Reda Benjelloun : "Youssoufi n'était pas un assoiffé du pouvoir"

Reda Benjelloun, journaliste et actuel directeur des magazines d'Information et du Documentaire de 2M, a réalisé en 2002, "4 jours avec Ssi Abderrahmane", diffusé sur la deuxième chaîne ce soir à 22h. Il s'agit du premier reportage suivant le quotidien d'un Premier ministre, en tournant avec Abderrahmane Youssoufi, lors de sa dernière semaine avant les élections législatives de 2002. Il en garde le souvenir d'un homme engagé, qui exerçait le pouvoir"parce que c'était un devoir".

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Le journaliste et producteur Reda Benjelloun

Directeur des Magazines d’Information et du Documentaire

Je l’ai rencontré dans le cadre de mon travail en tant que journaliste reporter, dans les années 1996 et 1997. A ce moment-là, il y avait l’idée de l’alternance qui circulait et à chaque fois que je le croisais, j’essayais, avec un style peut-être un peu cavalier, d’en tirer quelque chose. Je me rappelle d’une fois, devant le siège de Libération dans le quartier Roche Noire de Casablanca, je lui ai dit : « Alors, cette alternance, c’est pour quand ? », et il m’a répondu : « Jeune homme, vous allez plus vite que la musique« . Cela a été mon premier vrai contact professionnel avec lui.

Premier ministre

L’alternance a eu lieu, et comme pas mal de journalistes, j’ai accompagné les membres du gouvernement jusqu’à la salle du Trône quand ils ont été reçus par Hassan II pour la formation du gouvernement Youssoufi, qui a été un moment historique. À la sortie de la salle du Trône, sur la place du mechouar, je lui ai demandé : « Lundi, quand vous serez dans votre bureau à la primature, quelle va être la première pensée, la première décision que vous allez prendre ? ».

C’est là que j’ai mesuré la stature historique du personnage. Il m’a répondu : « La première action, je ne sais pas, mais la première pensée sera pour tous ceux qui se sont battus pour la libération de ce pays, pour la démocratie de ce pays. Ma présence à la primature sera un symbole pour tout ce monde là ». J’ai trouvé ce moment très fort.

L’alternance a commencé, jusqu’à l’échéance des premières élections législatives du nouveau règne. J’ai donc contacté Abderrahmane Youssoufi pour lui proposer de le suivre pendant la dernière semaine de son mandat de Premier ministre avant les élections de septembre 2002. Il m’a dit prenez attache avec la chargée de communication de l’époque, Amina Bouayach.

Devant la caméra

Il y a eu un travail très professionnel, un vrai deal, entre ce qu’il était possible d’obtenir pour la caméra et ce qui ne l’était pas. Le deal était qu’on le suive dans des moments d’intimité, chez lui, dans des moments de travail, et lorsqu’il irait voter. Il s’agissait de dresser le bilan des années de l’alternance et de se projeter dans le futur. Il a parfaitement jouer le jeu, ce que j’ai trouvé remarquable, car c’était la première fois qu’une équipe de télévision marocaine entrait à la primature et suivait un ministre dans son quotidien.

J’ai découvert un homme assez rare, qui a de l’appétence du pouvoir, car c’est ce qui permet de changer les choses et d’améliorer le quotidien des citoyens. Mais il n’était pas un assoiffé du pouvoir. Je me souviens d’un moment très fort. Un vendredi matin, avant que l’on quitte Rabat pour Casablanca, pour qu’il effectue son vote. Je demande au caméraman de filmer Abderrahmane Youssoufi dans son bureau avec le palais en arrière-plan, au moment où je pose la question suivante : « Est-ce qu’un jour vous vous étiez imaginé d’être au cœur du dispositif du pouvoir ? »

Je m’attendais à ce qu’il soit un peu déstabilisé, mais il me répond que « si on se bat toute une vie pour la démocratie, pour libérer notre pays, pour acquérir l’indépendance et la démocratie, et toutes les valeurs auxquelles on croit, bien évidement qu’on s’imagine au coeur du pouvoir ». Je lui demande ensuite comment cela se passe avec le plus haut sommet du pouvoir, et il me répond :« on a travaillé en toute intelligence car il était de l’intérêt de tout le pays et de tous les Marocains ».

Il n’était pas un beau parleur, chaque mot avait un sens. Parfois, je me disais qu’il aurait pu nous donner un peu plus, mais avec du recul, quand je repense à cette semaine passée avec lui, ce qu’il nous donnait et qu’il nous disait était précis et avec une générosité retenue, sans être dans le show-off. C’est quelqu’un qui a exercé le pouvoir par devoir. Il aimait à dire, « je suis né le 8 mars, et quand on me célèbre, on célèbre aussi les femmes », car il se battait également pour les droits des femmes.