Réseaux sociaux et harcèlement : entre voyeurisme, polémique et activisme

Sur le Web marocain, de plus en plus de vidéos choquantes circulent, massivement visionnées et partagées. Si les commentaires et avis divergent souvent, c'est aussi de cette façon que naissent débats et polémiques, traçant ainsi une nouvelle voie vers la sensibilisation et le militantisme.

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Man Kicking Woman on Floor --- Image by © Susanne Borges/A.B./zefa/Corbis

Depuis quelques mois, la combinaison des mots “violences”, “harcèlement” et “femmes” ne cesse d’agiter les réseaux sociaux. Le lundi 15 juillet, l’épouvantable vidéo d’une femme violée avec des bouteilles en verre faisait son apparition. Elle s’appelait Hanane, elle est morte le 11 juin, après avoir succombé à de graves blessures. Après la mise en ligne de la vidéo, massivement partagée, la DGSN a réagi en indiquant qu’une enquête judiciaire était déjà en cours depuis le 8 juin dernier, et que huit individus avaient été arrêtés.

Si viols et autres violences ne datent pas d’hier, la nouveauté est qu’à présent, ces scènes de violence sont filmées, et volontairement publiées, puis massivement partagées sur les réseaux sociaux. Le 7 juillet, c’était déjà la vidéo d’une femme battue par son mari montrant ses hématomes et racontant son histoire qui apparaissait sur Facebook et indignait la Toile. Elle a été visionnée plus de 834.000 fois, et partagée à plus de 18.000 reprises.

Violence et réseaux sociaux, une nouvelle habitude ?

Si certaines de ces vidéos passent par Facebook, une plateforme qui compte près de 15  millions d’utilisateurs marocains, elles sont surtout transférées sur des messageries privées. “Ce type de contenu circule généralement plus sur le Web invisible, et donc sur les réseaux comme WhatsApp et Snapchat plutôt que sur le Web visible qui lui est accessible aux moteurs de recherche classiques”, explique Marouane Harmach, consultant en stratégie digitale et spécialiste des réseaux sociaux. En l’absence de contrôle immédiat, ces deux messageries permettent ainsi aux enregistrements d’échapper à la modération qui filtre le contenu sur des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter.

Avant, on commençait par partager des photos de vacances, puis petit à petit des moments de la vie quotidienne”, reprend Marouane Harmach. “Ensuite, avec une généralisation de l’utilisation des réseaux sociaux par toutes les catégories socioprofessionnelles confondues, et en l’absence d’un encadrement de cet usage par l’éducation et les valeurs de la société, certaines personnes considèrent que c’est une zone de non-droit, libérée du contrôle d’autrui, où l’on peut tout faire”, ajoute-t-il.

Il y a aussi le besoin de visionner la violence, et cela s’illustre bien avec la vidéo de l’acte terroriste d’Imlil, qui a été visionnée des milliers de fois. Avant, la violence sur les réseaux sociaux était purement verbale : lorsque l’on n’est pas d’accord avec quelqu’un, on l’insulte. Aujourd’hui, on diffuse et on suit la violence verbale des autres, et cela fait également écho à la violence que l’on retrouve dans la société même”, complète Sanaa El Aji, sociologue et auteure de l’ouvrage Sexualité et célibat au Maroc.

Mais si ces vidéos deviennent rapidement virales, certaines d’entre elles se perdent tout aussi rapidement dans les méandres du Web, en même temps que s’essouffle l’indignation. Quand bien même ces images seraient vues des milliers de fois, leur espérance de vie dépasse rarement les deux semaines. En témoigne cette vidéo-choc publiée à l’été 2017 montrant l’agression sexuelle d’une jeune femme handicapée par trois jeunes dans un bus casablancais, en plein jour. Malgré l’écho de cette vidéo, notamment l’organisation de manifestations en solidarité avec la victime, l’événement a vite rejoint les archives du Web.

