Les sabots de la discorde

La pose de sabots immobilisants sur les véhicules des Tangérois fait débat dans la ville du détroit. Les automobilistes mécontents de cette disposition, jugée illégale par la Cour des comptes, se mobilisent et pointent du doigt les méthodes de Somagec Parking. Celle-ci affirme de son côté opérer en toute légalité dans le cadre de la gestion déléguée par la ville de Tanger. 

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La pose du sabot par une société privée est jugée illégale par la Cour des comptes. Crédit: DR

À Tanger, la pose de sabots de Denver par la Somagec sur les automobiles confère à la ville du détroit des allures de Far West. Aux voitures immobilisées et sanctionnées d’une amende de 50 dirhams par des agents communaux, des riverains excédés répondent par la mobilisation en groupe de résistance et de veille.

Grâce aux réseaux sociaux, ils s’organisent et font sauter les pinces enserrant les roues de voitures à l’aide de clés artisanales. Une tension palpable règne sur Tanger, sur fond de flou entretenu sur cette pratique, alors que celle-ci a été jugée illégale dans tout le Royaume à la suite d’une décision de la Cour des comptes en août dernier.

Le 6 octobre, un cortège composé d’une cinquantaine de voitures a entamé un défilé accompagné de klaxons, afin de protester contre Somagec Parking, la société privée en charge des stationnements dans la ville de Tanger. « Nous nous sommes rendus dans toutes les rues où la Somagec a imposé les places de stationnement payant », explique Sarah* à TelQuel. Un cortège sonore, en rang d’oignons, qui s’est ensuite rendu devant le siège de la commune pour manifester son mécontentement devant les autorités. « On s’y est arrêté devant dix minutes afin de klaxonner. On savait très bien qu’il n’y avait personne à l’intérieur, mais c’était davantage symbolique », poursuit celle qui se considère comme « une femme de terrain ».

Posted by Adil Ac on Saturday, October 6, 2018

Les horodateurs remplacent les gardiens 

Voilà plusieurs mois que Somagec Parking est contestée par les Tangérois. Notamment depuis que la société de gestion déléguée des parkings souterrains et horodateurs dans la ville procède à la pose d’horodateurs dans un périmètre de 150 mètres autour des deux parkings déjà opérationnels. L’un se trouvant, depuis 2017, au niveau de la corniche, l’autre inauguré en juillet dernier près de la place des Nations. Une extension de zone prévue dans le cahier des charges, consulté par TelQuel, et signé en septembre 2014 entre la Somagec et la Commune urbaine de Tanger.

De quoi contraindre les automobilistes à devoir payer pour garer leur véhicule. Mais un véritable casse-tête pour certains résidents, devant de ce fait s’acquitter de 3,50 dirhams par heure de stationnement. « La Somagec a installé un horodateur en bas de chez moi, quelques jours après la fin du ramadan », explique Sarah. « Avec le voisinage, nous avons fait un scandale. D’autant plus qu’au départ, ils nous proposaient de payer un abonnement à 400 dirhams par mois », poursuit-elle.  

Depuis, des négociations ont eu lieu, réduisant le forfait mensuel à 200 dirhams pour tous les riverains proche du périmètre couvert par la Somagec. Un timide compromis, toujours insuffisant pour Sarah : « Nous avons continué à protester. Au commissariat, les policiers nous répondaient que ce n’était pas leur travail ».

Également joint par TelQuel, le directeur des opérations de la Somagec, Mehdi Bouhriz, explique que « nulle part au monde, les résidents ne sont exonérés de frais de parkings ». Dans ce sens, le directeur avance que 300 personnes bénéficient de ce forfait résident, lequel donne accès à un stationnement gratuit dans les zones recouvertes par la Somagec. Un modus operandi plus avantageux pour les utilisateurs, et qui se situe, selon Mehdi Bouhriz, dans le « sens du développement ». « D’après des retours d’expériences que nous avons eues de la part des clients, cela [ce forfait] reste moins onéreux que ce qui pouvait être payé en frais de gardiens auparavant, et qui reste une pratique très généralisée au Maroc, » assure-t-il.

« Gabegie délétère »

Un nouveau système clivant. Pour contrer ce qu’ils appellent « l’inactivité des autorités », les usagers ont trouvé, par le biais des réseaux sociaux, un moyen de faire porter leur action. Le 17 juin, un groupe Facebook voit le jour et totalise désormais plus de 40.000 adhérents. « Cela fait 350 demandes d’ajouts quotidiennement », détaille Farah Bennani, membre active de la page Facebook. Avant d’ajouter : « Les demandes sont filtrées au maximum par les administrateurs du groupe pour éviter les faux comptes et les intrus. On parle bien de citoyens réels qui en ont marre de cette gabegie délétère. »

Dans ce groupe, les internautes y partagent leurs déconvenues, sensibilisent les usagers quant à leurs droits, et s’organisent pour venir en aide aux automobilistes dont les voitures ont été clouées sur place. Certains se plaignent d’avoir subi une pose de sabot à tort. Photos à l’appui, de nombreux Tangérois se sont dotés de clés ou de grosses pinces avec lesquelles ils parviennent à ouvrir les sabots de Denver enserrant les roues des véhicules.

