Inauguré en juin 2018, le Musée national du tissage et du tapis Dar Si Saïd, à Marrakech, est le premier du genre. C’est un grand et beau musée regroupant un bel échantillonnage de tapis marocains, dont le plus ancien remonte à la fin du XVIIIe siècle. Rappelons que parmi les objets de musée, les pièces en tissage et autres textiles sont celles qui traversent le plus difficilement les aléas du temps.
La laine comme le coton, ou encore la soie, sont des matières organiques à durée de vie extrêmement courte. A contrario, les fouilles des sites archéologiques révèlent, quasi-systématiquement, des tessons de poterie, ou même des ustensiles intacts, confectionnés dans cette matière, qui peuvent remonter jusqu’au néolithique. Ainsi, également, des objets en bronze, ou en bois putréfié. Que sait-on, au juste, sur ces fameux tapis du Maroc, réputés dans le monde entier pour leur singularité et leur variété et ce, depuis les années 1930 ?
Beaucoup de travaux de grande qualité ont été réalisés sur le sujet, mêlant anthropologie et histoire de l’art. Par les services du protectorat d’abord, des chercheurs indépendants étrangers ensuite. Dans l’indifférence quasi générale des Marocains — élite et peuple confondus —, qui ne se sont, curieusement, jamais appropriés ce chapitre majeur de leur patrimoine, contrairement à d’autres, tels l’architecture, le costume ou la gastronomie.
Un heureux parti pris de simplicité
Mais d’abord un mot sur le musée. Dar Si Saïd est une maison seigneuriale, construite à la fin du XIXe siècle par le serviteur de l’État éponyme, dans la médina de Marrakech, côté Ryad Zitoun. Si Saïd était le frère de Ba Hmad, le fameux vizir et régent de l’empire chérifien, sous Moulay Abdelaziz. D’une superficie de 2800 m2, le palais compte deux cours (la grande et la petite) et s’élève sur deux étages.
En 1930, il est transformé en musée des Arts indigènes, comme on disait alors. Appellation qui désignait ces musées ethnographiques, généralistes, tel le Musée Batha de Fès ou celui des Oudayas à Rabat. Des musées restés en l’état, avec cette même vision dépassée, jusqu’à la récente création de la Fondation nationale des musées du Maroc. Laquelle, sous les auspices de Mehdi Qotbi, s’attelle à la rénovation des lieux et à la réaffectation de leur vocation. La restauration de l’ancienne demeure a pour qualités sa simplicité et sa modestie.
Est-ce par manque de moyens ou par conviction qu’on n’a pas essayé de “rafraîchir”, intempestivement, les très belles boiseries zouakées ainsi que les rares restes de zellige et de bejmat d’origine, comme cela est malheureusement trop souvent le cas ? On ne sait, mais c’est là un bon choix : les couleurs passées ont ce charme suranné qui nous ravit. On regrettera qu’en lieu et place du dess qui recouvrait jadis le sol des parties communes, on ait décidé ce béton trop ripoliné — mais ce n’est là qu’un détail tout à fait secondaire car rattrapable. La scénographie, adoptant également un parti pris de simplicité qui nous satisfait, se tient.
Le tapis rbati, un ersatz
Le tapis marocain se divise en deux genres bien distincts : le tapis citadin et le tapis rural. Ce dernier est plus généralement appelé tapis berbère, bien que les tribus arabophones en produisent également — les spécialistes parlent, d’ailleurs, de tapis de tribus. Il est évident que les deux genres appartiennent à deux univers différents, même si pas du tout imperméables. On ne sait pas depuis quand produit-on ce tapis citadin. Aucune trace, aucune description, n’en font état dans les écrits. On sait qu’il est clairement inspiré des tapis d’Orient — présents en Occident bien avant le XVIIe siècle. On retrouve dans la zerbiya rbatia la même composition symétrique (médaillon central sous forme de rosace ou de mihrab, encadré de deux ou trois bandes, et entouré d’un semis) et les mêmes motifs que ceux du tapis ottoman, lui-même inspiré du tapis persan. En beaucoup moins sophistiqué.
Hormis Rabat, l’unique autre centre de production de ces tapis citadins, qui ornaient jadis tous les intérieurs à caractère arabo-andalou du pays, était Médiouna, dans la périphérie de Casablanca. Comme beaucoup d’autres, nous avons une tendresse particulière pour ces médiounas qui, réalisés par des “gens de tribus”, bousculent la composition, austère et pompeuse, des tapis rbatis orthodoxes. Introduisant, involontairement, par leurs maladresses et leur désordre indisciplinés, une poésie absente du carton initial. Mais, soyons clairs, depuis au moins les années 1950, le Maroc ne produit plus rien d’intéressant en cette matière. Pourquoi ? Depuis l’aube de la colonisation, le tapis citadin marocain n’a jamais intéressé les Européens qui n’y ont vu qu’un succédané du tapis d’Orient dont ils ont toujours usé. Les Marocains, quant à eux, ont poursuivi, sans passion, la tradition, jusqu’aux années 1980. Date de l’ouverture du pays au commerce extérieur.
