La longue agonie du grand théâtre Cervantes

Symbole fort du cosmopolitisme régnant à Tanger tout au long de la première moitié du XXe siècle, le grand théâtre Cervantes disposait également de la plus grande scène d’Afrique du Nord. Faute d’un commun accord entre le Maroc et l’Espagne, le bâtiment est condamné à une mort lente. C’est le sujet choisi par France culture en traitant des “origines des mondes culturels”.

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Le théâtre Cervantès, lieu emblématique de Tanger, est 
à l’abandon.

C’est l’histoire d’un édifice Art nouveau en béton armé, construit dans le Tanger de 1913, soit dix ans avant la transformation de la ville en “zone internationale”. Érigé au centre de ce qui est désormais appelé l’“ancienne Tanger moderne”, l’imposant et pas moins resplendissant Gran Teatro Cervantes donnait sur le mythique port, la baie et la péninsule ibérique qui domine l’horizon marin de Tanger.

Au commencement, un couple Gaditano

Tout avait commencé par l’émigration à Tanger en 1903 de Manuel Peña Rodríguez, un pêcheur de Cadix en quête de nouvelle vie sur la rive sud de la Méditerranée. “Il s’installe dans cette ville internationale où toutes les religions sont pratiquées. La destination n’est pas choisie au hasard, car il rejoint le riche oncle de sa femme, Antonio Núñez Reina” situe France Culture dans un article publié le 17 août et consacré à l’histoire de ce bâtiment. À la mort de l’oncle d’Esperanza Orellana, le couple acquiert toutes les propriétés en tant que seuls héritiers.

C’est alors que Manuel Peña Rodríguez va songer à bâtir un théâtre aux aspects hispanisants dans sa ville d’adoption, “pour faire plaisir à sa femme passionnée de théâtre” et “pour mettre la culture espagnole au cœur de la ville de Tanger”. Un pari que l’ancien pêcheur devenu riche commerçant finit par remporter dans une agglomération en plein essor, et où Français et Britanniques font également de la culture un champ de bataille.

Ce sera un 919 places (bien que certaines sources parlent de 1 400 places) construit avec des matériaux exclusivement importés d’Espagne, et avec l’aide de sculpteurs, peintres et artisans ibériques sous la houlette de l’architecte espagnol Diego Jiménez Armstrong. Natif de la ville, il a fait ses études à Paris avant de revenir pour construire les plus beaux bâtiments du Tanger international.

Les 30 glorieuses

Durant ses années fastes, le Cervantes accueillait le gotha artistique de l’époque, à l’image du ténor italien Enrico Caruso, la comédienne française Cécile Sorel, ou la star égyptienne Youssef Wahbi, sans oublier les plus grandes vedettes espagnoles, faisant du Gran Teatro un lieu de rencontre de l’élite fortunée du pourtour méditerranéen.

Dès ses débuts, le lieu joue un rôle culturel primordial au Maroc. Mais malgré son succès, le théâtre est trop grand et il n’est pas rentable” rappelle l’article. Devant ce problème de rentabilité, le couple espagnol fondateur préfère le céder à l’État espagnol en 1928 pour 450 000 pesetas. Depuis, le Cervantes proposera un programme varié avec des opéras et des pièces de théâtre. Les premières troupes marocaines y seront également conviées pour jouer plusieurs pièces, dont Othello, en arabe, en 1929 déjà.

Le catch, l’indépendance, et la mort par KO

C’est à partir des années 1950 que le Gran Teatro commence à connaître des difficultés. Pour capter l’attention dans une cité où les établissements de divertissement rivalisent par leur originalité, ses responsables décident changer de décor et d’intégrer de nouveaux programmes. Le Cervantes devient une salle de…. catch ! “Les catholiques, les juifs, les musulmans… tous viennent voir ce spectacle, à mi-chemin entre sport et théâtre” commente France Culture.

Faisant appel à beaucoup de catcheurs espagnols en fin de carrière. Juifs et musulmans de la ville sont lassés de ne voir évoluer que des combattants ibériques auxquels ils peinent à s’identifier. “On trouve donc un juif de Casablanca, Liberaty, pour combler ces attentes. Mais on peine à trouver un catcheur musulman. Les organisateurs décident donc de ramener un nouvel Espagnol qu’ils font passer pour un musulman” raconte-t-on, entre nostalgie et dérision.

L’indépendance du Maroc et la chute du statut international de Tanger sonnent le glas du Cervantes en 1956. La ville s’est peu à peu vidée de ses Espagnols. Le gouvernement boude le lieu, faute de ressortissant à même de lui redonner son éclat d’antan. C’est à cette époque que le théâtre s’est métamorphosé en salle de cinéma, mais ni la qualité ni les recettes n’étaient au rendez-vous. La direction du théâtre s’improvise même comme soutien financier à l’Algérie luttant pour son indépendance. “Pendant la guerre d’Algérie, les recettes de certaines représentations sont reversées au FLN” rappelle France Culture.

Voyant son affluence réduite à peau de chagrin, le Cervantes fut abandonné à lui même et ferme définitivement ses portes en 1962.  Entre 1972 et 1992, il sera loué, sans rouvrir pour autant, par l’État espagnol à la ville de Tanger pour un dirham symbolique. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a entretenu le théâtre qui ressemble de plus en plus à un triste bâtiment en ruine. Malgré son emplacement idéal, au cœur battant de la ville, se projetant sur le mythique Sour El Maâgazine le bâtiment n’a pas été réhabilité.

Cacophonie gouvernementale

La mue que connaît Tanger depuis presque deux décennies en devenant le deuxième poumon économique du royaume laissait présager une seconde vie pour le grand théâtre. Il n’en sera rien.  Pour autant, plusieurs personnalités attachées à la ville sont montées au créneau pour collecter des fonds et faire renaître le théâtre.

Proposition d’un projet de préservation au gouvernement espagnol, création de l’Association Cervantes d’Action culturelle et d’Amitié Hispano-Marocaine, collecte de fonds pour des interventions d’urgence auprès du Directeur des Relations culturelles et scientifiques du ministère espagnol des Affaires étrangères…. Mais les autorités espagnoles ont estimé les travaux de rénovation à 5 millions d’euros.  Seule satisfaction pour ceux qui se sont passionnés pour le Cervantes : le classement du bâtiment en 2007 en tant que patrimoine national, en attendant une reconversion tant souhaitée.

Le Maroc et l’Espagne qui souhaitaient tous les deux trouver un accord pour sauver les lieux ont mis un temps très long à négocier. L’Espagne refusant de payer pour un lieu en dehors de ces terres a préféré léguer le Cervantes en 2015. Mais cette décision prise, il a fallu se mettre d’accord sur les termes du projet, l’Espagne souhaitant garder un œil sur la programmation. Le gouvernement voulait aussi céder le Cervantes seulement si la ville faisait un effort pour réhabiliter le quartier alentour. Depuis la décision, rien n’a évolué et le théâtre attend son heure” conclut France Culture.

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