Est-ce qu’il y a des gens de Casa ? [clameurs du public] Voilà, les gens de Casa ils sont toujours comme ça. Ils crient, mais ils ne savent pas pourquoi. Ils t’envoient de l’énergie et après ils réfléchissent. Alors que les gens de Rabat ils sont là, mais ils n’osent pas.” Gad Elmaleh poursuit son sketch au Marrakech du Rire 2017 par une série de caricatures sur la circulation à Casablanca ou encore la politesse des Rbatis. Le public est hilare. Hilares aussi, quelques intervenants dans ce dossier — artistes, sociologues, urbanistes — interrogés par TelQuel sur les différences entre Rbatis et Casaouis. “Vous voulez me causer des problèmes”, s’esclaffe Mehdi Qotbi, Rbati de naissance, Casablancais d’adoption.
Et pour d’autres, c’est du temps perdu, de fausses questions. “Le Maroc a aujourd’hui des challenges beaucoup plus importants pour qu’on perde notre temps avec ces balivernes”, répond Moncef Belkhayat, à Casa pour les affaires, à Rabat pour la politique en tant que membre du bureau politique du RNI. Pourtant, il est acteur d’une caste dirigeante qui a dépassé depuis un bon moment les clichés historiques sur Casablanca, la capitale possédant le nerf de la guerre, et Rabat, siège du pouvoir administratif, avec en fond d’écran les deux villes se regardant en chiens de faïence.
Au sieur Moncef, viennent s’empiler d’autres exemples encore plus frappants comme le patron d’Akwa et ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, le patron de Saham et ministre de l’Industrie, Moulay Hafid Elalamy, ou encore le ministre du Tourisme et homme d’affaires Mohamed Sajid. Casablancais de naissance ou d’adoption, mais naviguant tous dans les centres de pouvoir rbatis sous pavillon de complaisance du RNI ou de l’UC. En bref, le clivage entre Casablanca et Rabat est juste bon pour les ficelles faciles de Gad Elmaleh et les noukate des gens du dessous. Pendant qu’on rit l’un de l’autre, businessmen, élites politiques et administratives se tendent désormais la main.
Power intentions
“Les choses ont changé même s’il reste une fierté rbatie qui n’a d’égale que celle arborée par l’élite casablancaise. Des liens communs et forts se sont forgés entre élites des deux villes. Preuve en est quand des invitations fusent. A titre d’exemple, lors d’un ftour de ramadan, vous avez dans une même maison des décideurs rbatis et leurs pendants casablancais. Ce qui se faisait peu avant. Ils ont souvent des intérêts communs, entremêlant concrètement le monde de l’argent et le monde de la décision”, explique sans ambages l’ancien ministre PPS de l’Aménagement du territoire, Nabil Benabdallah. Au travers de cette nouvelle mixité réside une réelle volonté d’implanter un pied-à-terre d’influence au sein de la capitale administrative. Et vice-versa.
“Les décideurs économiques se sont impliqués en politique pour défendre leurs intérêts, craignant d’être victimes de la prédation d’acteurs politico-économiques. Ils font pour la plupart de la politique malgré eux. En vérité, ils auraient pu se développer en Afrique de manière normale mais ils ont peur pour leur cœur de business s’ils n’ont pas un pied au cœur du Makhzen”, affirme de manière on ne peut plus explicite le député FGD de Rabat, Omar Balafrej.
Une stratégie pragmatique, voire opportuniste, dans la chose publique d’hommes d’affaires casablancais ou d’adoption moins médiatisés qu’Akhannouch et consorts. Pourtant, si Rabat demeure l’épicentre décisionnel, Casablanca entraîne également un mouvement des élites, à l’aune de son dynamisme financier et entrepreneurial.
Casablanca : l’eldorado rbati
Les trajectoires historiques des deux pôles de ce qu’on appelle le “Maroc utile” ont pu être longtemps différentes. Casablanca était réputée pour garder une certaine distance avec le pouvoir central, se flattant de sa réputation de ville de liberté. “De Fès, de Marrakech, on venait vers l’eldorado Casablanca à dos d’âne dans l’espoir de faire fortune. Aujourd’hui encore, tout le monde y vient de quelque part, mais tout le monde se dit Casablancais”, explique l’architecte Rachid Andaloussi.
