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Ce dossier a été initialement publié dans le magazine TelQuel n°419 du 10 au 16 avril 2010.
Ce n’est pas la première fois que Mohamed Nadrani revient dans l’enceinte du fortin qui surplombe la ville de Kelaat Mgouna, à 90 km à l’est de Ouarzazate. Déjà en 2002, il a visité cette bâtisse où il a passé ses quatre dernières années de disparition forcée (1980-1984). Pourtant, en ce jour de février 2010, soit 30 ans après l’inauguration de la prison secrète, une surprise l’attend. Le gardien qui lui ouvre les portes n’est autre que l’un des mokhaznis qui l’a tant fait souffrir à l’époque… et un des plus cruels. Les détenus l’avaient surnommé Ashnit (“ânon” en berbère) pour se venger de la violence des coups qu’il leur portait. Après la fermeture du bagne en 1991, il a tout simplement été détaché des Forces auxiliaires auprès des autorités locales. C’est lui qui surveille maintenant ce lieu de mémoire.
Nadrani, s’il préfère en sa présence parler de lui comme “un des gardiens gentils”, prend un malin plaisir à lui demander quel détenu occupait telle ou telle cellule. “Ashnit”, taciturne et mal à l’aise, finira par lâcher : “C’était une époque douloureuse et sale.” Il faudra se contenter de cette expression de remords…
Une fois le double portail franchi, on se trouve dans une construction militaire en pisé mêlé de béton par endroits. Une tour de guet et des chemins de ronde surplombent plusieurs petites cours. Chacune débouche sur 5 à 8 cellules, fermées de portes en métal numérotées à grands traits de peinture jaune. Aux trois “ailes” d’origine se sont ajoutées deux nouvelles en 1982 (pourvues de l’électricité), puis trois autres de 1989 à 1991, juste avant la fermeture de la prison secrète. Dans la partie ancienne, devant une cellule portant un grand “1”, Nadrani se plonge dans les mauvais souvenirs.
C’est là qu’il a passé une année et demie enfermé tout seul en guise de sanction. “C’est impressionnant comme tout paraît minuscule, confie-t-il. J’ai du mal à croire que ces cellules et ces cours étroites ont été mon univers pendant tant d’années.” Au total, neuf ans à se demander ce qu’il peut bien se passer ailleurs, dans le reste du monde, si sa mère vit encore et si elle le croit mort…
Disparue politique à 12 ans
Même les “enterrés vivants” de Tazmamart, dans leur calvaire sans nom qui a duré de 1973 à 1991, ont réussi à faire parvenir des nouvelles à l’extérieur grâce à quelques gardes cédant à la corruption ou à un sentiment humanitaire. Ils ont même pu recevoir quelques colis de leurs familles. Les disparus d’Agdz et de Kelaat Mgouna, eux, n’ont jamais pu alerter quiconque. Les leurs n’avaient pas la moindre idée de leur sort. Pour avoir distribué des tracts marxistes-léninistes, exprimé des idées indépendantistes, ou encore pour avoir dans leur famille quelqu’un qui a rejoint le Polisario, ils ont été effacés du monde pendant 9 à 16 ans. Une cinquantaine d’entre eux, près d’un sur six, n’en sont jamais revenus.
Si les détenus de Mgouna n’ont jamais pu briser le silence, c’est parce qu’ils étaient gardés par la 32ème compagnie de Forces auxiliaires mobiles. Ces jeunes mokhaznis, originaires de la région, étaient eux-mêmes soumis à une discipline de fer. Mais, surtout, ils ne risquaient pas d’oublier combien il est facile de passer de l’autre côté du gourdin : parmi les détenus figuraient trois anciens mokhaznis, qui eux-mêmes avaient été gardiens de prisons secrètes.
