À Essaouira, juifs et musulmans célèbrent une mémoire commune

Le roi Mohammed VI a visité Bayt Dakira le 15 janvier, la Maison de la mémoire d’Essaouira, bâtisse témoin du destin de juifs de la ville des alizés.

Par

Le roi Mohammed VI entouré du Grand Rabbin David Pinto (à gauche) et de Joseph Israel, Grand Rabbin de Casablanca. Crédit: MAP

Salam Lekoulam, Shalom Alaykoum : cette devise tissant l’arabe et l’hébreu pour saluer le visiteur résume l’esprit de la Maison de la mémoire (Bayt Dakira) d’Essaouira, consacrée à la longue “coexistence sereine” des communautés juives et musulmanes dans cette ville du sud du Maroc.

La petite maison dans le Mellah

Il faut se perdre dans les dédales de la cité bleue et blanche au bord de l’Atlantique pour trouver cette maison aménagée dans l’ancienne demeure d’une famille de commerçants, assez prospères pour la doter d’une petite synagogue décorée de boiseries et de meubles sculptés importés de Grande-Bretagne.

Niché dans une ruelle étroite du Mellah, le vieux quartier juif d’Essaouira, l’édifice tout juste ouvert “témoigne d’une période où islam et judaïsme ont eu une proximité, une complicité et une intimité exceptionnelles”, confie André Azoulay, conseiller du roi Mohammed VI, à l’origine du projet mémoriel de Bayt Dakira, en partenariat avec le ministère de la Culture.

André Azoulay à Bayt Dakira. Crédit : Fadel Senna/AFP.Crédit: Fadel Senna/AFP

On s’est dit : on va faire parler notre patrimoine et protéger ce qui a été l’art du vivre ensemble”, explique cet acteur politique, lui-même issu de la communauté juive d’Essaouira. Sa fille Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO, s’est également déplacée le 15 janvier pour la visite officielle du monarque, en présence d’autres personnalités comme l’humoriste franco-canado-marocain Gad Elmaleh.

Destins hors du commun

Bayt Dakira réunit des objets offerts par des familles locales et permet de découvrir des destinées hors du commun de juifs d’Essaouira. Comme celle de Leslie Belisha (1893-1957), tour à tour ministre britannique des Finances, des Transports et de la Guerre. On lui doit les “belisha beacons”, ces balises en forme de globe montées sur des poteaux noir et blanc, que l’on trouve encore aux abords des passages piétons au Royaume-Uni, entre autres.

Autre sujet de fierté, le “premier juif élu de l’histoire des États-Unis” David Yulee Levy (1810-86), qui est issu d’une famille de Mogador (ancien nom d’Essaouira) partie aux États-Unis au début du XIXe siècle. Signe d’une histoire singulière, un panneau liste les conseillers royaux juifs issus d’Essaouira.

“Des siècles d’échange et de rencontres ont témoigné avec force d’une relation judéomusulmane exaltante, dense, substantielle”

André Azoulay

Le nom d’André Azoulay figure tout en bas, avec la date de son arrivée au Palais à l’appel de Hassan II, en 1991. L’exposition présente des photographies anciennes, des films d’archives, des enregistrements musicaux, des costumes traditionnels et des objets religieux. À l’étage, un centre de recherches doit accueillir des résidences de chercheurs et des travaux sur l’histoire entre islam et judaïsme.

À l’époque du sultan Mohammed III, qui transforma au XVIIIe siècle le petit port en centre diplomatique et commercial, l’ancienne colonie portugaise “était la seule ville en terre d’islam avec une population à majorité juive”, rappelle le conseiller royal de 78 ans.

Ce n’était pas une posture : des siècles d’échange et de rencontres ont témoigné avec force d’une relation judéomusulmane exaltante, dense, substantielle”, assure l’ancien banquier, journaliste de formation. Son but est de faire de l’histoire de sa ville “un symbole de l’art du possible” pour “résister à l’amnésie, à la régression et à l’archaïsme”.

Résister à l’oubli

Essaouira a abrité à une époque 37 synagogues, pour la plupart tombées en ruine. Celle de Bayt Dakira a été entièrement rénovée. Durant le protectorat français (1912-1956), la cité est tombée dans l’oubli, avant de renaître progressivement à partir du début des années 1990 pour devenir une destination touristique et culturelle phare.

Bayt Dakira, fraîchement rénovée en lieu de mémoire. Crédit : Fadel Senna/AFP.Crédit: Fadel Senna/AFP

Avec l’association Essaouira-Mogador qu’il préside, André Azoulay a remodelé son fief en faisant de “la diplomatie de terrain”, tout en maintenant le lien avec l’importante communauté juive marocaine disséminée dans le monde. Présente au Maroc depuis l’Antiquité, cette communauté a crû au cours des siècles, avec notamment l’arrivée de ceux que les rois catholiques avaient expulsés d’Espagne à partir de 1492.

À la fin des années 1940, les juifs marocains étaient quelque 250000. Mais beaucoup sont partis après la fondation d’Israël en 1948 et la communauté compte aujourd’hui environ 3000 personnes

À la fin des années 1940, les juifs marocains étaient quelque 250 000, soit environ 10 % de la population. Mais beaucoup sont partis après la fondation d’Israël en 1948 et la communauté compte aujourd’hui environ 3000 personnes, soit la plus importante d’Afrique du Nord. Bayt Dakira n’est pas le seul lieu de mémoire dédié à l’héritage judéomarocain, que le roi Mohammed VI met souvent en exergue avec différents programmes de réhabilitation de cimetières, de synagogues et de quartiers historiques juifs.

à lire aussi

Casablanca abrite notamment, depuis 1997, un musée du judaïsme marocain, le seul du genre dans le monde arabe. À Fès, la capitale spirituelle, un musée dédié à la mémoire juive est en cours de construction. Si le royaume n’entretient officiellement aucune relation avec Israël, des milliers de juifs d’origine marocaine viennent chaque année — y compris en provenance de l’État hébreu — retrouver la terre de leurs ancêtres, célébrer des fêtes religieuses ou effectuer des pèlerinages comme la hiloula — un hommage au rabbin Haim Pinto, natif d’Essaouira.