Un melting-pot bidaoui dont les grands absents étaient les Rbatis. Mais plus aujourd’hui. “J’ai des amis fils de hauts fonctionnaires à Rabat devenus cadres de multinationales à Casablanca. Ils font la navette pour venir travailler dans la capitale économique, n’ayant pas suivi le parcours de leurs parents”, raconte une trentenaire ayant un nom à particule où le “Alaoui” trône en tête. Elle sous-entend que ces rejetons ont brisé le déterminisme social à l’origine des successions entre grands commis de l’Etat. Ce sont les suiveurs des financiers d’origine rbatie qui, ayant senti l’essor de la finance, faisaient la navette pour rejoindre les sièges des banques avenue Hassan II à Casablanca dans les années 1990. Le regard narquois sur le train les croisant pour les Bidaouis faisant le chemin inverse pour aller pointer dans une administration de Rabat.
“La grande majorité de ces cadres rbatis évoluant à Casablanca sont issus d’une génération née après 1975. On s’est rencontrés à Bouznika Bay, bâti par le fils de Driss Basri au début des années 2000. Jusque-là, les Rbatis fréquentaient Skhirat et les Casaouis dépassaient rarement la plage de Dahomey. Sinon, nous nous croisions l’été au nord, à Cabo, Kabila et Marina, des points d’eau où nous faisions la paix”, contextualise une Casablancaise, originaire d’Anfa Supérieur, l’équivalent bidaoui de la route des Zaërs à Rabat.
Moroccan West Coast
Ce tandem, voulu par le Résident général Lyautey, composé d’un pôle économique et d’un pôle politique, n’est pas un cas spécifiquement marocain. Nombreux sont ceux qui le comparent par exemple à la dualité de New York et de Washington, pas bien éloignée l’une de l’autre non plus à l’échelle du territoire américain. Wall Street à Sidi Maârouf, le Capitol Hill au Mechouar.
Et un point commun en plus : le lobbying. “Anfa est le quartier le plus cher du Maroc, mais Rabat est la ville la plus chère du royaume. Ces prix de l’immobilier s’expliquent par le fait que de nombreux Casablancais achètent des appartements dans la capitale. C’est une plateforme de réseautage pour leurs enfants et un pied-à-terre pour ceux qui souhaitent faire du lobbying. Même si le siège de son entreprise est à New York, il faut aussi être présent à Washington pour exister. Idem pour Casablanca et Rabat”, fait remarquer le sociologue Mehdi Alioua.
Et de fil en aiguille, les rencontres entre élites faisant leur effet, on ne s’épouse plus “entre soi” à Rabat et à Casa. Mais désormais “entre nous” dans les deux lieux de pouvoir. Nabil Benabdallah, se définissant comme rbati jusqu’à la moelle, a rencontré puis épousé une membre d’une grande famille de notables casablancais.
Si les deux pôles arrivent à s’attirer, s’aimer et à convoler en justes noces, c’est la conséquence de ce bon vieux tropisme de classes. “C’est une loi sociologique, il n’y a pas d’exception marocaine. L’élite fréquente l’élite, l’élite épouse l’élite. L’élite fait des affaires avec l’élite. Le fils d’un PDG de grande banque ne prendra pas pour épouse une fille semi-analphabète. Il y a des réseaux, il y a un relationnel, on se fréquente entre soi, et les enfants se fréquentent entre eux. C’est un microcosme qui regroupe l’Ecole américaine de Casablanca, la mission française au travers du lycée Lyautey dans la ville blanche et le lycée Descartes de Rabat. Bref, il n’y a pas de coup de foudre, si ce n’est entre soi”, tranche le politologue Mustapha Sehimi.
Et par les liens du mariage, les deux élites n’en forment plus qu’une. Malgré quelques réticences pour la forme. “Quand j’ai présenté mon fiancé Karim à ma bande d’amis, il y a eu un froid. Il n’a pas pipé mot et sentait très bien qu’il y avait des messes basses. Tout lui était reproché, son origine, le choix de la bague, trop vulgaire selon eux, sa façon de parler, de s’habiller, d’être… Je me rappelle qu’il a quitté très vite cette soirée”, se souvient Soukaina, une Rbatia du quartier Souissi. Mais une fois le mariage conclu, tout a été oublié, le marié étant fort riche et la mariée très introduite.