Même après leur libération et plus tard le déplacement du système de détention de Agdz à Mgouna, les recrues avaient bien retenu la leçon. La configuration du ksar elle-même n’était pas propice au contact : la plupart des 48 agents de la compagnie restaient sur le chemin de ronde, bien au-dessus des patios où donnaient les cellules. “On ne pouvait absolument pas leur parler, même les moins cruels se dérobaient, se souvient Nadrani. Un jour l’un d’entre eux m’a lancé une tomate (un trésor pour nous), mais dès que j’ai voulu le remercier, il s’est détourné.”
L’autre “tabou” découle de l’origine géographique de la grande majorité des disparus. Mis à part une dizaine de Marocains “du Nord”, ce sont en tout 308 Sahraouis qui ont échoué à Agdz puis à Kelaat Mgouna, à partir de 1975 puis par rafles successives jusqu’en 1982. Ils étaient présentés aux gardiens comme des ennemis, ce qui justifiait à leurs yeux tous les mauvais traitements. Même les quelques rumeurs qui circulaient localement faisaient référence à des combattants du Polisario.
Les gens étaient loin d’imaginer qu’en fait des familles entières avaient été raflées, sur des critères d’ailleurs incompréhensibles. “Les questions posées lors des interrogatoires étaient très vagues, du type : ‘Sais-tu qui sont les hauts responsables du Polisario ?’, remarque Mohamed Ali El Haissan, enlevé à 19 ans. Puis ils marquaient arbitrairement sur les dossiers : ‘Polisario’, ‘mercenaire’ ou ‘sympathisant’”.
Ainsi étaient embarqués en vrac des étudiants membres de l’UNEM, de simples militants ou encore des épouses de combattants du Polisario. Peu importait l’âge : on a enlevé aussi bien des nonagénaires qu’une bergère de 12 ans qui avait de la famille “au Polisario” (El Mamia Bent Salek Ould Abdessamad, 28 ans à sa libération). Parmi les anciens, beaucoup s’étaient battus pour l’indépendance du Maroc. Certains “vétérans”, morts à Agdz dès 1976, avaient raconté avoir pris d’assaut cette même forteresse avec l’Armée de libération du sud !
Des familles au complet étaient souvent déportées ensemble, les femmes détenues à part. Une fois par semaine, les hommes et les femmes de la même famille avaient le droit de se rencontrer. Sur les 308 Sahraouis, 43 sont morts en détention (mais 2 femmes seulement, sur les 45 détenues). Les 265 survivants devront attendre 1991 pour être libérés, après 9 à 16 ans de disparition forcée.
La visite de Driss Basri
L’autre groupe de disparus est un “groupuscule” de cinq militants “débutants”, enlevés le 12 avril 1976 pour avoir adhéré à l’organisation marxiste-léniniste Ilal Amam. L’un d’eux, Abdennaceur Bnouhachem (qui donnera plus tard son nom au groupe), était encore lycéen. Les autres sont étudiants : Mohamed Errahoui, Abderrahmane Kounsi, Moulay Driss Lahrizi et Mohamed Nadrani. Aujourd’hui encore, ils donneraient cher pour comprendre pourquoi, après leur passage au centre de torture “le Complexe” à Rabat, ils ont été emmenés dans les bagnes du Sud pour y passer neuf ans. Logiquement ils auraient dû, comme le reste de leurs camarades, être jugés au grand procès de 1977 et transférés en prison. Mais la répression n’a rien de logique…
Ces groupes issus de deux mondes différents ont noué des liens d’amitié très forts qui perdurent aujourd’hui. Cela commence en novembre 1977, avec l’étrange décision du chef du bagne de laisser les “nouveaux” en contact avec les Sahraouis (“pour qu’ils vous racontent comment ça se passe ici”). Les portes de toutes les cellules de Agdz seront ouvertes pendant exactement 17 jours, “la meilleure période que nous ayons passée”, selon Errahoui.
