En mouvement depuis les années 1990, Sidi Larbi Cherkaoui est aujourd’hui considéré comme l’une des figures les plus retentissantes de la scène internationale de danse contemporaine. Après avoir collaboré avec de prestigieuses institutions comme les Ballets de Monte-Carlo, le Grand théâtre de Genève ou encore le Ballet royal danois, ce Belgo-marocain provoque, en 2015, un séisme dans le milieu en prenant les commandes du Ballet royal de Flandre. Une mission qu’il continue d’assurer tout en poursuivant les collaborations notamment avec le Ballet de l’Opéra de Paris et l’artiste Marina Abramovic, l’Opéra Garnier ou encore, plus surprenant, avec le musicien français Woodkid ou Beyoncé.
Il y a un an, l’artiste a signé la chorégraphie du clip Aps**t de Queen B, son compagnon, tourné au Musée du Louvre à Paris. Avant ce clip, la star américaine, qui a repéré Sidi Larbi Cherkaoui sur Internet, lui avait déjà confié les chorégraphies de sa performance, très remarquée, aux Grammys et celle d’un concert de Tidal, la plateforme de streaming lancée par Jay-Z, au profit des victimes de violences policières.
TelQuel : Qu’est-ce que cela vous apporte d’être à la fois chorégraphe et danseur ?
Sidi Larbi Cherkaoui : Ça me permet d’être dans un échange constant, avec les danseurs, les comédiens, les musiciens, les journalistes… on a tout le temps des retours sur ce qu’on fait. Parfois c’est agréable et parfois moins. Je pense que les sportifs, les politiciens et les artistes sont les plus exposés dans la sphère publique et ça m’aide à grandir, à développer des choses et à prendre position. Ce que j’aime beaucoup dans la danse, c’est le mouvement. On est dans quelque chose de concret qui va-delà du langage verbal. À travers le mouvement, on peut apprendre à se connaître et je trouve que c’est très beau. D’ailleurs c’est bien connu, les efforts de compréhensions sont plus grands quand on danse que quand on parle. Quand une personne saute ou fait un grand écart, on comprend, quand une personne fait un moonwalk on comprend ! L’art est universel, mais en même temps assez personnel et c’est fascinant.
En plus d’être directeur du Ballet royal de Flandre, vous multipliez les collaborations, notamment avec la pop star Beyoncé ou le Ballet royal de Londres. Pourquoi cette envie d’être sur tous les fronts ?
En restant en adéquation avec ce que j’aime, j’essaie de travailler sur des choses différentes, ça peut être de l’opéra, de la danse classique ou contemporaine, de la danse pop, du théâtre ou encore du musical à Broadway prochainement. Je n’ai pas peur de m’exposer et de montrer des choses qui contrastent. Il y a ceux qui accrochent et d’autres pas du tout. Et si j’ai un conseil à donner aux artistes, ça serait : ‘Si des gens n’aiment pas ce que vous faites, continuez !‘ Parfois, ça prend du temps pour que les gens comprennent vraiment ce que vous faites. J’ai 43 ans, ça fait 25 ans que je suis dans la danse, et j’ai vu des gens qui ont complètement changé leur avis sur mon travail. Ils sont passés de ‘je n’aime pas‘ à ‘j’adore ce que vous faites aujourd’hui’.
Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que vous avez véritablement commencé à explorer le monde de la danse contemporaine. Qu’est-ce qui vous y a poussé ?
J’ai toujours aimé le mouvement. Plus jeune, je faisais de la danse urbaine et du jazz. Mais quand j’ai vu le travail d’artistes comme celui de Pina Bauch et j’ai changé de regard sur la danse contemporaine. J’ai été marqué par l’élégance et la justesse de son mouvement. J’ai ainsi découvert un style qui donne de l’espace pour réinventer son monde. À l’époque, tout était en train de s’inventer dans le milieu. La danse contemporaine était donc une sorte de territoire de liberté qui nous donnait la possibilité de créer nos propres frontières.
Dans votre travail, vous jouez des codes de la danse, mais qu’est-ce qui, selon vous, fait le lien entre vos différentes créations ?
