Dans une salle matelassée comme dans un asile psychiatrique, un homme en qamis blanc, barbe clairsemée et micro soigneusement posé dans le champ de la caméra, répète d’une manière cérémoniale des incantations religieuses sur le sihr… Dans un coin de la cellule capitonnée, une femme couverte de la tête aux pieds gesticule aux rythmes des formules du cheikh, pousse des cris stridents ou des bribes de phrases incompréhensibles. Le ton monte et le cheikh tente de convaincre le “djinn franc-maçon” de sortir du corps de la “possédée”…
À la fois troublante et frisant le ridicule, la scène de cette vidéo sur YouTube est savamment orchestrée par Naïm Rabii, un prédicateur qui se décrit comme “l’ambassadeur de la ruqia char’iya”. Il prétend guérir de la possession et combattre la sorcellerie et le mauvais œil en récitant des versets du Coran ou des adi’ya (pluriel de douâa). Il inonde également YouTube de ses interventions messianiques, qui comptabilisent des millions de vues.
Un cancer wahhabite
“Au Maroc, la ruqia existe chez les fqihs, dans les zaouïas et darihs depuis des siècles. Mais la ruqia chari’iya est un phénomène nouveau”
Youness Loukili, anthropologue
Naïm Rabii dit être “le premier à avoir ouvert des centres de ruqia char’iya au Maroc”, “le premier à mettre en ligne des vidéos sur Internet” et “le premier à donner une dimension internationale à la ruqia”. Mais il se retrouve aujourd’hui concurrencé par une myriade de guérisseurs de maux “occultes” (comprendre maladies psychiatriques) à l’aide de la parole divine. “Au Maroc, la ruqia existe chez les fqihs, dans les zaouïas et darihs depuis des siècles. Mais la ruqia chari’iya est un phénomène nouveau, né dans le sillage de la pensée salafiste wahhabite. Son expansion a commencé avec l’introduction de cette doctrine dans le royaume, dans les années 1980”, nous explique Youness Loukili, anthropologue et auteur d’une thèse de doctorat sur la ruqia char’iya soutenue à l’université Mohammed V de Rabat.
“La pratique s’est très vite structurée avec l’ouverture de centres spécialisés et la caisse de résonance des réseaux sociaux”, analyse-t-il. Ces ruqiate se sont vu offrir des tribunes 2.0 pour discourir sur la sorcellerie, les cancers ou l’impuissance sexuelle… Et ça cartonne !
Abdelhalim Otarid, neuropsychiatre et président de l’association marocaine des psychiatres d’exercice privé, nous confie : “Une grande partie de mes patients ont fait appel à la ruqia char’iya avant de venir me voir. Ils ne font appel à un psychiatre qu’en dernier recours.” Il poursuit : “Ces pratiques aberrantes, qui relèvent du charlatanisme, laissent de grosses séquelles. Ces ‘raqis’ profitent de la fragilité des personnes atteintes de troubles psychiques pour les endoctriner.”

Incantations et gros sous
“Vous ne pouvez pas imaginer combien les gens sont prêts à payer pour être soulagés, et certains raqis en profitent. Aujourd’hui, ils ont plus tendance à escroquer les malades qu’à les soigner”
Fouad Chamali, raqi
Riches ou pauvres, éduqués ou analphabètes, les clients de cette “médecine prophétique” sont persuadés d’être “habités ” par de mauvais esprits et se mettent en tête que l’invocation d’Allah les libérera. “La ruqia commence d’abord par un diagnostic pour savoir si le malade est possédé, victime de sorcellerie ou du mauvais œil. Après commence le traitement sur plusieurs séances, à base d’invocations”, nous explique, l’air de rien, Fouad Chamali, raqi basé à Salé. Il était à la tête d’un comité de coordination des ruqate, inactif aujourd’hui à cause des divergences de visions entre ces membres.
Guérisseur depuis dix ans, Fouad Chamali ajoute que “pour les maladies physiques, la ruqia est un complément”. Il faut compter entre 50 à 200 dirhams la séance. Les packs de traitement (herbes médicinales et hijama, pratique d’évacuation de sang du corps), quant à eux, peuvent atteindre les 10.000 dirhams, explique Fouad Chamali. “Vous ne pouvez pas imaginer combien les gens sont prêts à payer pour être soulagés, et certains raqis en profitent. Aujourd’hui, ils ont plus tendance à escroquer et berner les malades qu’à les soigner”, poursuit-il.

