Peter Bodin, PDG de Grant Thornton: "Le capitalisme doit être plus durable, responsable et égalitaire"

En visite au Maroc, Peter Bodin, PDG de la multinationale spécialisée dans l'audit-conseil Grant Thornton s’est prêté au jeu de l’interview avec TelQuel. Un entretien où il est question de parité hommes/femmes, de durabilité mais aussi de montées des populismes.

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A 52 ans, Peter Bodin incarne l’archétype du PDG 2.0. Hyper connecté – il alimente régulièrement ses comptes Instagram, Twitter et Facebook – , ce Suédois est depuis 18 mois le PDG mondial du groupe Grant Thornton, cabinet international de conseil présent dans 135 pays, dont le Maroc, où l’entreprise compte neuf associés et 150 employés placés sous la houlette de Faycal Mekouar, également vice-président de la CGEM. Peter Bodin était justement présent à Casablanca le 19 juin pour prendre part à une rencontre régionale de l’entreprise. Un déplacement de plus pour ce passionné de glisse qui a sillonné plus de 50 pays depuis son arrivée à la tête de Grant Thornton. Des voyages qui permettent à celui qui se présente simplement comme “Peter”, d’être témoin des évolutions technologiques de par le monde. Dans cet entretien, ce mondialiste convaincu évoque l’impact de ces évolutions sur notre environnement professionnel, celui de la montée des populismes sur les échanges internationaux, mais aussi un sujet qui lui tient à cœur : la durabilité.

TelQuel : Qu’est-ce qui vous amène à Casablanca ?

Peter Bodin : La stratégie de croissance de Grant Thornton passe par des rencontres régionales, dont une pour l’Afrique qui se tient ici à Casablanca. Une vingtaine de leaders africains sont présents et c’est une occasion pour eux de collaborer avec des dirigeants chargés de superviser le groupe au niveau mondial. Cela crée une opportunité pour nos dirigeants d’échanger et de s’imprégner d’autres cultures. Je voulais également en savoir plus sur le Maroc et sur Casablanca.

Quelle place a le Maroc dans la stratégie mondiale de votre entreprise, particulièrement au niveau africain ?

Le Maroc est très important pour l’économie mondiale de par son rôle de hub mondial. A travers le Maroc, l’Europe, les Etats-Unis et la Chine peuvent échanger avec l’Afrique. C’est pour cette raison qu’il est important de renforcer notre présence au Maroc où nous sommes présents depuis 25 ans. En 2018, la branche marocaine de Grant Thornton Maroc a enregistré une croissance de 18 %. Ces résultats sont un motif de fierté d’autant qu’ils interviennent dans une période où l’entreprise cherche à étendre sa présence dans d’autres régions.

Vous avez passé près de 16 ans à la tête de l’antenne suédoise de Grant Thornton. Lorsque vous avez quitté l’entreprise, celle-ci a été classée comme la deuxième entreprise “la plus agréable” du pays…

Juste après mon départ, nous sommes devenus les premiers. C’est l’une des choses dont je suis le plus fier.

Comment fait–on pour rendre le travail agréable ? Une stratégie a-t-elle été mise en place dans ce sens ?

Nous avions une stratégie très claire : prioriser nos employés. Cela a un impact direct sur la relation avec nos clients. L’une des mes priorités en tant que PDG de Grant Thornton Suède était d’investir dans le leadership et la formation de nos employés. Aujourd’hui, dans n’importe quelle entreprise, il est essentiel d’investir dans son leadership, mais aussi dans la découverte de nouveaux leaders.

Notre stratégie prenait également en compte la diversité. Lorsque j’ai intégré Grant-Thornton, la quasi-totalité des employés était des hommes. Aujourd’hui, les femmes représentent 40 % du leadership de l’entreprise et l’antenne suédoise est désormais dirigée par une femme. L’intégration des femmes à une entreprise permet de changer la culture d’une entreprise et nous souhaitons en faire une politique mondiale. La parité permet non seulement d’innover, mais aussi de mieux prendre des décisions tout en changeant la culture d’une entreprise.

Tout est une question de formation de leaders.  Si une personne sent que son entreprise lui donne une  chance de développer sa carrière professionnelle, elle voudra y rester. J’en suis un parfait exemple et c’est pour cette raison que j’ai passé 30 ans à Grant Thornton. Mes supérieurs hiérarchiques ont toujours cru en moi. Ils n’ont rien fait à proprement parler, mais ont toujours cru que je pouvais assumer tel ou tel rôle pour développer ma carrière.

Votre entreprise est présente dans toutes les régions du monde. Que ce soit en Amérique latine, aux États-Unis ou en Europe une montée des populismes a été constatée. Cette tendance a-t-elle un impact selon vous sur les entreprises ?

