À Hay Hassani, à deux pas de l’école Al Akhtal, un jeune homme d’une vingtaine d’années s’occupe de l’accueil des visiteurs de Omar (le nom a été modifié). Il ouvre la porte, souhaite la bienvenue avec un large sourire et retourne à la cuisine où il fait fondre des plaquettes de plomb. Omar ne ressemble pas à l’idée que l’on pourrait se faire d’un voyant. Installé derrière son ordinateur et cajolant son petit chien, il invite un couple de visiteurs à s’asseoir pendant qu’il discute sur Skype avec une autre cliente. Tel un médecin, ses diplômes en divination et en ésotérisme sont accrochés au mur. Sans l’odeur ambiante de bkhour et un pentacle pendouillant discrètement derrière un rideau, on devinerait difficilement qu’il s’agit bel et bien d’un voyant.
Il demande à ses clients s’ils ont eu du mal à trouver l’adresse qu’il a pourtant pris soin de simplifier en la réduisant à un plan imprimé sur sa carte de visite, et leur annonce qu’il ne travaille plus les week-ends. Omar précise qu’en matière de voyance, il ne fait plus de gématrie – la divination par la conversion des lettres en nombres – et se contente désormais d’un tirage de cartes qu’il facture à 50 dirhams.
Le couple vient le consulter pour calmer leur fils aîné, difficile et incontrôlable, qui les a chassés de leur propre demeure. “Mais il faut appeler les flics pour ce genre de choses, pourquoi vous venez me voir ?”, lance-t-il sur un ton spontané. Les deux parents ne souhaitent pas déposer plainte pour ne pas le regretter plus tard. “Avez-vous une photo récente de votre fils ?”, demande alors Omar, précisant qu’au pire des cas, une personne peut la lui envoyer dans l’immédiat via l’application WhatsApp.
Apaisée par le discours du voyant, la mère lui demande s’il peut lire l’avenir pour sa fille qui habite à l’étranger. Elle souhaite enregistrer le tout sur magnétophone pour le lui faire parvenir. Omar ne s’y oppose pas et ajoute que, pour tous types de requêtes, la fille peut toujours lui envoyer un message sur Facebook ou l’appeler sur Skype. Les cartes annoncent que la concernée doit impérativement sortir de sa bulle, se faire des amis et consulter un psychologue, “pas un psychiatre qui risque de la droguer inutilement avec des antidépresseurs”, précise le voyant. À la fin de la consultation, Omar refuse l’argent du père pour lequel les cartes n’ont pas dévoilé grand-chose.
Chouaffate hyperconnectées
Omar dispose de comptes sur Facebook, Skype et WhatsApp et n’hésite pas à le mentionner sur sa carte de visite. La voyance, qu’il ne vend pas comme un don mais comme un savoir dont il prouve l’apprentissage grâce à ses diplômes, est pour lui un business comme un autre. Il le gère en étant à mille lieues de la caricature du charlatan en jellaba, le genre utilisant œufs durs, bougies et goudron pour fournir des solutions à des problèmes causés soit par un mauvais sort, soit par un djinn, et souvent par les deux.
Les offrandes, les sacrifices et les pigeons voyageurs sont désormais remplacés par des emails, des sessions de tchat et des discussions sereines dans des bureaux aux allures professionnelles. Selon la sociologue Soumaya Naâmane Guessous, c’est une évolution logique d’un secteur qui a toujours investi les médias : “Cela a commencé il y a quelque temps par les annonces radio dans les pays occidentaux, et les programmes de voyance sur les chaînes satellitaires arabes qui proposent des consultations en direct et des thérapies pour lutter contre le mauvais œil.”
L’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux n’est donc que la suite logique d’une profession qui a toujours pris en compte la contrainte de la distance. Quant au paiement, il s’effectue par virement bancaire une fois le lien de confiance établi, mais pas seulement. “Je consulte de Paris, où je vis, une voyante par Skype qui exerce à Casablanca. Ses fils poursuivent leurs études en France et elle me demande de leur acheter ce qu’il leur faut en guise de rétribution”, témoigne Hayat, 47 ans. L’exploitation des moyens de notre époque a permis de sortir la voyance de son état primaire, sale et obscur, à l’état civilisé. “Il y a dix ans, je ne me serais pas du tout permis de garer ma voiture dans le quartier populaire d’un célèbre voyant. J’y allais en catimini, drapée dans une jellaba et cachée derrière un voile. Aujourd’hui, on devinerait à peine ce que je viens faire à Agdal ou au Maârif. Si quelqu’un me croise, j’ai mille prétextes à lui sortir”, avoue Halima, 35 ans.
