Pouvoir, luxure et trahison : l’histoire méconnue d’Ahmed Dlimi, l’homme qui a défié Hassan II

On connaît Oufkir et Basri, les deux anciens numéros 2 du régime, mais moins celui qui a “régné” entre les deux : Dlimi, le plus sanguinaire, le plus extravagant. Et sans doute le plus mystérieux. TelQuel a mené l’enquête pour vous rapprocher de la vie, et de la mort, de cet homme au destin exceptionnel.

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Ce dossier a été initialement publié dans le magazine TelQuel N°396, le 31 octobre 2009.

Le soir aux environs de 19 heures, après avoir quitté le palais royal, le général Ahmed Dlimi est mort dans un accident de la circulation contre un camion dont le chauffeur a pris la fuite.” Le communiqué officiel diffusé par la radio et la télévision nationales, dans la soirée du 25 janvier 1983, est laconique. Il renseigne peu sur la puissance de l’homme qui vient de disparaître, Ahmed Dlimi. L’homme qui pèse le plus dans ce Maroc du début des années 1980. Après le roi, bien sûr.

Le personnage qui vient de mourir des suites d’un “accident de la circulation”, version que personne n’a jamais corroborée, contrôlait l’armée (la guerre du Sahara, c’est lui), les renseignements et même les proches du sérail. Avant de revenir sur les mystérieuses circonstances de sa mort, examinons le parcours ô combien mouvementé de Dlimi. Le général, le policier et, surtout, l’homme.

Dans les bras de l’armée

Ahmed Dlimi a vu le jour dans la région de Z’gota (Sidi Kacem) en 1931. Sa tribu, les Ouled Dlim, originaires du Sahara, fait partie des “guich”. C’est-à-dire des guerriers paysans auxquels le sultan Moulay Ismaïl a concédé, dès le XVIIe siècle, l’usufruit des terres du Gharb en contrepartie d’une mobilisation pour la défense du Makhzen.

Bien né, le jeune Dlimi fait ses études au lycée Moulay Youssef, établissement mitoyen au palais de Touarga à Rabat. Comme d’autres, il ne rêve que de franchir ces hautes murailles qui le séparent de l’épicentre du Makhzen. Avant de concrétiser son rêve, il effectue un détour par Meknès. Son père, traducteur auprès des militaires français, use de ses relations pour lui décrocher une place à Dar El Beida, l’académie militaire.

L’uniforme d’élève-officier ira à merveille au jeune Ahmed. Durant ses deux années de formation, Dlimi cultive la réputation d’un élève athlétique, intelligent, mais très peu sociable. Il n’est jamais de sortie avec ses camarades de promotion, préférant plutôt “bûcher” ou faire des pompes. Sorti major de sa promotion, il est sélectionné pour faire partie d’un groupe d’officiers d’élite, embarqués pour la France pour perfectionner leur formation. À son retour, il est au premier rang pour assister à la création des Forces armées royales (FAR) par le prince Moulay Hassan, futur Hassan II.

Dlimi fait partie de la première vague d’officiers transférés de l’armée française aux FAR le 28 février 1957, dans la foulée de l’indépendance. Il y officie comme lieutenant. Et il fait tout pour émerger du lot. La tournure des événements lui en donne l’occasion. Il monte ainsi au front, quelques mois plus tard, pour mater la rébellion de Addi Ou Bihi, dans la région de Tafilalet. Une année plus tard, il se retrouve encore au cœur de l’événement, cette fois au Rif. Il prend place aux côtés du prince Moulay Hassan et de son bras droit, Mohamed Oufkir, qui décèlent en lui les qualités d’un guerrier impitoyable, voire cruel.