Depuis, les classes populaires et moyennes ont adopté les tapis mécaniques pseudo-orientaux (beaucoup moins chers et plus légers), de fabrication européenne (belge, curieusement) — particulièrement hideux —, les bourgeois, se rabattant, eux, sur les tapis persans moyenne gamme. Il n’y a plus guère, aujourd’hui, que le Palais et autres wilayate pour couvrir, systématiquement, les sols de tapis rbatis modernes. En attendant — pourquoi pas ? — qu’un designer inspiré se donne pour tâche la revivification de ce legs abandonné. Car, indépendamment de sa reconnaissance ou pas par la communauté internationale, le tapis rbati reste, pour tout Marocain, le symbole d’une splendeur passée. Pour ceux, parmi nos lecteurs, qui voudraient connaître la différence entre une zerbiya rbatia d’avant les années 1950 et celle qu’ils ont foulée, enfants, chez leurs parents, allez à Dar Si Saïd. Un musée, ça sert à ça.
Tapis berbères ou tapis de tribus
Le musée présente un choix très beau et conséquemment varié de tapis de tribus issus des différentes contrées du royaume. Évidemment, la collection, réunie dans les années 1920 et 1930 par le service des Arts indigènes, reflète les goûts des spécialistes français de l’époque, particulièrement un certain Prosper Ricard. Ce dernier, un proche de Lyautey, directeur du service des Arts indigènes de 1920 à 1935, est reconnu comme le “concepteur de l’industrie artisanale (en l’occurrence marocaine) adaptée à l’exportation”.
Outre un nombre important d’écrits sur l’artisanat marocain, on lui doit son fameux Corpus des tapis marocains, un travail volumineux, édité en plusieurs tomes, constituant un relevé scientifique exhaustif, faisant toujours autorité aujourd’hui. Les goûts de Prosper Ricard le portaient évidemment plus vers les tapis berbères au caractère et motifs “classiques”, structurés et réguliers, plutôt que vers ces tapis “sauvages”, monochromes ou à l’exécution “naïve” et/ou apparemment hasardeuse que s’arrachent, aujourd’hui, les collectionneurs internationaux, y décelant de véritables œuvres d’art, individuées, dans lesquels la ou les tisseuses — mère et filles se succédant souvent sur le métier familial — se sont donné le loisir d’une expression personnelle.
Ce type de tapis, aujourd’hui si prisés, ne figure malheureusement pas dans les collections nationales. Ne faudrait-il pas, maintenant, songer à combler cette lacune ? Bien sûr que si. Mais il faudrait pour cela des chercheurs formés sur la question. Nous n’en possédons pas, mais il en existe de nombreux dans le monde — particulièrement dans les pays germaniques et scandinaves, les plus amateurs de ce type d’artisanat d’art. Paul Vandenbroeck, du Musée royal d’Anvers, en est un des plus intéressants : son ouvrage, Azetta, l’art des femmes berbères — édité en 2000 et disponible en allemand, anglais et français ¬— est remarquable de justesse et d’audace dans l’analyse du sujet. Sa thèse, en réalité très complexe et étayée, fait remonter les motifs traditionnels desdits tapis à un vocabulaire, commun au pourtour méditerranéen, à l’ère du néolithique.
Il explique, par ailleurs, l’exceptionnelle longévité, la vitalité et la créativité de la production actuelle marocaine en la matière, par le fait qu’il s’agit d’un des rares artisanats dans le monde à être resté essentiellement aux mains des femmes de tribus, hors tout cadre normatif. Il est vrai qu’il s’agit, à la base, de tapis à usage domestique, produits selon des procédés et un savoir-faire millénaires transmis oralement de mère en fille, sans même passer par le truchement d’une mâalma. Il est tout aussi vrai que les nombreuses expériences encadrées de type coopératives, organisées par les services de l’État, ne livrent pas des tapis à la touche aussi créative que ceux issus des foyers familiaux. Les amateurs avertis regardent avec commisération les touristes lambda qui ne font pas la différence entre les deux.
Boucherouite ou le tapis éco-conscient
Dans son ouvrage, Vandenbroeck accorde une place importante à cette très récente production, étonnamment contemporaine par bien des aspects qu’est le boucherouite, dont la planète déco mondiale, ultra-connectée, s’est tout aussitôt entichée. Personne ne sait quelle est donc cette femme (ou ce groupe de femmes) qui la (ou les) première(s) ont eu l’idée d’utiliser les abondantes chutes des usines textiles du pays pour confectionner ces étonnants tapis aux couleurs ultra-flashy, s’intégrant avec bonheur aux intérieurs design les plus up-to-date.
Évidemment, le fait que le système de production éminemment écologique de ces tapis — par ailleurs plus faciles d’entretien et beaucoup moins coûteux que les tapis en laine — rentre beaucoup dans l’engouement des bobos occidentaux pour le boucherouite. Pour mémoire, notons que dès les années 1930, le Béni Ouraïne — ce tapis en laine vierge, orné d’une grille losangée en laine brune, si caractéristique — avait séduit les architectes et décorateurs du Mouvement moderne, avec, à leur tête, le gourou même dudit mouvement, Le Corbusier himself !
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