Le sanctuaire impénétrable
“Quand j’étais jeune, la voiture la plus chic que l’on voyait dans les rues de Rabat était la DS. Il ne fallait surtout pas montrer qu’on avait de l’argent, sinon ça voulait dire qu’on avait volé l’État puisque tout le monde était fonctionnaire. Plus que la carrosserie ou la marque, on regardait la plaque pour savoir s’il y avait un “M” rouge attestant qu’il s’agissait d’une voiture de fonction”, explique un journaliste issu de la “bourgeoisie rbatie désargentée, mais cultivée”, comme il s’en enorgueillit.
Souvenirs, souvenirs d’une nomenklatura qui n’étalait pas son emprise sur la marche du pays, du fonctionnaire moyen aux échelons supérieurs. Une culture de la discrétion qui perdure. Le sociologue Mehdi Alioua constaste qu’“à Rabat, on peut toujours rouler en Logan et pourtant être haut placé, exister socialement. Il y aura toujours de la suspicion devant un Rbati en Maserati, on le soupçonne de se l’être payée grâce à la corruption”.
Ce n’est donc pas par refus volontaire et assumé d’afficher des signes extérieurs de richesse. Mais le fruit d’une éducation dans le monde des vraies décisions, celles qui assurent la continuité de l’Etat, qu’il vente, qu’il pleuve, que les islamistes soient à la tête de l’Exécutif ou pas. “Les hauts commis de l’Etat sont élevés dans le devoir de réserve. Ils n’apparaissent en public nulle part, contrairement aux acteurs économiques de Casablanca, aux ministres et autres dirigeants politiques qui se doivent de montrer qui ils sont constamment. Ces derniers se font prendre en photo dans des événements du type vernissage d’un artiste organisé par la fondation d’une banque, etc. Des clichés qui seront publiés dans la presse économique ou les pages people des magazines féminins. Les autres, jamais de la vie. Et quand ils mettent les pieds à Casa, c’est uniquement pour assister à une réunion de travail”, confie un ex-ministre du gouvernement El Othmani.
Retranchés dans le quartier de la Pinède pour la plupart, avec une première muraille qu’est la route des Zaërs, ils sont disponibles 24 heures sur 24 sur un coup de fil tombant de là-haut. Car contrairement aux us et coutumes de l’élite casablancaise et loin de toute ostentation, le savoir-être rbati est intimement lié à la chose publique.
Un état d’esprit et profil
“Vous, Casablancais, vous galvaudez l’expression de Makhzani. Vous l’utilisez à tort et à travers. Ici, à Rabat, elle a gardé tout son sens”, nous signale, entre désabusement et dédain, un témoin dont les ascendants ont un CV long comme un jour sans pain auprès du Makhzen, dans le Dictionnaire des noms de famille de Mouna Hachim, Who’s who des gens qui comptent de manière héréditaire.
Selon une autre source, c’est l’expression d’un pouvoir effectif toujours rattaché au cœur du sérail : “Un fils de Touarga, le quartier historique des serviteurs du Palais, passait pour plus important qu’un riche fassi, tout simplement parce qu’il était plus proche du Palais”. Et, entretemps, avec le nouveau millénaire, ce vieil habit de la féodalité a simplement été remplacé par le costume plus moderne de la technocratie. “Rbati n’est pas qu’une origine, c’est un état d’esprit qu’acquiert toute personne intégrant la haute fonction publique”, explique un connaisseur des arcanes indélébiles du pouvoir. Un état d’esprit rbati, condition sine qua non de l’exercice du pouvoir, avec un profil bâti pour la fonction publique.
“Ce qui est décisif, c’est qu’il y a un réseau d’une bonne trentaine de décideurs publics par-delà les ministres. C’est la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), la Caisse centrale de garantie (CCG), la direction générale des impôts, la direction du Trésor, la direction de l’Office des changes, des postes au sein du ministère de l’Equipement et aux Finances comme la direction des domaines, poste hautement sensible car il touche au foncier du royaume. Ils ont tous un pouvoir décisionnaire important qui donne de la cohérence à la politique de l’Etat par-delà les formules gouvernementales”, analyse le politologue Mustapha Sehimi. Selon lui, ils sont sélectionnés par des lobbys au sein de l’Etat qui fonctionnent aussi bien pour l’intérêt de ce dernier que par clientélisme, compétents mais devant être parrainés. Tous doivent respecter les règles du jeu et le cahier des charges, suivre scrupuleusement un “code de la route informel”, selon Mustapha Sehimi. Et garantir que, malgré les avanies du temps et des avatars politiques, tout change pour que rien ne change.
Luxe.
