Les Noirs dominés par les Amazighs
“L’interaction entre Noirs et Amazighs se faisait par le commerce et la guerre. Certaines personnes noires en pays amazigh vivaient dans un statut marginalisé (serviteurs ou esclaves) ou de dépendance (par mariage interethnique ou lien de vassalité) (…) En position de supériorité du point de vue technologique en raison de leurs contacts avec différentes cultures, de l’usage du chameau, les Amazighs ont sans doute conquis les populations noires du Sahara, et se sont installés dans un statut de domination, en maintenant les Noirs dans celui de subordonnés.”
Invasion arabe : le Maroc de l’assimilation
“La définition marocaine de la race accepte l’autre ou les Noirs dans la famille arabe, à partir du moment où ils possèdent une goutte de sang arabe”
“La définition marocaine de la race accepte l’autre ou les Noirs dans la famille arabe, à partir du moment où ils possèdent une goutte de sang arabe, ignorant apparemment leurs autres affiliations ethniques ou raciales. Au nom de vertus abstraites, ce processus d’assimilation a camouflé l’évacuation de l’affiliation naturelle de “l’autre”, et fabriqué l’hégémonie arabe et l’unité politique en insistant sur la sacralité de la langue du Coran : l’arabe. En conséquence, même les personnes issues de mariages mixtes ne voyaient aucune ambivalence dans le fait de ne revendiquer qu’une identité, à savoir leur lignée arabe.”
«Le Maroc noir: une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam»
140 DH
Ou
Ibn Tachfine envahit l’Espagne avec des esclaves
“Les Almoravides furent au Maroc la première dynastie régnante de l’époque islamique à utiliser un grand nombre d’esclaves noirs dans l’armée, au XIe siècle (…) Durant cette période, le souverain acheta de nombreux esclaves noirs afin d’augmenter son pouvoir personnel (…) L’armée almoravide dirigée par Ibn Tachfine traversa le détroit de Gibraltar en 1086. Des troupes supplémentaires leur étant fournies par le commerce d’esclaves, les Almoravides défirent Alphonse VI de Castille en 1086 à la bataille décisive de Zallaqa (près de Badajoz). Des sources arabes indiquent que quatre mille soldats noirs prirent part à cette bataille célèbre (…) On prétend que l’un d’entre eux donna un coup de poignard à Alphonse VI dans la cuisse, durant la bataille.”
Al Mansour Dahbi (1578-1603) se serait sucré sur le dos des esclaves
“Le nombre total de Noirs emmenés au Maroc en esclavage après l’invasion saadienne est élevé. Selon Az-Zayani, lorsque Mahmud b. Zarqun retourna au Maroc en 1598, il rapporta avec lui dix mille hommes esclaves et autant de femmes, toutes pubères. Il rapporta également 400 charges de poussière d’or. Al-Mansour remit la moitié des esclaves aux chefs de la marine pour qu’ils travaillent comme équipages sur les vaisseaux (…) Il assigna l’autre moitié des esclaves à l’armée, et les équipa d’armes et de chevaux, les autorisant à épouser des femmes esclaves (…)”
“Un des motifs économiques pour l’invasion de Songhay par al-Mansour a été l’importation d’esclaves pour travailler dans les plantations de canne à sucre”
“Michel Abitbol et Paul Berthier (historiens, ndlr) suggèrent qu’un des motifs économiques pour l’invasion de Songhay par al-Mansour a été l’importation d’esclaves pour travailler dans les plantations de canne à sucre (…) L’historien et homme d’Etat marocain Az-Zayani (1734- 1833) rapporte la construction de “raffineries de sucre comme des pyramides” parmi les premières réalisations du sultan al-Mansour après sa grande victoire au pays des Sudan.
Selon al-Fishtali (chroniqueur officiel du sultan, ndlr), al-Mansour fit construire de nombreuses raffineries de sucre à Haha et Chichaoua au sud du Maroc. Avec l’or de la campagne soudanaise et une main-d’œuvre bon marché (les esclaves noirs obtenus des Sudan), le sultan dut être motivé pour relancer l’industrie sucrière à grande échelle – un produit lucratif avec un marché facile en Europe.”
L’armée noire de Moulay Ismaïl (1672-1727)
“Moulay Ismaïl avait compris qu’en tant que sultan, il lui serait impossible de renforcer son pouvoir et d’unifier le pays sans une armée permanente, organisée et loyale (…) Sur les marchés, dans les villes et dans les campagnes, des crieurs annoncèrent que les esclaves qui voulaient servir le sultan devaient se faire connaître.
Ce premier appel fournit au sultan cinq mille hommes, venant de la rue (‘abid az-zanqa), à qui l’on distribua des vêtements, des chevaux, des armes et un salaire. Ce groupe de personnes en particulier s’était manifesté de plein gré pour rejoindre l’armée, sans doute parce que l’offre était plus prometteuse que de vivre dans la misère en marge de la société. Mais leur nombre n’était pas suffisant.”