Ce business est d’ailleurs principalement bâti sur la vente de produits. Plusieurs raqis s’improvisent phytothérapeutes en prescrivant herbes, encens et eaux bénites censés chasser les djinns. Pour Youness Loukili, ces guérisseurs “ont réussi à construire un imaginaire mystique et fantasmatique autour de ces dérivés qui aident, selon eux, à évacuer les mauvais esprits”. “La force et la dangerosité de la ruqia chari’ya, c’est qu’on fait appel au divin. Ceux qui y ont recours ne peuvent pas remettre en question l’efficacité de la parole de Dieu et les prescriptions du porteur de cette parole”, analyse-t-il.
Au mieux, ils déclarent être guéris, au pire ils font semblant. À ce sujet, le neuropsychiatre Abdelhalim Otarid raconte : “Dans les années 1990, j’avais une patiente bipolaire qui a rechuté car elle a arrêté son traitement sur les conseils d’un raqi. Un de ses fils m’a dit que ce dernier avait expliqué à sa mère que le djinn qui l’habite était addict aux médicaments qu’elle prenait et qu’il fallait arrêter pour le chasser.”
Le combo sexe et violence
“Je connais plusieurs raqis qui frappent, étranglent et brûlent les malades. Nous avons répertorié plusieurs personnes mortes ou qui ont été gravement blessées au cours de séances de ruqia…”
Fouad Chamali, raqi
Autres pratiques condamnables : les violences physiques et sexuelles pour chasser les djinns. “Ils sont persuadés qu’il faut martyriser le mauvais esprit et donc le malade pour optimiser le résultat”, explique Youness Loukili. “Je connais plusieurs raqis qui frappent, étranglent et brûlent les malades. Au cours des dernières années, nous avons répertorié plusieurs personnes mortes ou qui ont été gravement blessées au cours de séances de ruqia à Nador, Tiznit, Salé, Casablanca…”, renchérit le raqi Fouad Chamali.
Profitant de la faiblesse psychologique des malades, d’autres n’hésitent pas à les agresser sexuellement. “J’ai déjà assisté à des scènes que les ruqate appellent “al ichtibak al jassadi”, une sorte de corps-à-corps avec les patients. Les limites sont parfois très fines avec les agressions et attouchements sexuels”, explique Loukili. Il y a ceux qui demandent des photos érotiques ou de la lingerie aux patientes “pour faire le diagnostic”, raconte Fouad Chamali. Et d’autres qui imposent des bains, des attouchements, voire des rapports sexuels “pour chasser les djinns”, ajoute le raqi.
“On assimile souvent les maladies psychiatriques à de la sorcellerie ou de la possession. Elles doivent être traitées médicalement, par des médecins spécialistes”
Mustapha Benhamza
Le 2 mars 2018, une star de la ruqia, un dénommé Mosâab, a été présentée devant le procureur du roi près la Cour d’appel de Casablanca, selon plusieurs médias. Il est accusé de “viol ” et “escroquerie” par une de ses patientes. “Nous ne sommes pas habilités à intervenir pour interdire la ruqia char’iya. Si des ruqate sont arrêtés, c’est en tant qu’individus ayant commis un délit ou un crime”, nous explique une source policière.
Face aux dérives de cette ruqia, Mustapha Benhamza est l’une des rares personnalités de l’establishment religieux à avoir réagi. Le président du Conseil des oulémas de l’Oriental qualifie la pratique de “grand problème”. “On assimile souvent les maladies psychiatriques à de la sorcellerie ou de la possession. Elles doivent être traitées médicalement, par des médecins spécialistes”, expliquait-il lors d’une conférence tenue en 2017, avant de trancher : “La ruqia char’iya peut être un soutien moral aux malades, mais il est important qu’ils soient traités chez des médecins.”
Les stars de la ruqia char’iya
Naïm Rabii, le roi de la mise en scène