Moulay Hassan et son bras droit Mohamed Oufkir décèlent en lui les qualités d’un guerrier impitoyable, voire cruel.©DR

Un paysan qui aime les Fassies

En fait, Ahmed Dlimi, rusé comme un renard, comprend que les seuls faits d’armes ne suffisent pas pour se frayer un chemin jusqu’à la cour des grands. Il n’a pas besoin d’attendre le livre de John Waterbury pour saisir que les alliances familiales servent d’ascenseur social dans ce Maroc fraîchement indépendant. Le fils de Sidi Kacem, aroubi de naissance, déroge à une certaine tradition et choisit d’épouser une Fassia, fille d’un nationaliste devenu ministre sous Mohammed V. Un mariage qui lui fait miroiter, bien entendu, la promesse d’une rapide ascension sociale, voire politique. Sauf que Dlimi, rattrapé par sa fougue machiste, finit par tout annuler, prétextant… que la mariée n’était pas vierge.

Il convole en secondes noces avec Zahra Bousselham, fille de l’un des chefs des services secrets de l’époque et, surtout, belle-sœur d’Abdeslam Sefrioui, futur patron de la garde royale

Vrai ou faux, le père de l’éconduite vit mal l’affront public, d’autant qu’il pense faire l’objet d’un stratagème de Dlimi. Mohammed V prend le parti de son ami humilié et, en guise de punition, envoie le jeune intrigant en garnison à Fès”, raconte Stephen Smith dans Oufkir, un destin marocain (éd. Calmann Lévy, 1999). Son éloignement ne va pas durer longtemps. Dlimi, le tireur d’élite, chasse un gibier encore plus impressionnant. Il convole en secondes noces avec Zahra Bousselham, fille de l’un des chefs des services secrets de l’époque et, surtout, belle-sœur d’Abdeslam Sefrioui, futur patron de la garde royale.

Ce qui a changé dans la petite vie d’Ahmed Dlimi ? En bref, les fêtes de famille prennent les allures de réunions d’état-major et l’ambitieux Dlimi, qui côtoie déjà les hauts gradés, est confortablement installé dans le cénacle de l’armée.

Sous le parrainage d’Oufkir

De tous les galonnés du royaume, c’est Mohamed Oufkir qui va miser le plus sur Dlimi. Ça tombe bien, Oufkir est le général le plus proche de Moulay Hassan qui dirige déjà les affaires du pays, avant même d’hériter du trône. La suite coule de source. Oufkir nomme Dlimi comme son adjoint à la Sûreté nationale. Dans la foulée, c’est la création du CAB1, la tristement célèbre police secrète (ancêtre conjugué de la DST et de la DGED) qui réprime toute opposition au jeune monarque, Hassan II. Et c’est Ahmed Dlimi qui en prend la direction. Il y trouve un terrain de prédilection pour son exercice favori : la torture.

Ses adversaires politiques voient parfois en lui un homme plus redoutable qu’Oufkir, un technicien des interrogatoires poussés qui n’hésite pas à opérer lui-même et en éprouve du plaisir

Plusieurs témoignages confirment que Dlimi dirige lui-même les interrogatoires musclés des adversaires politiques de la monarchie. Moumen Diouri avait raconté, dans la presse, son arrestation par Dlimi (en juin 1963) et les sévices qu’il lui a fait subir à Dar El Moqri. C’est que le patron du CAB1, et numéro 2 de la police, est rapidement devenu l’homme des basses besognes du régime. Un personnage craint et redouté.

En 1967, le quotidien français Le Monde dépeint le commandant Dlimi en ces termes : “Ses adversaires politiques voient parfois en lui un homme plus redoutable qu’Oufkir, un technicien des interrogatoires poussés qui n’hésite pas à opérer lui-même et en éprouve du plaisir. Excellent tireur, d’un calme intrigant, il explose en colères brusques et assez terrifiantes.” À l’époque, Ahmed Dlimi est sous les feux des projecteurs après son coup de théâtre : il s’était livré à la justice française, qui l’accusait d’avoir participé à l’enlèvement et probablement à l’assassinat du leader de l’opposition de gauche, Mehdi Ben Barka, en octobre 1965 (voir encadré plus bas).