Toutes les entreprises veulent évoluer dans un environnement stable qui leur permet d’opérer et d’échanger à travers le monde. Mais aujourd’hui toutes doivent faire face aux incertitudes, et la montée des populismes en est une. Il est important que les entreprises militent pour la mondialisation, l’ouverture des marchés et le libre-échange. Je pense néanmoins qu’en réaction, le capitalisme doit être plus durable, responsable et égalitaire. Un équilibre est nécessaire.

Dans le cadre de vos fonctions de PDG de Grant Thornton Monde, vous vous êtes rendus aux Nations Unies où vous avez affiché votre soutien à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Pourquoi un businessman s’intéresse-t-il donc aux ODD ?

A l’échelle mondiale nous faisons face à de grands défis. Le plus important est sans doute celui du changement climatique. Les problématiques liées à la pollution, aux inégalités, les disparités hommes/femmes doivent également être résolues. C’est pour cela que tous les pays membres des Nations Unies se sont engagés à réaliser les ODD, car ces objectifs permettront de changer et sauver le monde.

Le secrétaire général des Nations Unies dit souvent que le secteur privé a une responsabilité dans la réalisation des ODD. Qui plus est, ces objectifs constituent une opportunité fantastique pour les entreprises, car cela implique l’utilisation de nouvelles technologies qui peuvent aider à la résolution de ces problèmes.

Il y a une forte poussée des activités des entreprises intermédiaires à travers la planète et cela s’explique par les opportunités qu’offrent les ODD. Et ce sont ce type de clients que nous souhaitons aider en tant qu’entreprise. C’est ce que je répète à travers le monde entier. En tant qu’entreprises nous avons une forte responsabilité vis-à-vis des ODD.

Ces évolutions technologiques que vous mentionnez n’ont-elles pas aussi contribué à l’accroissement des inégalités ?

En termes de développement technologique et d’infrastructures, je pense sincèrement que tous les pays en profitent. Les technologies d’aujourd’hui permettent à des petits pays d’effectuer des leapfrogs technologiques. Je pense sincèrement que les petits pays profitent plus des récents développements que des pays, disons, plus développés.

Qui plus est, il est aujourd’hui possible de créer une entreprise à portée internationale en l’espace de quelques minutes, car les technologies permettent de télécharger des logiciels permettant d’initier un business en moins de 24 heures. Aujourd’hui, j’ai rencontré une entreprise de 10 personnes qui opère dans plus de 40 pays. C’est incroyable ! Il y aura bien sûr toujours des vainqueurs et des perdants, mais je pense que les avantages des évolutions technologiques sont plus importants que les inconvénients.

Au Maroc, nous avons tendance à croire que le tissu économique national est dépassé et a tendance à subir les évolutions technologiques plutôt que de les initier. Comment peut-on impulser ce changement ?

Tout d’abord, la perception selon laquelle un pays subit les évolutions technologiques est présente dans tous les pays du monde. Chaque entreprise et chaque pays a cette impression. Quand je parle à d’autres PDG à travers le monde, nous ne voyons pas la technologie comme une fin en soi. Les questions qui reviennent le plus souvent sont : à quoi ressemblera l’entreprise du futur ? Comment adapter les employés à ce futur ? Chaque pays et chaque entreprise devra faire face à ce changement. Nous faisons tous face à cette inconnue et c’est un challenge excitant. L’éducation, mais aussi la construction d’infrastructures sont les réponses à ces défis tout comme une économie ouverte sur l’international.

Puisque vous posez la question… A quoi ressemblera le lieu de travail du futur ?

L’entreprise du futur saura utiliser de la manière la plus efficace et intelligente possible les technologies dont nous disposons actuellement. Elle sera authentique, transparente et impliquera les générations futures dans son développement et sera symbolisée par la parité hommes/femmes. Elle devra également se poser les questions suivantes : « Quel est mon métier ? Que devrais-je faire ? ». Tout en s’adaptant continuellement au changement sans être traditionnelle.

Vous êtes originaires de Suède, un pays où des entreprises comme Spotify, Ericsson ou encore Electrolux sont des innovateurs. Pensez-vous que la faculté d’innover est imprimée dans la culture suédoise ?

C’est certain que l’élément culturel joue un rôle. Historiquement, la Suède a toujours été un pays ouvert sur le monde. Notre société et notre pays ont toujours été ouverts, transparents, égalitaires et il n’existe pas de grandes différences entre un employé et un PDG par exemple. La corruption y est quasi insignifiante, même s’il y a encore des efforts à faire dans ce domaine. Notre développement actuel peut également s’expliquer par l’introduction très rapide de nouvelles technologies qui ont rapidement été accessibles. La Suède, bien qu’elle soit un pays occidental, a toujours été un pays à la fois influencé par l’ouest et par l’est en raison de la proximité avec la Russie ou des pays comme la Chine. Mais un phénomène similaire existe sur la côte ouest américaine, en Chine, et surtout en Allemagne où la culture d’entreprise est très présente.