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Au-delà du buzz instantané, les vidéos de violences faites aux femmes contribuent également à la création d’un espace de débat où ce qui fait polémique n’est pas seulement absorbé, mais questionné et critiqué. La vidéo de Khadija – cette mineure disant avoir été violée, séquestrée, droguée et tatouée par quatorze tortionnaires présumés à Oulad Ayad – en est justement un exemple.

Après la médiatisation de l’affaire en aout 2018, les réseaux sociaux ont pris le relais. La victime avait également reçu plusieurs messages de soutien de la part de personnalités marocaines. Une mobilisation qui s’étendra à l’international permettant ainsi à une dermatologue américaine d’offrir ses services à Khadija. Revers de la médaille : très vite, le témoignage de la victime a été décrédibilisé par des tiers, qui prétendaient que la jeune femme de 17 ans ne cherchait qu’à “faire le buzz”.

La campagne “La Hiya La” menée par le média électronique WeLoveBuzz (WLB) est un autre exemple du débat que peut engendrer la diffusion de contenus montrant des violences (verbales, dans ce cas) faites aux femmes. Mi-juillet, le site lançait cette campagne à travers la fuite organisée d’une interview de l’influenceuse Loubinette. Dans une première vidéo, comme filmée à la dérobée, l’intervieweur affirmait qu’il “est normal que [la jeune femme] se fasse harceler dans la rue étant donné ses formes”.

La réaction de la toile est immédiate : les consoeurs de l’influenceuse se mobilisent et dénoncent le comportement du journaliste. Dans la nuit suivante, les commentaires, critiques et même insultes fusent sur les posts de WLB, tandis que l’influenceuse concernée reçoit des messages de soutien de la part des internautes. Le lendemain, en fin d’après-midi, WLB publie une vidéo montrant qu’il s’agissait d’un canular, visant à faire prendre conscience de la gravité de la situation et à lancer une campagne de sensibilisation contre le harcèlement.

Du buzz, donc, mais à quel prix ? “Hier, j’étais choquée après ce qui s’est passé. Aujourd’hui je suis déçue, écrit la dessinatrice et militante féministe marocaine Zainab Fasiki, dans un post  publié sur le groupe Facebook Women Power Collective. “Ne me manipulez pas, en me faisant me souvenir de toutes les fois où je suis rentrée chez moi en pleurant après avoir été harcelée dans la rue, juste pour faire partie de votre plan pour vous rendre plus célèbre, et vous faire plus d’argent (…). Au lieu de chercher des likes, des commentaires et de la célébrité, écrivez un livre, faites un film, adressez-vous aux leaders politiques, changez l’éducation et les lois, faites des donations. Mais s’il vous plaît, ne manipulez pas mes sentiments juste pour atteindre vos objectifs personnels”, s’insurge-t-elle.

Le hashtag #LaHyaLa (“non c’est non”), lancé par WLB pour son opération contre le harcèlement, a également été repris par Brad Store, une marque spécialisée dans la personnalisation de t-shirts. Cette dernière a mis en vente sur sa page Instagram un t-shirt imprimé #LaHyaLa. Cette initiative a valu à la marque de vives critiques de la part des internautes, qui l’accusent d’instrumentaliser une cause sensible et sérieuse à des fins purement commerciales. Face à ces réactions, la marque a très vite retiré le modèle de la vente, sans pour autant s’exprimer sur la question.

Vers de nouvelles formes d’activisme

Parce que l’on y retrouve tous les ingrédients propices au militantisme, l’indignation, la colère, et une certaine liberté de ton, les réseaux sociaux constituent effectivement un bon point de départ pour le lancement d’initiatives visant à dénoncer les violences faites aux femmes. Ce sont à présent des lieux pour mobiliser, pour organiser des manifestations de solidarité avec les victimes. Ce fut le cas le 18 juillet dernier devant le parlement, en soutien à Hanane, la jeune femme violée puis assassinée.