Patine VS bling-bling
En matière de luxe, la ligne de fracture reste forte entre Rbatis issus d’une bourgeoise cultivée, introvertie, et des Casaouis plus show off, où la réussite financière doit se voir. “A Rabat, il y a une notion importante de transmission. On acquiert de belles choses qui prennent de la valeur, on ne paie pas le prix de la mode”, explique Sophie de Puyraimond, responsable de la marque Roche Bobois au Maroc. A l’opposé, les Casablancais veulent la reconnaissance de la marque, beaucoup enrichis en Bourse ou dans l’immobilier sont des statuts-seekers ou statutaires dans le marketing du luxe. Ils achètent des griffes avant tout pour affirmer leur statut social. “Ils changent plus souvent de salon à la recherche du dernier modèle”, souligne Sophie de Puyraimond. “En termes de joaillerie, le choix des Rbaties se porte davantage sur des pièces sobres, élégantes et classiques, qu’elles destinent aux grandes occasions. Les Casablancaises ont tendance à plus oser. Elles misent sur l’originalité pour des pièces de tous les jours”, explique Ikram Sekkat, diamantaire. “Nos clientes rbaties font transformer leurs bijoux hérités de leurs familles pour les transmettre à leurs filles ou leurs petites-filles. Elles vont chez leur joailler comme elles iraient chez le notaire, dans une relation de confiance”, conclut Sophie de Puyraimond, dont le mari crée des bijoux ou des objets uniques pour l’establishment de la capitale.
Mustapha Sehimi : “Le monde des affaires a transcendé les clivages entre les deux capitales du Maroc”
Le politologue Mustapha Sehimi analyse comment s’est fait le rapprochement entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Interview.
Comment le clivage entre élite économique casablancaise et élite administrative et politique rbatie s’est-il atténué?
La division entre élite casablancaise et rbatie a été atténuée par la diminution progressive du nombre de Fassis dans les différents gouvernements. En même temps, on assiste à un élargissement de la représentation des élites d’origine berbère. Il y avait sept ministres d’origine amazighe dans le premier gouvernement El Othmani alors qu’il n’y en avait qu’un ou deux dans les années 1960.
Des processus différenciés de sélection des élites se sont substitués aux clivages traditionnels Fassi/non Fassi, et à Casa vs Rabat. Si bien que nous avons aujourd’hui une production d’élite qui est complexe, procédant de plusieurs circuits qui s’entrecroisent : les alliances, la cooptation, les liens de famille et des intérêts communs. Le monde des affaires a transcendé les clivages objectifs qui ont existé pour des raisons culturelles, sociologiques ou autres entre les deux capitales du Maroc.
C’est un cumul des pouvoirs en clair?
Oui. Le pouvoir économique n’a jamais été loin du pouvoir politique. Prenez l’exemple de Karim Lamrani, qui a dirigé plusieurs gouvernements. Il tenait son statut du fait que c’était un proche de Hassan II, mais aussi parce qu’il était un grand représentant du capital privé marocain. A ce titre, il a été désigné Premier ministre par Hassan II car il sécurisait la bourgeoisie nationale : il était un des leurs. C’est encore plus le cas aujourd’hui : il y a une minoration des paramètres strictement politiques au détriment d’une majoration des paramètres économiques. Aziz Akhannouch n’est pas un profil politique, pas plus que Moulay Hafid Elalamy ou Mohamed Sajid.
Au-delà de ces trois figures, quels intérêts ont d’autres hommes d’affaires à faire de la politique, ou du moins à avoir des relais dans le monde politique?
Les élites sociales ont toujours été très sévères avec les élites politiques qu’elles perçoivent comme une bande de voleurs et de pourris. Si un homme d’affaires se présente aux élections, c’est avant tout dans l’idée de lobbyer et non pas pour s’engager politiquement. Sinon, le milieu des affaires, sans avoir besoin d’être présent au parlement, a tout de même des relais pour défendre ses intérêts, notamment au moment du vote de la Loi de Finances. Au sein de l’hémicycle, il y a de multiples lobbies qui agissent : ceux de l’industrie, de l’agro-industrie, des laboratoires pharmaceutiques, du textile, etc. Et je vous rappelle que la CGEM a huit députés à la deuxième chambre. Ces hommes d’affaires et ces députés ne sont pas des Rbatis, ni des Casaouis pur jus, mais ils se rencontrent à Rabat dans certains lieux de pouvoir. Cela entraîne un rapprochement géographique.
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