Un coup de force peut en cacher un autre, parfois plus inimaginable qu’il n’y paraît. Le maréchal Khalifa Haftar a ordonné, jeudi 4 avril, à son autoproclamée armée nationale libyenne (ANL) “d’avancer” sur Tripoli, capitale de la Libye. “L’heure a sonné”, déclarait-il, la voix forte, dans un message sonore diffusé sur la page Facebook “du bureau des médias” de l’entité militaire. En un rien de temps, lors de la même soirée, les troupes se trouvaient “aux portes de la capitale”, avançait le porte-parole de l’ANL, le général Ahmad al-Mesmari, dans une vidéo montrant des dizaines de chars siglés ANL.
Le général Khalifa #Haftar dévoile ses ambitions. Il veut désormais le pouvoir politique en lançant ses troupes à la conquête de la partie occidentale de la #Libye. #Tripoli #Afrique pic.twitter.com/7WJK2jIvpF
— Frank Kodbaye (@Kodbaye) April 5, 2019
Une semaine plus tard, les affrontements se sont intensifiés dans la banlieue de Tripoli. Les bilans humains et matériels s’alourdissent et la communauté internationale semble déjà démunie face à un retour des spectres du passé. Derrière, la poigne de Khalifa Haftar cristallise les inquiétudes. Ce militaire de carrière émerge comme un nouvel homme fort dans un pays qui, huit ans après la chute de Mouammar Kadhafi, reste en proie à de nouveaux troubles. Avec un autre fait d’armes à porter à son grade : celui d’avoir unifié, avec et contre lui, des forces en présence longtemps morcelées.
“Purger la région des terroristes et mercenaires”
Haftar est un homme d’engagement. Âgé de 75 ans, le maréchal a promis de marcher sur Tripoli pour “purger” la région “des terroristes et des mercenaires”. Comprendre par là : chasser les brigades de jihadistes liées à l’État islamique qui ont profité du chaos libyen pour prospérer, mais aussi les puissantes milices locales, fervents soutiens du Premier ministre Fayez al-Sarraj, à la tête du “Gouvernement d’union nationale” (GNA). Haftar, lui, ne reconnaît nullement l’autorité fondée en mars 2016 sous l’égide des Nations unies et reconnue par la communauté internationale.
Le maréchal libyen se verrait bien prendre les rênes du pays, en plaçant à sa tête une armée nationale pour retrouver une Libye enfin unifiée. Sa légitimité actuelle s’est construite dans l’une des plus grandes démonstrations du chaos libyen ces dernières années. Benghazi, 2014. Une ville étouffée par une importante montée d’attentats et d’assassinats. Le pays est alors scindé entre deux pouvoirs, à Tripoli et Tobrouk, et bascule dans une deuxième guerre civile, trois ans après celle de 2011.
Alors général, Haftar lançait une grande offensive sur cette ville de l’Est libyen, tenue par des groupes armés jihadistes. À ses côtés, il rallie une partie de l’ancienne armée de Kadhafi, dont des gradés et des forces tribales locales. L’Armée nationale libyenne devient un acteur central dont il devient le commandant en chef. Après trois ans d’affrontement couronné d’un succès fin 2017, le général Haftar est hissé au rang de maréchal par le président du Parlement libyen. Au-delà, c’est toute une légitimité qu’il se construit, notamment dans la région du Cyrénaïque, à l’est du pays, dont il devient l’homme de fort.
Partir pour mieux revenir
Cette place acquise a pourtant mis du temps à se construire. C’est que le maréchal, longtemps exclu du redressement libyen et des discussions, affiche un parcours intimement lié à l’histoire récente du pays. Né en 1943 à Ajdabiya, sur le littoral de Cyrénaïque, il rejoint l’Académie militaire de Benghazi avant de rallier l’Égypte nassérienne voisine, puis l’Union soviétique pour compléter sa formation.
En 1969, il participe au coup d’État qui renverse le roi Idriss Ier, permettant à Mouammar Kadhafi de se hisser au pouvoir d’un pays fragmenté entre différentes tribus. Alors qu’il bénéficie d’une grande confiance de la part du “Guide de la révolution”, il est chargé, en 1987, d’un corps expéditionnaire libyen contre le voisin tchadien d’Hissen Habré.