Témoignage : “Je la considère comme une coach”
Depuis toujours, je consultais régulièrement des chouaffate traditionnelles un peu partout au Maroc. Dès que je ne me sentais pas bien dans ma peau ou que je me posais des questions, j’avais recours à des voyantes conseillées par des amis. Un jour, alors que j’étais en voyage à Londres, j’ai rencontré Feryal, une voyante palestinienne installée en Angleterre. Elle était réputée pour ses dons et consultée, paraît-il, par la veuve de Yasser Arafat, Souha Arafat.
Elle m’a assuré de pouvoir invoquer l’âme d’un être cher et m’a accordé une consultation qui m’a coûté 100 dollars. Ce fut un moment très important. Depuis, je ne peux plus m’en passer. Ne pouvant pas me déplacer régulièrement à Londres pour la voir, on a convenu de faire des consultations via Skype. Elle m’a fixé un forfait et je la paie lors de mes voyages à Londres. Aujourd’hui, j’ai du mal à imaginer ma vie sans elle, car je la considère beaucoup plus comme coach que comme voyante.
Nadia, 60 ans, Marrakech
Plus thérapie que Bouya Omar
Exit les bougies allumées pendant toute une nuit, les scorpions brûlés vifs et les bains de pied au sang de coq. À l’ère d’Internet, on conseille d’appeler la police, de consulter un psy ou d’oublier un amoureux inaccessible car des parents en fin de vie méritent plus ce temps précieux ; à croire que la voyance d’aujourd’hui s’adresse plus au cerveau qu’au cœur. “Puisque les gens sont de plus en plus rationnels, il a fallu changer de discours, c’est devenu à mi-chemin entre la voyance et la psychologie”, explique Soumaya Naâmane Guessous. La nouvelle voyance s’apparente plus au coaching qu’à la métaphysique, on y parle davantage d’ondes négatives que de djinns.
“Je me sers de mon don de télépathie comme thérapie, j’utilise mon intuition pour rentrer dans le cœur des gens pour en tirer quelque chose ou pour tirer la sonnette d’alarme”, confirme Sabine, voyante à Rabat. Pour la sociologue, même si les néo-chouaffate s’adressent à l’intellect, les solutions qu’elles offrent sont tout aussi irrationnelles qu’une petite poignée de bkhour : “On parle de conseils et de thérapies car il est plus facile d’atteindre les cerveaux éclairés avec un tel discours. La personne sort de sa séance confiante, au moral boosté, avec la certitude qu’elle a réglé ses problèmes et atteint ses objectifs. Cela reste de l’irrationnel puisqu’on parle d’ondes négatives.”
Voyance décomplexée
Sabine signe des articles “voyance”, a fait l’objet d’un portrait et collabore dans des hors séries “astrologie” dans des magazines 100 % marocains. Une chose inconcevable pour les patrons de presse il y a quelques années, alors que le lectorat marocain devait se contenter des magazines féminins français qui proposaient ce genre de pages. À l’époque, comme aujourd’hui encore, on se contente des pages astro, insérées en fin de magazine ou dans la rubrique “détente” des quotidiens.
Les voyantes ont fait l’objet d’enquêtes aux allures faussement aventureuses où elles étaient citées anonymement, volontairement ou pas. Les magazines féminins ont partagé ces bons plans sans trop de sérieux, car consulter une voyante n’est alors acceptable dans les milieux instruits que pour tuer l’ennui ou assouvir sa soif de rigolade. En 2015, la situation a clairement changé. Sabine affirme compter parmi ses clients des médecins, des artistes, des avocats, “des gens bien placés sur le plan social mais aussi des personnes plus démunies”.