Auprès du roi, il a acquis l’autonomie nécessaire pour ne plus se contenter d’être la main droite d’Oufkir

Stephen Smith

De retour au Maroc après un séjour carcéral de huit mois dans l’Hexagone, Dlimi gagne des galons. Il est d’abord nommé gouverneur, sans affectation particulière, au ministère de l’Intérieur, avant de prendre la direction du cabinet militaire de Hassan II. Carrément. Dlimi gagne en assurance. En fin stratège, il se rapproche directement de Hassan II et se démet progressivement de l’étroite tutelle d’Oufkir. “Auprès du roi, il a acquis l’autonomie nécessaire pour ne plus se contenter d’être la main droite d’Oufkir”, écrit Stephen Smith.

Hassan II en famille à Skhirat, le 1er juillet 1972. Dlimi n’est jamais bien loin (à gauche). ©SIMONPIETRI CHRISTIAN/CORBIS SYGMA

Premier flic du royaume

En 1970, Dlimi est officiellement nommé chef de la Sûreté nationale. Il fait partie du premier cercle de Hassan II, qu’il ne quitte plus d’une semelle. Il est d’ailleurs à ses côtés, totalement impuissant, ce 9 juillet 1971 au palais de Skhirat, qui a été envahi par les mutins d’Ahermoumou.

Une année plus tard, il est dans le Boeing royal attaqué par les pilotes marocains dans la tentative de coup d’État perpétrée par Oufkir. Ce dernier se serait suicidé, dans la suite, en se tirant dans le dos. Plusieurs sources soutiennent que c’est Dlimi himself qui aurait froidement “suicidé” son ancien mentor… Une thèse appuyée, d’ailleurs, par certains membres du clan Oufkir.

Pas un battement d’aile ne peut échapper aux oreilles et aux yeux, nombreux, de Dlimi

Ce qui est sûr, c’est que la disparition d’Oufkir ouvre une autoroute royale devant Ahmed Dlimi, désormais intronisé homme de confiance de Hassan II et héritier de tous les dossiers d’Oufkir. Il engrange et accumule. En homme de renseignement aguerri, il recycle son ancienne police secrète, le CAB1, en services encore plus modernes : la Direction de la surveillance du territoire (DST) et la Direction générale des études et de la documentation (DGED), qui voient le jour en janvier 1973. Pas un battement d’aile ne peut échapper aux oreilles et aux yeux, nombreux, de Dlimi. Ses fidèles vont également noyauter tous les départements d’État : des offices aux ministères, en passant par le Palais royal.

Driss Basri ne faisait pas vraiment le poids en présence de Dlimi.©DR

Mahjoub Tobji, ancien aide de camp de Dlimi, aujourd’hui en exil, explique dans Les officiers de Sa Majesté (éd. Fayard, 2006), le système du nouveau numéro 2 du régime, qui a bien capitalisé sur les erreurs de son prédécesseur. “Dlimi et ses hommes passèrent au peigne fin tout l’entourage royal : chambellans, gardes du corps et jusqu’aux standardistes.” Dans son brûlot, Tobji recense les nombreuses “créatures” de Dlimi : selon lui, de Basri à Mediouri, tous les proches de Hassan II mangeaient dans la main de l’homme le mieux renseigné du Maroc. “Basri, déjà ministre de l’Intérieur, venait avec ses dossiers rendre compte et recevoir les ordres de son maître”, écrit Tobji.

Ou on était avec lui, ou on disparaissait…

Pour tenir tout ce beau monde en laisse, “l’ogre de Sidi Kacem” utilise les méthodes les plus crapuleuses. “Il n’hésitait pas à recourir aux pires moyens pour parvenir à ses fins : chantage à l’aide de vrais ou faux dossiers compromettants, éliminations physiques, etc. Avec lui, le choix était restreint : ou on était avec lui, ou on disparaissait”, écrit Tobji. Et de poursuivre : “J’ai vu aussi des ministres venir présenter leurs vœux à Dlimi, les jours de fête, après s’être prosternés quelques minutes auparavant devant le monarque.