Premier couac, probablement celui qui changera la trajectoire de l’officier libyen. Défait, il est fait prisonnier comme les 400 soldats qui l’accompagnaient. Kadhafi lui fait endosser la responsabilité et Haftar fait volte-face. Il rejoint alors des opposants au régime libyen, basés au Tchad, et fomente un coup d’État contre Kadhafi. Les Américains s’en mêlent et le chargent d’organiser un commando pour renverser le “Guide”, au début des années 1990. Nouveau revers. Il est exfiltré en urgence vers les États-Unis où il restera exilé pendant deux décennies, en Virigine, près du siège de la CIA.
Suffisant pour mûrir une revanche sur Kadhafi ? En 2011, il rejoint le soulèvement militaire contre ce dernier, contribue à la naissance de l’ALN et joue des épaules pour se tailler une place dans la reconstruction. Là encore, en vain. Dans le dos du militaire de carrière, l’étiquette “d’homme des Américains” est bien trop visible et c’est tout naturellement qu’il retournera aux États-Unis fin 2011 jusqu’en 2014 et la bataille de Benghazi.
Jamais deux sans trois. Voilà Haftar enfin installé comme homme fort de l’Est libyen. L’homme apparaît régulièrement en tenue militaire kaki, médailles et galons fièrement affichés sur la tunique. Son aura gagne le centre du pays, au point que son influence s’étend sur une grande partie de la zone pétrolifère du pays, mais aussi le Fezzan, à proximité de la frontière algérienne.
En vert-kaki et contre tous ?
À l’image de la Libye post-indépendance, placée sous mandat de l’ONU avant d’être monarchie indépendante en 1951, les questions de légitimité internationale prévalent. Et à ce jeu, Khalifa Haftar nourrit encore des frustrations. En 2015, il apparaît marginalisé lors des accords interlibyens conclus à Skhirat. C’est de là que part sa rancoeur contre le gouvernement d’Union nationale d’al-Sarraj, mais aussi contre la communauté internationale qui voyait en lui un personnage beaucoup trop imprévisible pour être fiable.
Néanmoins, il compte rapidement sur certains appuis de poids, notamment régionaux : l’Égypte, les Émirats arabes unis et surtout l’Arabie Saoudite sont derrière lui, alors qu’inversement, la Turquie et le Qatar appuient le GNA. Le 27 mars, quelques semaines avant l’offensive, il est même reçu par le roi Salmane à Riyad.
En Occident, les États-Unis ont pris leurs distances du maréchal moustachu, à l’instar de nombreux pays occidentaux. La Russie et la France, elles, lui ont longtemps fait les yeux doux, notamment pour son combat contre les terroristes. Emmanuel Macron avait même tenté, en juillet 2017, de le réconcilier avec Sarraj lors d’une rencontre à l’Élysée. En avril 2018, il a même été hospitalisé plusieurs semaines, à Paris, lui que l’on dit d’une santé fragile. Mais depuis les débuts de l’offensive sur Tripoli, Paris a été contrait de rétropédaler face aux condamnations internationales : “La France soutient le gouvernement d’union nationale et n’était pas informée de l’opération de Khalifa Hafta”, twittait l’ambassadeur de France à Tripoli au moment de l’offensive menée par l’ANL sur Tripoli.
La France soutient le GEN et n’était pas informée de l’opération de Khalifa Haftar.
https://t.co/lay4Qlbzr8— La France en Libye (@AmbaFranceLibye) April 8, 2019
Depuis les débuts de l’offensive, les appels à cesser les violences aux abords de Tripoli se multiplient. Et pour cause, les combats auraient déjà fait moins d’une cinquantaine de morts. De quoi redouter un nouveau chaos ? Le 5 avril, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a rencontré le maréchal dans son fief de Benghazi. Il en serait revenu “le cœur lourd et profondément inquiet”. Dans un communiqué commun, Washington, Paris, Londres, Rome et Abou Dhabi ont appelé jeudi “toutes les parties” libyennes à faire baisser “immédiatement les tensions” dans le pays. Haftar lui, répète à l’envi vouloir poursuivre ses offensives jusqu’à “l’élimination complète des terroristes”. Son parcours montre qu’il n’est plus à une volte-face près.