Dans l’imaginaire collectif marocain, le client type d’une chouaffa est une femme pauvre, peu instruite, religieuse et désemparée. Elle est prête à échanger le peu de biens qu’elle possède contre des solutions immédiates et miraculeuses à des problèmes qui la dépassent. Comment le parfait opposé de ce cliché peut-il se retrouver chez une voyante? “La détresse est universelle. Indépendamment de son appartenance religieuse, ethnique et sociale, l’être humain a toujours consulté les mages et les astres dans l’espoir de surmonter ses problèmes”, explique la sociologue Soumaya Naâmane Guessous. La nature humaine étant ce qu’elle est, la prédiction de l’inconnu ne cessera pas de s’adapter au progrès technologique.
Code pénal : quid de la loi ?
Il n’existe pas de texte de loi incriminant explicitement la voyance ou la sorcellerie, mais le Code pénal marocain y fait allusion. “Deviner, pronostiquer ou expliquer les songes est considéré comme une infraction mineure. L’alinéa 35 de l’article 609 du Code pénal punit leurs auteurs d’une amende de 10 à 120 dirhams. Mais l’avant-projet de réforme du Code pénal récemment proposé par le ministre de la Justice élève cette sanction pécuniaire de 300 à 1 500 dirhams”, précise Mohamed Majdi, avocat au barreau de Casablanca.
En outre, certains charlatans pourraient être légitimement accusés d’escroquerie et tomber sous la coupe de l’article 540 du Code pénal punissant, entre autres, quiconque “induit astucieusement en erreur une personne par des affirmations fallacieuses (…) à ses intérêts pécuniaires” d’une peine d’emprisonnement allant d’un à cinq ans et d’une amende de 500 à 5 000 dirhams.
Cela étant, les arrestations sont rares. Depuis le début de l’année 2015, on ne compte que celle qui a eu lieu à Derb Khalifa au quartier Ben Msik à Casablanca. Une descente policière qui s’est soldée par l’arrestation d’un charlatan et de dix de ses clientes et qui n’aurait pas eu lieu si les habitants du quartier n’avaient pas dénoncé le va-et-vient d’un nombre important de femmes dans le local. Quelques années plus tôt, en 2011, un autre charlatan a été traduit en justice à Aït Melloul. Pas pour avoir prédit l’avenir ou résolu des problèmes en les noyant dans du plomb fondu, mais parce qu’il droguait et violait ses clientes qui ont fini par porter plainte.
Enfin, quand bien même on voudrait déposer plainte pour escroquerie, il faudra bien sûr la prouver. Difficile dans une activité qui, même pratiquée dans les bureaux les plus modernes, demeure informelle.
Trois questions à… Mustapha Akhmiss, Anthropologue
Investir les réseaux sociaux et proposer des consultations en ligne, est-ce un simple effet de mode destiné à accompagner l’évolution de la société ?
Consulter une chouaffa est une pratique qui existe depuis la nuit des temps. Ces voyants, appelés aussi chamanes, sorciers, guérisseurs, sont avant tout d’habiles orateurs qui devinent les besoins de leurs clients et leurs tiennent un discours inspiré de la psychologie. Ils ont le don de révéler aux gens ce qu’ils sont, mais aussi ce qu’ils peuvent devenir en interprétant leurs désirs et en devinant leur détresse. Certains voyants profitent de ce potentiel et décident de l’exploiter en investissant les réseaux sociaux, en proposant des consultations via des logiciels de tchat ou en suggérant des remèdes par e-mail. Ils modernisent cette pratique afin de toucher une plus large clientèle qui n’a pas forcément le temps de se déplacer, ou qui n’a tout simplement pas envie de s’afficher dans ce genre d’endroits.
En l’absence de l’ambiance mystique présente chez une chouaffa traditionnelle, ce mode de voyance 2.0 procure-t-il la même satisfaction ?
Si la chouaffa traditionnelle utilise un certain nombre de subterfuges afin d’épater le client (bkhour, chambres rouges, grand voile sur la tête, silence religieux…), la voyante nouvelle génération fait plutôt appel à une approche individuelle et éclectique de la spiritualité. Certains y trouvent leurs comptes, car c’est une manière plus ou moins élégante de s’adonner à la voyance, tout en gardant un semblant de rationalité.
Certains voyants légitiment leur savoir-faire par des formations spécifiques, diplômes à l’appui.