“Ils nous ont montré que le peuple marocain est très gentil”, renchérit El Haissan, originaire de Tan-Tan. Les Sahraouis font profiter les “Marocains” de toute leur expérience de survivants du bagne et leur donnent même un peu de nourriture – eux qui en avaient si peu. Mais, surtout, tout ce beau monde va échanger un maximum d’informations, d’histoires et même de chansons et de poèmes (dont une partie en hassani). Puis les rencontres sont empêchées aussi brutalement qu’elles avaient été permises. Mis à part quelques échanges de lettres (cousues sur du tissu ou écrites sur du papier de sacs de ciment), les nouveaux amis ne se retrouveront que brièvement en 1982.
S’il faut résumer l’enfer particulier de Kelaat Mgouna (et Agdz), on peut dire qu’il était fait de violence quotidienne, de famine et de froid extrême. Pas d’isolement individuel comme à Tazmamart (à quelques exceptions près), mais un entassement par groupes. Pas de prisonniers abandonnés à leur sort dans des “oubliettes”, mais des passages à tabac brutaux qui peuvent survenir à toute heure, sous n’importe quel prétexte. Chaque nouvel arrivage de prisonniers est accueilli par une double rangée de Forces auxiliaires surexcités qui les frappent de toutes leurs forces en visant le crâne et toutes les zones sensibles. “Pire que la peur de la mort pour moi, était la hantise permanente d’être mutilé sans pouvoir être soigné”, confie Bnouhachem, qui a longtemps souffert de troubles de l’équilibre et du sommeil après un coup sur la tête qui lui avait fait perdre connaissance.
À cette torture au quotidien, il faut ajouter les périodes sombres où les gardiens punissaient férocement les détenus pour avoir enfreint une des règles. En 1979, la découverte de lettres échangées par Nadrani avec un prisonnier isolé, “le Libanais”, y compris un plan du bagne, ont conduit à des séances de torture en règle. À cette occasion, une commission s’est même déplacée à la prison, formée de responsables des Forces auxiliaires, du caïd, de la DST, de la DGED et du gouverneur. Soupçonné (à raison) d’avoir voulu préparer une évasion, Nadrani est condamné à la réclusion solitaire. “Le gardien qui m’avait fourni le crayon est venu me voir des années après notre sortie, pour me remercier de ne pas l’avoir dénoncé, raconte-t-il. Il m’a aussi appris que Driss Basri avait assisté en personne à l’interrogatoire.”
Dessiner pour survivre
Autre cauchemar, la permanence de la faim. La ration alimentaire de Kelaat Mgouna, de même qu’à Agdz, est digne des camps de concentration. Les détenus sont servis après les chiens, des mêmes gamelles. Un petit pain rond le matin, quelques rondelles de légumes dans de l’eau à midi, et une poignée de féculents le soir. “Un jour, un jeune a voulu fabriquer un chapelet pour son père avec les lentilles de sa ration, se souvient Mohamed Ali El Haissan. Il en a trouvé exactement 27, même pas les 33 qu’il lui fallait !” De temps en temps, on leur jette une poignée de dattes pour le bétail, et en 1977, un haut responsable fait ajouter une demi-boîte de sardines par semaine.
Avec une telle alimentation, les muscles s’atrophient, toutes les fonctions s’affaiblissent. Et, surtout, le corps n’a plus aucune défense contre le froid glacial de la forteresse, dressée sur une crête à 1 500 m d’altitude. “J’avais toujours la curieuse impression que les nuits, fraîches même l’été, ressemblaient en hiver à de gigantesques blocs de glace noirs”, écrit Nadrani dans son livre La Capitale des Roses (écrit avec Kounsi).
Les détenus sont couchés à même le sol avec deux couvertures élimées, à la merci de toute la vermine qui grouillait dans ces cellules en terre battue. Les scorpions et les serpents ne sont pas les plus dangereux : “Un des nôtres, El Moumen Ould Hmednah, est mort dévoré par les poux”, se rappelle El Haissan. Car l’autre grand souci est le manque d’hygiène : “À notre arrivée, les gardiens nous ont donné à boire dans les bidons où des détenus morts de tuberculose avaient fait leurs besoins”, raconte Errahoui.