“Les représentants de l’Etat forcèrent donc davantage de Noirs à s’enrôler dans l’armée, qu’ils soient esclaves, hommes libres, ou Haratin”
“Les représentants de l’Etat forcèrent donc davantage de Noirs à s’enrôler dans l’armée (…) Se conformant aux ordres du sultan, ‘Alilish (un fonctionnaire du gouvernement, ndlr) réussit à rassembler tous les Noirs de la région de Marrakech, qu’ils soient esclaves, hommes libres, ou Haratin, mariés, pères de famille ou célibataires. Il rassembla trois mille Noirs en une seule année. ‘Alilish nota leurs noms dans un registre qu’il envoya au sultan, qui fut satisfait du succès initial de cette mission.
Il demanda ensuite à ‘Alilish d’acheter des femmes esclaves pour les recrues célibataires asservies, de leur fournir des vêtements, de dédommager leurs propriétaires aux frais du budget de la ville de Marrakech, et de les lui envoyer ensuite à Meknès. ‘Alilish procéda à l’exécution de ces directives du sultan. Toutes les tribus et tous les individus furent forcés de coopérer avec les représentants du sultan dans le cadre de ce projet, s’ils voulaient rester en bons termes avec lui.”
L’asservissement des Noirs musulmans: le niet des oulémas
“Le code juridique islamique spécifiait qu’il était illégal d’asservir une personne ayant adhéré à l’islam”
“La controverse au sujet de l’asservissement ou la conscription de tous les Marocains noirs provoqua un débat houleux et une hostilité ouverte entre certains des ‘ulema et Moulay Ismaïl. Il s’agissait d’une violation grave du code juridique islamique le plus marquant concernant l’institution de l’esclavage, qui spécifiait qu’il était illégal d’asservir une personne ayant adhéré à l’islam.
Le discours et les besoins de l’Etat tels que le sultan les présentait, en tant qu’autorité politique, et le discours et l’interprétation des principes de l’islam tels que les avançaient les ‘ulema, gardiens de la loi islamique, étaient en contradiction. Et celle-ci comportait des implications raciales qui mettaient en question le statut légal d’un seul groupe de Marocains, qui se trouvaient être noirs.”
Jassus, le alem défenseur des musulmans noirs
“Jassus était probablement le plus virulent dans sa défense des musulmans noirs libres (…) Jassus prononça une fatwa contre cette opération parce qu’il considérait la conscription des Haratin comme une violation importante du droit islamique, qu’il était du devoir moral de chaque musulman d’objecter à cette transgression et d’y mettre fin immédiatement.
Il mit en cause les méthodes des autorités et la documentation à l’appui des registres d’esclaves. Jassus expliquait que les Haratin étaient nés libres, et soutenait en outre que, même s’ils se pliaient à la requête du sultan de leur plein gré en reconnaissant leur origine esclave, leur asservissement resterait illégal, parce qu’ils avaient été reconnus en tant que musulmans libres pendant des générations (…) Le défi héroïque lancé par Jassus le mena en prison. ‘Abd Allah ar-Rusi, gouverneur de Fès, exécuta l’ordre. Il tortura Jassus, lui imposa des amendes, harcela sa famille entière, et confisqua tous leurs biens. Lorsqu’ar-Rusi se révéla incapable de le convaincre de reconnaître la légalité des mesures prises contre les Haratin, il ordonna son exécution par strangulation le 2 juillet 1709, faisant un exemple pour tous ceux qui oseraient remettre en question l’autorité du souverain.”
Les Haratin refusent la servilité
“Les Haratin, conscients de leur identité sociale, refusèrent d’accepter le statut servile qui leur était attribué, et de se soumettre à l’ordre du sultan. Certains d’entre eux se réfugièrent dans les sanctuaires religieux, d’autres se cachèrent au sein de leurs communautés amazighes ou arabes ; certains s’enfuirent avec des ‘ulema dans les montagnes voisines.
Il existait aussi des Noirs qui étaient esclaves et qui avaient établi certains liens avec leurs maîtres ou patrons, préféraient ne pas rejoindre l’armée, et souhaitaient se cacher avec leurs maîtres ou patrons qui ne pouvaient imaginer la vie sans leur service. Il y avait par ailleurs ceux qui étaient maltraités par leurs maîtres et voyaient dans l’initiative de Moulay Ismaïl une échappatoire et une possible émancipation.
“La population de Fès sympathisa avec la cause des Haratin et exprima son indignation”
La contestation des Haratin n’entraîna aucune forme de protestation organisée efficace. Les protestations de ceux de Fès en l’an 1699 sont bien documentées. La population de Fès sympathisa avec leur cause et exprima son indignation à la mosquée historique d’al-Qarawiyyin en répétant : «Nous sommes tous des musulmans libres et les serviteurs de Dieu». Cette protestation dut être efficace, car le sultan ordonna la fin du regroupement des Haratin de Fès.
De la même manière dans d’autres régions, les Haratin de Tétouan, au nord de Fès, contestèrent le projet de conscription du sultan, et trouvèrent refuge dans le sanctuaire d’Ibn Machich sur le mont ‘Alam. Les chorfa de la région plaidèrent en leur nom auprès du sultan. Là aussi, le sultan ordonna finalement au gouverneur de la région de les laisser en paix. Ces poches de résistance ont peut-être épargné l’asservissement à quelques Noirs dans certaines régions, mais elles ont aussi renforcé le système de domination et ont poussé l’establishment à réfléchir et œuvrer de manière rigide pour légitimer le projet.”