La voyance n’est ni une science exacte, ni une illusion. Il s’agit plutôt d’une parapsychologie qui met en jeu le psychisme et son interaction avec notre monde. Les personnes qui recourent aux chouaffate n’ont pas trouvé de réponses à leurs problèmes somatiques ou psychiques à travers la médecine et la psychiatrie moderne. C’est avant tout une pratique psychologique
qui tend à rassurer les esprits en souffrance.
Consultations : testé pour vous
Expérience. Les chouaffate sont-elles crédibles ? Pour en avoir le cœur net, j’ai demandé à deux voyants de lire mon avenir dans les cartes. Leurs versions divergent.
Je demande à Omar, voyant à Casablanca, de prédire mon avenir avec Samir, un homme que je viens de rencontrer. Après lui avoir montré sa photo sur mon smartphone, il me transmet ce qu’il prétend lire dans les cartes de tarot :
“Tenez, mélangez les cartes puis rendez-les-moi. Vous venez de vous rencontrer, mais vous êtes déjà très attachés l’un à l’autre. Il a un fort caractère et vous n’êtes pas facile à vivre non plus. D’ailleurs, vous êtes en froid actuellement et vous ne vous parlez plus depuis une dizaine de jours. Est-il à l’étranger ? Il n’a pas le temps de vous voir et vous le lui reprochez. Mais il ne pourra pas tenir longtemps sans vous parler et il finira par revenir vers vous. Il a un complexe affectif et a du mal à s’engager avec une femme. A-t-il déjà été marié ? Avait-il une relation qui n’a pas fonctionné ? C’est la cause de son désistement. Il a peur de s’attacher à une femme. C’est un homme sérieux qui n’a pas de temps à perdre. Il envisage de se marier. Vous comptez aller le voir ? Vous a-t-il envoyé de l’argent pour le rejoindre ? Vous devriez le faire, car il tient beaucoup à vous même s’il prétend le contraire. Tenez, mélangez les cartes encore et rendez-les-moi. Beaucoup de personnes vous envient. Certains profitent de votre gentillesse. Vous êtes une tête de mule et vous parlez trop. Faites attention aux faux amis et arrêtez de raconter votre vie à n’importe qui.”
Chacun sa version
Cela semble surréaliste, mais Omar ne s’est peu trompé. Je voulais en avoir le cœur net en faisant appel à une autre voyante. Cette fois-ci, j’ai demandé à Sabine, voyante à Rabat, de lire tout simplement ce que les cartes lui disaient. Elle a accepté le principe d’une consultation gratuite pour les besoins de l’article. Sa méthode tient plus de la programmation neurolinguistique et de la psychologie que de la voyance traditionnelle. Les deux versions diffèrent et n’ont que peu de points communs.
“Tirez une carte. Vous venez de rompre, n’est-ce pas ? Ce n’est pas évident pour lui d’être avec vous, c’est triste à dire, mais je le vois plus avec une fille classique. Est-ce qu’il vous l’a dit ? En tout cas, il avait de l’affection pour vous. Tirez une carte. Vous avez un don pour les arts ? Est-ce que vous dessinez à vos heures perdues ? Vous écrivez ? Voilà ! Vous voulez faire des études de cinéma ? À Marrakech ? Non, à l’étranger. Pourquoi le Maroc vous rend triste ? Votre place n’est pas ici, vous n’êtes pas faite pour le Maroc. Votre père le sait et ça le rend triste. Votre père vous aime beaucoup. Vous ne voulez pas avoir d’enfants ? C’est ce que je vois, mais c’est drôle, je vois une petite fille très importante à vos yeux dans l’avenir, une petite Marocaine née à l’étranger. Tirez une carte. Vous avez l’impression que votre vie sera toujours pétrie de solitude. Je vois une fermeture, une prudence sexuelle ou affective. Vous êtes un garçon manqué depuis l’enfance, la féminité n’est pas votre truc. Tirez une carte. Je vous vois avec un homme plus âgé que vous. C’est un important monsieur dans le domaine des arts, divorcé et qui a déjà eu des enfants d’un premier mariage. Je vous vois vous balader, main dans la main, et attablés, comme dans une réunion familiale. Je vous vois très heureuse avec lui.”
Dans les deux cas, on ne m’a pas proposé, comme chez les chouaffate traditionnelles, l’acquisition d’un hjab (talisman) pour chasser le mauvais œil ou une séance de purification au ldoun (plomb) pour déjouer les mauvais sorts.
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