Avec une seule toilette rudimentaire par cour, à l’extérieur des cellules, il faut toujours attendre que les gardiens ouvrent pour pouvoir se soulager, ou bien utiliser des bidons, sous les yeux de tous. Au-delà de l’extrême inconfort physique, il devient essentiel pour survivre, de tuer le temps en faisant fonctionner son esprit. C’est là qu’être en groupe peut sauver la vie. “Chacun a commencé à enseigner aux autres les matières qu’il connaissait le mieux, par exemple Lahrizi nous donnait des cours de sciences, explique Bnouhachem. Nadrani, lui, nous apprenait le rifain et nous racontait tous les films qu’il avait vus, mais à chaque fois d’une façon différente !”
Les étudiants donnent aussi des cours à leurs compagnons illettrés en traçant des lettres sur du sable conservé dans du tissu. Chacun épluche sa vie pour raconter le moindre souvenir, qui finit par devenir celui de tous. “Après quelques années, à peine les uns avaient-ils ouvert la bouche qu’on savait ce que les autres allaient dire, s’amuse Errahoui. Mais vers la fin, on n’avait même plus l’énergie de faire tout ça.” Quant à Nadrani, c’est grâce au dessin qu’il surmontera son isolement de 22 mois (il deviendra plus tard caricaturiste et dessinateur). Fabriquant une espèce de pinceau avec des fils de son pantalon et un roseau, il sacrifiait la moitié de son ersatz de café du matin pour dessiner toute la journée sur le sol en ciment.
Bribes d’information à la radio
Isolés comme ils l’étaient, les disparus de Kelaat Mgouna ont passé toutes ces années à l’affût de la moindre information qui pourrait les éclairer sur leur sort. À commencer par le lieu de leur détention. À Agdz, dès le début, un mokhazni avait brandi une liste où on pouvait lire le nom du bagne. Mais pour Mgouna, les détenus resteront longtemps sans savoir où ils se trouvent. “J’avais vu qu’une sorte de guêpe garnissait son nid de petits morceaux de pétales de rose, se rappelle Nadrani. Mais comme le Festival des Roses de la ville n’était pas du tout connu à l’époque, on n’a pas fait la relation.” Ce n’est qu’après deux ans (en 1982) qu’une partie du groupe Bnouhachem est transférée dans une cellule contiguë à la pièce des gardiens. Ils les entendent souvent prononcer le nom de Kelaat Mgouna et supposent alors que c’est bien là qu’ils sont.
L’autre défi est de se renseigner sur la marche du monde (et du pays). La première année, les Sahraouis leur donnent beaucoup d’informations. Ils témoignent par exemple d’une visite de Hafid Benhachem, confirmant ainsi la rumeur qui affirmait qu’il était responsable des prisons secrètes du Sud. En 1982, le groupe de Ilal Amam parvient à communiquer avec de jeunes Sahraouis enlevés récemment, précieuses sources d’information sur les cinq dernières années. Pour se comprendre à travers le mur de 80 cm d’épaisseur, il faut utiliser des gobelets et s’ensevelir sous des couvertures.