L’armée noire, garante de la sécurité et de l’unité
“Ibn Zaydan (1873-1946), historien de la dynastie ‘alaouite, présente un récit précis du déploiement de l’armée noire, allant de 100 à 2000 soldats selon les exigences du poste, dans soixante-seize garnisons et postes au Maroc, et déclare que les soldats étaient souvent déployés avec leurs familles. Chaque garnison était soutenue financièrement par une tribu locale. Chaque tribu fournissait sa dîme pour la subsistance des soldats et du fourrage pour leurs chevaux.
Ces garnisons étaient déployées essentiellement le long des routes commerciales et dans les régions de dissidence connues en arabe sous le nom de bilad as-siba, pour la plupart peuplées de groupes tribaux amazighs (…) Elles servaient donc de zone tampon pour contrôler les tensions entre Arabes et Amazighs ; ces tensions anciennes qui ont traditionnellement contribué au déséquilibre politique “national” (…) Les garnisons participaient aussi à l’appareil administratif du sultan et recouvraient les impôts, en particulier dans la zone connue comme le “pays de la dissidence”. L’armée noire fournissait le moyen de réaliser le rêve et la vision du sultan d’apporter la sécurité et l’unité au pays. Mais il lui fallut deux décennies pour accomplir cette tâche.”
Moulay Abderrahmane (1822-1859) refuse d’abolir l’esclavage
“La première intervention britannique officielle en faveur de l’abolition de l’esclavage au Maroc est documentée dans une lettre datée du 22 janvier 1842, adressée par Drummond Hay, consul général de Grande-Bretagne au Maroc (1845-1886), au Sultan Moulay ‘Abdar-Rahman. Le consul de Grande-Bretagne, de sa résidence à Tanger, demanda au sultan s’il avait promulgué un décret dans le but de prohiber le trafic d’esclaves, et le cas échéant, de lui en fournir la preuve.
Dans un courrier daté du 4 février 1842, le sultan marocain s’opposa totalement aux recommandations britanniques d’abolir l’esclavage, et répondit en ces termes : “Qu’il soit porté à votre connaissance que le trafic d’esclaves est un sujet sur lequel toutes les sectes et toutes les nations ont été d’accord, depuis les temps des fils d’Adam, que la paix de Dieu soit sur eux, jusqu’à aujourd’hui ; et nous ne sommes pas conscients qu’il ait été interdit par les lois d’aucune secte, et personne n’a besoin de poser cette question (…).
Les Britanniques continuèrent à faire pression sur le sultan, jusqu’à ce qu’il cède finalement à certaines demandes de la British Anti-Slavery Society. En 1863, il “décida qu’un esclave fugitif cherchant refuge auprès du Makhzen et demandant sa protection ne serait pas renvoyé chez son maître.” Cette réforme ne concernait que les esclaves fugitifs, et le texte ne disait pas s’ils seraient affranchis ou mis au service du Makhzen, ce qui aurait été à l’origine d’une autre ‘Abid al-Bukhari (c’est-à-dire, des serviteurs du gouvernement), et fait ironique, la traite des esclaves se poursuivit.”
Le protectorat met fin à l’esclavage
“La traite esclavagiste ne fut jamais abolie par un dahir ou décret de l’autorité royale marocaine, mais se termina plutôt en raison de l’occupation française coloniale et de l’introduction au Maroc du mode de production capitaliste. La mémoire de l’esclavage demeure encore une affaire personnelle parmi les descendants de personnes asservies vivant dans le sud marocain rural, dans des lieux comme les oasis de Tata et Aqqa.
“La majorité des Africains asservis étaient des musulmans, y compris mon propre grand-père et les “gardes” esclaves dans mon village”
Selon as-Sudani, le petit-fils d’un esclave ayant appartenu à une riche famille du sud marocain : “Cette ambivalence [au sujet de l’esclavage au Maroc] est encore aggravée par une profonde résurgence de frustrations vis-à-vis des croyances et attitudes formées par l’héritage historique de l’esclavage et de l’injustice faite aux personnes noires (…) Oui, l’esclavage a existé, en particulier dans le sud du Maroc, durant une longue période et jusqu’au vingtième siècle. Bien entendu, il a graduellement disparu, mais au début du siècle des personnes étaient encore achetées et vendues. La majorité des Africains asservis étaient des musulmans, y compris mon propre grand-père et les “gardes” esclaves dans mon village. Un de mes oncles se souvient encore du nom des vingt-cinq esclaves appartenant encore à de riches Amazighs blancs”.
M. as-Sudani confirme ainsi de manière saisissante ce qui fut infligé à son peuple, à sa famille et, par voie de fait, lui fut infligé personnellement – un crime impuni. Pour les Marocains, en tant que collectivité, ces faits constituent une histoire que nous ne devons jamais oublier.”