Nous , acteur(e)s associatifs, activistes, intellectuels, journalistes, universitaires,parlementaires, syndicalistes et…

Publiée par Latefa Ahrrare sur Jeudi 18 juillet 2019

Et même lorsque les réseaux sociaux n’aboutissent pas à une mobilisation concrète, ils permettent néanmoins de créer des liens, pas uniquement virtuels, entre les participants à cette grande discussion 2.0. Selon Sanaa El Aji, cela pourrait s’expliquer par le fait que le monde virtuel met en contact “un réseau de victimes qui ont vécu la même chose, ou qui sont solidaires pour la même cause”. Elle poursuit : “Ce sont des personnes que l’on ne retrouve pas forcément dans notre entourage immédiat, des personnes géographiquement éloignées qui se retrouvent dès lors connectées entre elles, et sensibilisées à une même problématique”.

Depuis quelques semaines, un nouveau compte Instagram illustre ce que la sociologue appelle un “réseau de victimes”. Ghita, une jeune influenceuse de 25 ans, plus connue sous le nom de @baddunes a créé “La vie d’une Marocaine” (en clin d’oeil à VDM ou “Vie de Merde”, NDLR). Ce compte Instagram recueille les témoignages de femmes victimes de violences physiques et verbales, ou encore des situations délicates qu’elles ont vécues. En seulement une semaine, la page a réuni plus de 20.000 abonnés, et en compte aujourd’hui plus de 33.000. L’administratrice de la page nous affirme qu’elle a reçu pas moins de 300 témoignages dans les 24 heures qui ont suivi la création de la page.

Des phrases déplacées sur le chemin de l’école aux histoires de viol et d’inceste, Ghita ne censure rien, et poste les choses telles qu’elles sont racontées, tout en veillant à préserver l’anonymat de ses abonnées. “L’idée première est de permettre aux filles de s’exprimer. En général, elles ont peur d’être jugées et donc ne parlent pas. Moi, je leur offre une plateforme où elles peuvent parler et se sentir soutenues par d’autres filles, tout en conservant leur anonymat. Alors, elles racontent les choses comme elles les ont vécues, quitte à être cash et brutales, mais elles se sentent en sécurité derrière leur écran, et ça permet de libérer la parole”, nous explique la blogueuse.

Sur ce point, la sociologue Sanaa El Aji explique que la notion d’anonymat est primordiale lorsque se fait sentir le besoin de s’exprimer : “Sur la sexualité de manière générale, il y a un besoin de s’exprimer. Chez les victimes de viol ou de harcèlement, ce besoin doit être encore plus fort. C’est celui de dévoiler sa souffrance, tout en cherchant la personne qui va le moins la condamner et leur reprocher. Nous sommes dans une culture sociale où il est très dur pour une femme de raconter à son entourage qu’elle a été harcelée ou violée. L’anonymat sur le Web lui permet d’éviter le regard du proche, ainsi que son jugement. Quelque part, la marge de doute face à l’administrateur de la page est inférieure à celle du proche à qui la femme voudrait se confier”.

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Ces discours se rassemblent aussi derrière des hashtags, des mots-clés qui permettent d’agréger des publications. Ces deux dernières années, il y a notamment eu #baraka et #masaktach pour lutter contre le harcèlement de rue, ainsi que plusieurs campagnes de sensibilisation qui prennent leur essor sur les réseaux sociaux.

C’est le cas de la campagne “Feel My Secret”, lancée sur les réseaux sociaux par la plateforme de création de contenu vidéo “Tafanoun” le 18 juillet dernier, et qui a produit plusieurs capsules sous le hashtag #mansketch. Walid Machrouh, le responsable du projet Tafanoun, nous explique le concept : “Nous avons d’abord lancé un appel à témoignages, où l’on invitait plusieurs personnes à nous raconter anonymement leurs histoires, relatives au harcèlement. Une fois recueillis, nous avons recherché des volontaires, qui eux accepteraient de lire à voix haute les histoires de ces gens devant la caméra. Le but, c’est de libérer la parole, briser les tabous, apporter un soutien, et surtout de l’empathie”.

Petit à petit, la Toile brise des silences et des tabous qui restent innombrables. Mais derrière un écran, à visage couvert et sous des identités non dévoilées, les langues se délient, et font transparaitre des réalités sociales, à l’état brut.