Le froid de l’hiver marquera la fin de ces communications devenues trop pénibles. Parfois, le groupe parvient aussi à capter des bribes d’informations à la radio, malgré la méfiance des gardes qui changent la fréquence dès qu’il ne s’agit pas de musique. C’est ainsi que le sommet de Nairobi de 1982, avec l’autodétermination du Sahara dont il était question à l’époque, leur donne l’espoir que les Sahraouis vont être bientôt libérés et eux avec…
À l’extérieur, si le mystère reste entier sur les occupants exacts du bagne, les habitants ont bien compris avec le temps que ce n’était pas une prison comme les autres, car certains gardes se vantaient de battre les détenus. “On racontait des choses horribles, par exemple qu’une femme et son mari y étaient enfermés tous deux sans le savoir”, raconte Lahcen Azghani, de l’Espace associatif de développement de Kelaat Mgouna. Le jeune Lahcen aimait jouer autour du fortin avec ses amis jusqu’à ses 13 ans, avant que la zone ne devienne interdite en 1980 : “Il y avait une ambiance de terreur, car il suffisait que quelqu’un s’approche de la colline, à pied, à vélo ou en voiture, pour que les Forces auxiliaires le rouent de coups, sans un mot !”
Avec le temps, toutefois, sans qu’on sache comment, la vision des gens du pays évolue lentement. Au départ, on parlait d’“ennemis de la patrie”, puis d’“ennemis du Palais”, et enfin de “gens qui font de la politique”. “Ce n’est qu’en 1986, quand j’étais étudiant, que j’ai appris exactement de quoi il retournait, via les basistes qui étaient en contact avec Christine Serfaty, explique Azghani. Il y avait même un plan du bagne qui circulait sous le manteau. Mais la peur était si grande que je ne pouvais pas en parler au village.”
Ces informations et ce plan avaient filtré grâce aux cinq du groupe d’Ilal Amam, enfin libérés en 1984. Ils étaient alors les uniques témoins de la lente agonie des 278 Sahraouis encore vivants, qui comptaient sur eux pour alerter l’opinion. Mais voilà, on est en 1984 et “Big Brother” surveille bel et bien les anciens étudiants qui essayent péniblement de reconstruire leur vie. Autre difficulté, le sujet de Mgouna fait peur à la majorité des personnalités et des associations, même de gauche, car il y est un peu trop question de Sahraouis à leur goût… Des journalistes leur reprochent même de faire de la propagande pour le Front Polisario. “Je suis allé voir un jour un célèbre parlementaire de gauche et je lui ai tout raconté pendant trois heures, déclare ainsi Nadrani. Mais j’ai senti qu’il n’attendait qu’une chose : que je parte !”
Les larmes des mères sahraouies
Quand ils le peuvent, les cinq ex-disparus confient des lettres anonymes à des contacts qui les amènent en France, véritables bouteilles à la mer. Plus tard ils rencontrent Christine Serfaty et contribuent ainsi à alimenter en informations Notre ami le roi de Gilles Perrault. Comme on le sait, c’est finalement ce livre (paru en 1990) qui déclenchera la libération de nombreux disparus. Après une amélioration des conditions de détention dans les dernières années, le tour des Sahraouis de Mgouna viendra le 21 juin 1991. Malheureusement, dans les seules cinq dernières années, 13 d’entre eux sont morts, épuisés par leur interminable calvaire. Le dernier martyr, Yahya Eddahi Ben Mohamed Ennajem, décède le 23 février 1990.
D’autres disparus ne seront jamais libérés, certainement parce que leur nationalité embarrassait fortement les autorités. Ainsi on ne sait pas ce qu’est devenu un mystérieux Libyen (Mohamed Albahloul Ali Ben Omar) que les autorités ont déclaré avoir libéré.