Il était le seul à faire le tri entre ce qui devait être dit ou tu au roi. C’était évidemment le meilleur moyen d’isoler le souverain

Mahjoub Tobji, ancien aide de camp de Dlimi

Premier flic du royaume, Dlimi assure aussi les fonctions d’aide de camp de Hassan II, ou chef d’état-major particulier, ce qui lui offre une indiscutable dimension politique. Il supervise la répression farouche des radicaux et mène les négociations avec les opposants modérés. “Il était le seul à faire le tri entre ce qui devait être dit ou tu au roi. C’était évidemment le meilleur moyen d’isoler le souverain”, explique Tobji.

Dlimi joue même aux diplomates quand il est émissaire personnel du roi dans les pays du Maghreb, d’Afrique noire, d’Europe et d’Amérique. En 1974, il accompagne le futur Mohammed VI dans sa première sortie officielle sur la scène internationale pour représenter son père aux funérailles de Georges Pompidou, à Paris. Une belle revanche, pour l’enfant de Sidi Kacem, sur ce pouvoir français qui l’avait embastillé huit mois durant, en 1967.

Le tout-puissant général tisse aussi des liens avec les différents services de renseignements du monde. Il a une fascination particulière pour les Américains (lui qui ne parle pas un traître mot d’anglais) auxquels il demande de lui construire des locaux pour la DGED sur le modèle de Langley, siège de la CIA.

Même avec les services algériens, pourtant hostiles, Dlimi arrive à entretenir des relations de bon voisinage. “En 1973, c’est grâce aux informations fournies par les services de renseignement de notre voisin qu’il avait pu mettre en déroute les gens du Tanzim (groupe de révolutionnaires de gauche qui avaient voulu prendre le maquis, ndlr)”, écrit Tobji. En déjouant cette nouvelle tentative de renverser le régime, Dlimi gagne encore plus la confiance de Hassan II. Lequel avait radicalement changé de discours vis-à-vis de son armée.

Riche, puissant et célèbre

Voyant ses militaires se retourner contre lui à deux reprises, le roi décide de les “dépolitiser” en leur tendant la carotte de l’affairisme. Le message, tel qu’il a été clairement perçu par les uns et les autres : “Ne vous occupez pas de politique, il y a des gens pour ça. Pensez plutôt à vous enrichir.”

“S’inspirant de la CIA, afin de se libérer des contraintes budgétaires de l’État et de rendre les services de renseignement plus autonomes, il crée ou achète plusieurs sociétés

MAHJOUB TOBJI, ANCIEN AIDE DE CAMP DE DLIMI

Reçu 5 sur 5 par les galonnés du royaume, Dlimi en tête. Le général n’a jamais oublié cette époque de vaches maigres où, jeune lieutenant, il était acculé à emprunter de l’argent à ses camarades pour pouvoir joindre les deux bouts. Pour rattraper tout ce temps perdu, il met tous les scrupules de côté et amasse une fortune colossale en très peu de temps.

Dlimi pouvait tout faire pour son roi. Ici accompagnant le prince héritier Sidi Mohammed à Paris.©AFP

Il commence par fonder une société de distribution de machines agricoles (le général qu’il est devenu reste avant tout paysan) dont il confie la gestion à l’un de ses proches. Il élargit aussi son influence aux milieux financiers et industriels, n’hésitant pas à monnayer son intermédiation dans certaines affaires. L’homme avait même pour intention de réaliser un projet de pipeline reliant le Maroc à l’Arabie Saoudite. “L’argent va tomber fhal chta (comme la pluie)”, répétait-il à ses collaborateurs.

Le patron des services pouvait aussi, bien entendu, puiser à volonté dans les fonds publics. “S’inspirant de la CIA, afin de se libérer des contraintes budgétaires de l’État et de rendre les services de renseignement plus autonomes, il crée ou achète plusieurs sociétés. Et, pour éviter tout problème de cash ou de devises, toutes les sommes provenant des procès-verbaux liés aux infractions de pêche étaient reversées en devises sur un compte spécial”, écrit l’auteur des Officiers de Sa Majesté.