« Le problème reste que certains Tangérois payent malgré tout les amendes et le ticket », constate pour sa part Sarah. De quoi briser la chaîne de solidarité ? « Peut-être que des personnes ne sont pas au courant de notre existence, ou alors qu’ils ont peur. D’autant plus qu’il y a pu avoir des arrestations, ça a pu les freiner ».

Clés et grosses pinces sont utilisées par des Tangérois afin de retirer les sabots.Crédit: Facebook

Fin juillet, l’un des membres de la campagne de « boycott des sabots », Mohammed Said Bouhaja, a été appréhendé et emprisonné treize jours. Les raisons ? Une plainte déposée contre lui par la Somagec pour six différents chefs d’accusation. Dont le vol de… 160 sabots. « Ce n’est pas un cas isolé », explique Omar Benajiba, avocat au barreau de Tanger. Impliqué dans la défense des prévenus et membre du groupe de ce boycott, il explique « qu’il y a eu six ou sept poursuites » entamées par la société « pour dégradation de biens publics ». 

Pourtant, « au mois d’août, la Cour des comptes a considéré la pose de ces sabots, ainsi que les amendes perçues pour leur retrait, comme étant illégales et anticonstitutionnelles. C’est une décision qui concerne l’ensemble du territoire national », argue l’avocat. Selon lui, la Somagec Parking se trouve en infraction vis-à-vis de la loi.

Qu’en est-il pour les zones d’extension concernées ? La société de gestion aurait mis la main sur une « grande partie des rues du centre-ville » de la cité du détroit poursuit Omar Benajiba. Et de développer : « Ils (la Somagec ndlr), rentabilisent au maximum les zones publiques où ils ont installés des horodateurs et verbalisent dès qu’ils le peuvent. De neuf heures du matin à dix-neuf heures de septembre à mai (l’horaire s’étale jusqu’à minuit l’été, ndlr) aux tarifs de 3,50 dirhams de l’heure. Nous avons néanmoins réussi à obtenir le retrait du dimanche ».

Bataille juridique en cours 

La Somagec dans l’illégalité ? Pas aux yeux de son directeur des opérations qui voit un cas différent s’appliquant à la cité du détroit. Mehdi Bouhriz explique : « À Tanger, nous sommes dans une gestion déléguée. Ce qu’elle a de plus solide, comparé aux concessions qui s’appliquent dans des villes comme Rabat ou Casablanca, c’est l’article 4 de la loi de gestion déléguée ». Celle-ci pousse « l’autorité délégante et le délégataire au maintien de l’équilibre financier du contrat et la juste rémunération du délégataire ».

En 2015, la Somagec a remporté l’appel d’offres de la ville de Tanger pour la construction de plusieurs parkings souterrains. La société de gestion de stationnement a investi 600 millions de dirhams, dont 420 millions pour le centre-ville en fond propre, avec un retour sur investissement sur trente ans. Elle s’estime alors « dans son droit pour assurer le recouvrement des paiements », explique Mehdi Bouhriz.

D’autant qu’aux yeux de son directeur d’opération, la société de parking bénéficie de la loi organique des communes en tant que gestionnaire délégué, laquelle confère « les pleins droits au maire d’imposer le stationnement payant ». Un argument que balaie Omar Benajiba, avocat de la partie adverse. Surtout en ce qui concerne l’extension aux voies publiques, où la société n’aurait pas rendu public le contrat la liant à la Commune « comme le mentionne l’article 14 de la loi de gestion déléguée. »

Paroles et contre paroles

Si Omar Benajiba souligne que « les autorités locales ne se préoccupent pas du problème », il pointe également des tentatives d’intimidation de la part de la société, en filmant notamment les usagers. Un mal plus ancré pour Sarah : « Il y a de l’incivilité de la part des agents communaux qui posent les sabots ou réclament les paiements ». Des accusations rejetées par Mehdi Bouhriz, qui pointe de son côté une montée des tensions de la part des « usagers réfractaires ». « Ce n’est qu’après des provocations qu’ils commencent à filmer », souligne-t-il. Il explique que les personnes employées sont « des agents communaux ». Au nombre de six, bien que le chiffre devraient augmenter au fur et à mesure de l’ouverture de parkings, ils sont « mis à la disposition de la Somagec, par la Commune urbaine de Tanger ». 

Sarah, elle, déplore des paroles déplacées à l’égard des femmes, mais aussi des agents qui porteraient sur eux des couteaux. « Certains font seulement ce que la Somagec leur demande de faire, bien qu’ils soient conscients qu’ils ne sont pas censés pénaliser les automobilistes. Mais d’autres intimident les usagers. Il y a une peur qui s’installe », tranche-t-elle.

Des accusations et des contre-accusations, qui ont, sur fond d’imbroglio, de quoi nourrir une incompréhension consommée des deux côtés. « Nous ne sommes pas contre les parkings souterrains, seulement on ne peut pas nous demander de toujours payer. On veut qu’il puisse y avoir un choix », poursuit Sarah. Une situation à part, qu’elle résume, partagée entre lassitude et conviction : « Entre nous, on se demande si Tanger fait vraiment partie du Maroc ».

*Le prénom a été modifié

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