Quant au fameux Maroco-Libanais qui avait dénoncé Nadrani après leurs rêves d’évasion de Agdz en 1979, alias Abou Fadi, il s’appelait en fait Mhamed Ahmed El Marrakchi. En 1991, au lieu d’être libéré comme les autres, il est emmené au poste du barrage Al Mansour Addahbi où il décède dans des conditions suspectes. On ne sait toujours pas pourquoi il a été enlevé pendant au moins 16 ans ! Beaucoup d’autres questions n’ont jamais trouvé de réponse puisque tous les documents concernant les bagnes de Kelaat Mgouna et Agdz semblent avoir disparu des administrations. En 1993, interrogé par Anne Sinclair sur TF1, Hassan II peut encore répondre tranquillement : “Non madame, Kelaat Mgouna, c’est la capitale des roses…”
Jusqu’à aujourd’hui, la terrible histoire de ces deux bagnes est moins médiatisée que celle de Tazmamart par exemple. Pour les anciens disparus, il ne fait aucun doute qu’il faut y voir l’effet du “tabou Polisario”. Pire encore, les Sahraouis se sont sentis discriminés jusque dans le processus d’indemnisation et de réintégration sociale de l’Instance équité et réconciliation. “Les disparus de Tazmamart ont touché 3 millions de dirhams pour 20 ans, et nous 1,5 pour 16 ans, précise Mohamed Ali El Haissan. Quant à la petite indemnisation familiale donnée à toutes les mères de disparus, personne parmi nous ne l’a reçue, contrairement au groupe Bnouhachem.” Et de demander : “Les larmes des mères sahraouies ne valent-elles même pas un dirham ?”
Le groupe Bnouhachem a déjà présenté au CCDH, en relation avec ses amis sahraouis, un projet très détaillé de réhabilitation d’Agdz en un centre de mémoire sur la disparition forcée, avec une vocation internationale. Mais ils ne voient encore rien se concrétiser, alors que le temps presse. À chaque visite, ils constatent des dégradations dans les deux ksour et les cimetières attenants, notamment à Agdz où des tombes sont très abîmées.
Témoignage : des mokhaznis au bagne
Le groupe des dix prisonniers “marocains” (c’est-à-dire non sahraouis, dans le langage des gardiens) était en fait un drôle de mélange. Les cinq jeunes gauchistes du “groupe Bnouhachem” ont partagé leur quotidien, et beaucoup d’amitié, avec cinq autres disparus. Il y avait là Lahbib Ballouk, un commerçant arrêté après les événements de 1973 et libéré en même temps que les étudiants ; Miloud El Abdellaoui, un paysan d’Oujda arrêté en 1976 pour des raisons inconnues, jamais libéré et mort à Kelaat Mgouna en 1986 ; et… trois agents des Forces auxiliaires.
Ces mokhaznis étaient tombés en disgrâce en 1976, alors qu’ils gardaient d’autres “disparus” : les membres de la famille Oufkir. Le seul qui vive encore, Ahmed Hammichi (brigadier à l’époque), témoigne pour la première fois : “Affectés à Rabat, nous avons été détachés pour surveiller les Oufkir à Assa, puis à la forteresse de Tamdaght (à 35 km de Ouarzazate), en même temps que des policiers. Là-bas la famille était plutôt bien traitée. Tout le monde savait que les Oufkir recevaient et envoyaient des lettres et des paquets grâce à la complicité de certains. Personnellement, mes contacts avec eux se limitaient à ouvrir les portes pour leur donner des vivres et de l’eau. À l’automne 1976, nous n’y allions plus : ils avaient changé la garde après avoir appris que les Oufkir recevaient des lettres de leur famille. Deux mois plus tard, en décembre 1976, j’ai été arrêté avec deux autres agents à la caserne de Rabat où nous avons beaucoup souffert de la torture. Un de mes compagnons s’est évadé, mais ils l’ont repris et il a été atrocement torturé. Puis on nous a envoyés au Complexe à Rabat pendant six mois. Le 5 août 1977, en même temps que les étudiants, on nous a envoyés à Agdz. Les Forces auxiliaires s’acharnaient sur nous parce qu’ils disaient qu’on avait sali leur uniforme. Mais en janvier 1979, nous avons été libérés et on nous a réintégrés à notre poste ! J’étais écœuré de ce métier, mais avais-je le choix ? On nous a tout de suite accordé l’équivalent de six ans de salaire, ainsi qu’un mois de congé pour nous rendre une apparence normale, puis nous avons repris notre carrière jusqu’à la retraite. Mais j’ai été profondément marqué par ces deux années d’enfer et dégoûté à vie de la violence.”