Dans le voyage entre mes travaux, c’est l’être humain qui fait le lien. Il est vrai que l’on aime séparer, délimiter, poser des étiquettes, définir, mais ce n’est pas mon cas. Je travaille selon le principe d’une philosophie inclusive et ouverte. J’essaie de vivre ma vie avec cette philosophie. Ce qui fait que je suis Marocain et Belge à la fois, et je représente le lien entre ces deux entités qui a priori sont différentes, mais en réalité, pas vraiment. L’humanité a beaucoup plus de capacité à relier qu’on ne le pense. Et toute ma vie, j’ai essayé de montrer ces ponts.
Vous êtes décrit comme un artiste politique. Cet engagement, est-ce une nécessité pour vous ?
Dans notre existence, on vit les uns avec les autres, on a des responsabilités les uns envers les autres. Dans mon enfance, j’ai vécu des choses assez difficiles et je me suis rendu compte que les choix politiques des autres pouvaient avoir un impact sur moi. Donc, il est important de s’informer et de trouver le moyen d’avoir le plus de choix possible. Plus jeune, j’ai dit non à la drogue et à des choses terribles même si j’avais des possibilités de choix très réduites. Il est primordial de prendre des positions politiques pour se protéger et pour protéger les autres. C’est la seule manière d’aller de l’avant.
Quand je pense à Greta Thunberg (militante écologique, ndlr) qui se bat pour son futur, c’est tout simple pour elle. Elle a une conscience pointue concernant l’avenir de la planète ce qui l’amène à prendre position. Certains se demandent pourquoi une jeune fille fait de la politique, j’ai envie de leur répondre : ‘parce qu’elle n’a plus le choix‘ ! D’ailleurs, j’ai beaucoup de respect pour les personnes qui ont subi la politique et qui en font aujourd’hui. Ils savent qu’ils ont des choses à réparer, ce sont souvent ces personnes-là qui agissent véritablement plutôt que des personnes qui ont grandi en profitant d’un système et qui n’ont pas intérêt à le changer…
À votre échelle, accepter d’être à la tête du Ballet royal de Flandre est-il un choix politique ?
C’est clair que d’être à la tête du Ballet royal de Flandre est particulier. Quand j’ai été nommé, il y a eu une sorte de peur chez certains. Une peur de voir disparaître une certaine tradition, un certain élan de la danse classique – qui n’est pas très flamande. De mon côté, je n’avais pas peur d’accepter ce travail. On peut donc dire que cette nomination avait un aspect politique, à travers mon nom et mes origines, mais c’est important qu’une société arrive à dépasser ses propres peurs. C’est un peu comme quand Barack Obama a été élu président, mais à un tout petit niveau.
On imagine qu’on vous renvoie souvent à l’image de votre pays d’origine. Et on ne dérogera pas déroger à la règle. Quel regard portez-vous sur la société marocaine ?
Ça fait longtemps que je ne suis pas allé au Maroc. La dernière fois, c’était au sud. Petit, j’allais souvent à Tanger, la ville d’origine de mon père, mais ça fait presque trente ans que je n’y suis pas revenu. Je ne connais pas très bien la société marocaine, que ce soit au niveau politique ou des droits humains. Mais à travers le prisme de l’écrivain Abdellah Taïa, je suis ce qui se passe. J’aime son regard critique, car après tout c’est à travers la critique que l’on grandit.
Que pensez-vous de la situation de la communauté LGBTQ+ au Maroc ?
Étant donné que je suis moi-même homosexuel, je me positionne en soutien aux personnes qui n’ont pas les mêmes droits que les autres. On s’est battus en Flandre et un peu partout dans le monde pour nos droits. Ça nous a pris beaucoup d’énergie pour faire comprendre à une majorité de la société que les droits sont valables pour tout le monde. La répression envers les homosexuels dans certains pays vient souvent des législations occidentales. Dans nos cultures, cette conscience et ce respect de la différence étaient très présents, mais malheureusement ça a disparu avec l’influence de l’Occident. Donc, il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle société marocaine, mais il faut puiser dans la conscience du passé.