance financière pour les victimes », et ne définit pas « clairement le rôle du gouvernement dans l’octroi d’un soutien et de services aux victimes de violences conjugales, notamment la fourniture d’un refuge, de soins médicaux, d’un soutien psychologique, de conseils juridiques et d’une assistance téléphonique d’urgence », ajoute la même source.

Un avis que partage Nadia Cherkaoui. « Il n’y a rien concernant les modalités de mise en oeuvre de ces unités. Comment le personnel de ces centres d’hébergement va-t-il écouter les femmes ? Quelle sera exactement la prise en charge psychologique? Quels moyens va-t-on leur donner ?« , s’interroge-t-elle.

« L’appel à candidatures pour diriger ces nouvelles unités vient d’être lancé, mais j’ai peur que sous notre actuel gouvernement conservateur, les directeurs recrutés par le ministère n’aillent pas dans le sens de notre référentiel en termes de droits humains« , ajoute Nadia Cherkaoui.

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Nouzha Skalli reproche à ces nouveaux mécanismes de prise en charge d’être « bureaucratiques » et de ne pas avoir suffisamment inclus les expériences associatives déjà existantes dans le domaine, qui jouent un rôle important sur le terrain dans la prise en charge et l’accompagnement des femmes victimes de violences.

En effet, au Maroc le combat contre les violences faites aux femmes a été pris en charge très tôt par la société civile, dès le début des années 1990, lorsque les premiers centres d’écoute ont vu le jour. Aujourd’hui, le réseau AMVEF s’est développé et compte plus de 70 centres d’écoute et d’assistance psychologique et juridique pour les femmes victimes de violences à travers le royaume.

« Ces centres ont longtemps été les seuls recours pour les victimes de violences et ont permis aux associations de développer une véritable expertise et de s’ériger en partenaires incontournables des politiques publiques en la matière« , explique Nouzha Skalli, dans sa tribune.

Cette dernière note d’ailleurs, que la loi 103-13 a limité le droit des associations à se porter partie civile : « Pour ce faire, l’association doit avoir l’autorisation écrite de la victime sans prévoir la procédure à adopter quand la victime est dans le coma ou déjà morte« , fait remarquer Nouzha Skalli.

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