Parenthèse : le mystérieux transfert à Skoura
Du 5 au 15 avril 1982, tous les détenus de Kelaat Mgouna furent transférés à Skoura, à 45 km de là. Ils logeaient dans le ksar Aït Chaïr, une ancienne maison de caïd de l’époque du pacha Glaoui, apparemment aménagée en école. L’occasion, après six années de disparition, de respirer l’odeur de quelques orangers en fleurs et de communiquer à nouveau avec les autres groupes. Ainsi, ceux d’Ilal Amam ont-ils pu prendre des nouvelles des Sahraouis dont ils étaient séparés depuis Agdz. Tous se sont longtemps interrogés sur la raison de ce transfert, avant d’apprendre qu’il s’agissait d’une précaution face à une visite de Hassan II dans la région. Un garde a témoigné récemment que le bagne avait été passé au peigne fin pendant leur absence, histoire d’effacer toute trace des détenus en cas de survol d’hélicoptère.
Agdz, l’antichambre de Kelaat Mgouna
Dans la ville d’Agdz (à 70 km de Ouarzazate), en bordure d’une palmeraie, se dresse une belle forteresse en pisé et branches de palmier, entourée de plusieurs remparts. L’endroit a depuis longtemps une sinistre réputation. Outre que le pacha Glaoui avait instauré des travaux forcés pour sa construction en 1946, la bâtisse a été déjà utilisée comme centre de détention pendant le Protectorat.
À partir de 1975, la terreur qu’elle inspire atteint son paroxysme : on interdit aux habitants de s’en approcher et même de sortir de chez eux après 20 heures. Dès janvier 1976, la belle architecture traditionnelle du ksar est mise à profit pour parquer des détenus dans les pièces très hautes (anciens greniers pour la plupart) réparties autour de trois petites cours. Les premiers “locataires” sont les survivants d’un groupe venu du bagne de Tagounit: des militants de l’UNFP arrêtés après les événements de Moulay Bouazza (1973). 5 d’entre eux y décèdent très vite (dont une jeune fille, Fadma Ou Harfou), tandis que les 7 autres sont relâchés le 9 août 1977.
Mais c’est surtout pour les premiers déportés sahraouis arrivés en juillet 1976 que Agdz devient le pire des mouroirs. Certains seront entassés à 60 dans la “caverne”, une pièce sans lumière. Soumis à une grave malnutrition et quotidiennement roués de coups, ils seront 27 à décéder. En se promenant dans le cimetière attenant au bagne, avec ses pierres tombales reconstituées par la commission de l’IER, on peut voir que 15 personnes ont succombé dans la seule année 1976, soit pendant les cinq premiers mois de leur détention. “La plupart ont été emportés par ce que nous appelions la maladie des genoux, témoigne ainsi Mohamed Ali El Haissan, rescapé de 16 ans de disparition forcée. On commençait à avoir des taches noires sur les chevilles et la peau devenait dure. Quand ça atteignait les genoux, on avait la fièvre et de la diarrhée et on mourait alors en un jour.”
On peut suspecter une carence nutritionnelle puisque l’introduction de quelques dattes dans le régime alimentaire arrêta l’hécatombe. Ultime cruauté des mokhaznis, un linceul était suspendu en permanence à une fenêtre du mouroir, et les gardiens aimaient à rappeler que la seule façon de sortir était d’en être enveloppé. Mais en 1980, le calvaire des disparus change de décor, probablement suite à un échange de lettres entre détenus en juillet 1979 : les autorités avaient soupçonné (à tort) qu’ils avaient pu communiquer avec l’extérieur. Toujours est-il que le 23 octobre 1980, tous les survivants sont transférés à Kelaat Mgouna. Par la suite, Agdz ne fut utilisé que comme centre de transit vers Mgouna, jusqu’à 1982 environ.
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