Avec trois centres de ruqia à Casablanca, Naïm Rabii explose les compteurs en terme de notoriété. Sa particularité ? Il n’hésite pas à mettre en ligne des séances d’exorcisme dignes des films d’horreur les plus cheap. “On fait sortir les djinns, on les convertit à l’islam et ils avouent leurs dangers”, argue le plus sérieusement du monde le raqi sur sa chaîne YouTube. Il explique aussi qu’il a réussi “à guérir des maladies incurables par la médecine moderne”.
Youssef Chebbani, le druide

Sur son site Internet, Youssef Chebbani déroule un CV long comme un jour sans pain. Disciple du Cheikh Abou Al Barae Oussama Bin Yassin Al Maani, un des ténors de la ruqia char’iya aux Émirats arabes unis, le raqi Chebbani dit avoir de multiples diplômes en hijama, en science de la botanique médicale, en art de préparation des recettes galéniques et cosmétiques, en examen et diagnostic biologiques, etc. Le “cheikh” s’improvise aussi formateur en ruqia.
Abderrahim Chakir, le pro du marketing

Avec ses faux airs de jeune startupper dynamique, le raqi Abderrahim Chakir a la cote auprès des jeunes. Très présent sur les réseaux sociaux, il y donne des cours et des conseils en ruqia char’iya, sorcellerie et possession. “Notre but est d’avoir un raqi par demeure”, assume-t-il sur Facebook. Il a un centre de médecine prophétique ouvert six jours sur sept dans le quartier Moulay Rachid à Casablanca. Son principal argument de vente : une ruqia char’iya sans violences ni attouchements. Il se définit d’ailleurs comme “le premier raqi marocain à avoir adopté une approche scientifique”. Ce qui ne l’empêche pas de disserter sur une théorie aussi farfelue que “le rapport entre le djinn et le cancer de l’utérus.”
Mustapha Al Kassir, le plus véhément

Dans la sphère des ruqate, Mustapha Al Kassir est “le plus respecté”, selon l’anthropologue Youness Loukili. Prédicateur proche des milieux wahhabites, cet adoul officie à Hay Mohammadi, à Casablanca. Al Kassir est réputé pour ses conférences en ligne où il critique vertement et tous azimuts la déliquescence des mœurs, le festival Mawazine, la Moudawana, le ministre des Affaires islamiques ou encore le football. Il n’a pas de compte officiel sur les réseaux sociaux, mais ses diatribes sont largement diffusées par les internautes.
Aux origines de la ruqia
“Le prophète pratiquait lui-même la ruqia, mais comme une invocation et non comme un remède”
Mohamed Ibn Al Azrak Al Anjari, chercheur en études islamiques
L ’imaginaire de la ruqia char’iya puise ses sources dans les pratiques du prophète Mohammed. “La ruqia païenne était très répandue chez les Arabes. Le prophète Mohammed l’a simplement conformée avec l’islam pour éviter les débordements”, nous explique Mohamed Ibn Al Azrak Al Anjari, chercheur en études islamiques.
Il poursuit : “Le prophète pratiquait lui-même la ruqia, mais comme une invocation et non comme un remède. Les ruqate aujourd’hui font abstraction de cette nuance et font par exemple des circonstances de révélation d’Al-Mu’awwithatân (sourates Al Falak et Annass) un socle pour légitimer leur pratique”, précise-t-il.
Selon les récits de l’époque, Mohammed aurait été ensorcelé et Dieu aurait décidé d’envoyer ces deux sourates aux vertus protectrices pour le soulager. Avec le temps, les oulémas et fqihs élargissent les champs d’action de la ruqia en y ajoutant, de manière aléatoire, des versets et hadiths de guérison. Face à la montée en puissance de la ruqia au Maroc, Mohamed Abdelwahab Rafiki, alias Abou Hafs, est catégorique: “Ceux qui se reposent sur l’expérience du prophète pour justifier les bienfaits de la ruqia ont tort. Quand le prophète tombait malade, il ne pratiquait pas la ruqia, il prenait des médicaments utilisés à l’époque.” Le salafiste repenti conclut : “Les ruqate manipulent et escroquent les gens en brandissant l’islam et le Coran. Or, le texte sacré n’a jamais été un remède !”

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