En un mot, Dlimi mène la grande vie. Il dépense sans compter. Quand il se déplace en France, même en voyage officiel avec les conseillers de Hassan II, c’est lui qui régale. “À l’occasion de plusieurs voyages que nous fîmes, Dlimi, Guedira et moi-même en France, c’était moi qui payais avec les cartes Diner’s Club ou Masters de Dlimi”, raconte Tobji. Le général pouvait disposer à sa guise de la flotte d’avions royaux pour ses déplacements au Maroc comme à l’étranger.

Le roi des fêtards

Même pour ses soirées, il avait pour habitude de prendre un hélicoptère de Rabat jusqu’à Sidi Kacem avant de rejoindre, en voiture, une ferme de Belksiri où il avait ses habitudes. Sur place, c’est alcool et chikhates jusqu’au petit matin. Pour la chair fraîche, il peut compter sur les nombreux sbires chargés de le ravitailler en femmes de petite vertu.

Son aide de camp le décrit d’ailleurs comme un être de la nuit, constamment dopé : “Fréquemment, à l’aube, après une nuit de plaisirs divers, il fermait les rideaux et disait ‘je veux garder la nuit’ (…). J’ai appris que Dlimi sniffait souvent de la cocaïne. C’est sans doute grâce à la coke qu’il a pu soutenir un rythme infernal, dans une existence où le sommeil n’occupait que peu de place.

Mais les fêtes de Dlimi n’avaient rien à voir avec les folles soirées hassaniennes. Alors que son maâlem, mélomane, est plus porté sur la musique arabe ou la chanson marocaine classique, Dlimi est plutôt branché chikhate, aïta, au mieux Jil Jilala, douce alternative à Nass El Ghiwane.

C’est un fait : le général ne mettait jamais les pieds dans les soirées de Hassan II. Sans doute avait-il horreur de se retrouver dans la peau du numéro 2, lui qui aimait se retrouver au centre de tout et prenait un malin plaisir à traiter ses hôtes de haut. L’auteur des Officiers de Sa Majesté se rappelle ainsi de cette fête où “Dlimi, assis en train de fumer et siroter un énième whisky, obligea des officiers supérieurs occupant des postes importants à la tête des forces armées à danser en tenue avec les chikhate. Quand Dlimi, impératif, leur disait ‘Noud’, aucun n’osait dire non.”

Tobji explique également comment des nominations pouvaient avoir lieu en pleine soirée, notamment celle d’un ambassadeur du Maroc en Europe dont le seul mérite se limitait à organiser des soirées très appréciées du général.

Le maître du Sahara

Bien entendu, le pouvoir de Dlimi a décuplé avec l’affaire du Sahara. Au-delà de la Marche verte, qu’il a préparée de concert avec Hassan II, il a surtout été l’homme de toutes les batailles et de toutes les opérations de terrain. Toujours en première ligne, donc. Mais avec, comme l’ont rapporté plusieurs de ses subordonnés, “une bouteille de Scotch et une Kalachnikov à portée de main”. “Jusqu’à sa mort, il a géré le dossier du Sahara comme il l’entendait. Les officiers qui, à un moment ou un autre lui ont résisté, ont été impitoyablement écartés”, raconte Tobji.

Devenu le maître du Sahara, Dlimi joue pratiquement au roi à la place du roi. Il intrigue et manipule en coulisses toutes les arcanes du pouvoir. Même devant Hassan II, il se montre de plus en plus arrogant. Il se permet désormais de ne plus prendre systématiquement le roi au téléphone. Le colonel Tobji raconte cette soirée à Moulay Bousselham, dans le Gharb, où il a décidé de couper l’écoute avec le monde extérieur, y compris avec le roi qui l’a demandé, à plusieurs reprises, pour une affaire urgente.

Lors du premier sommet de l’OUA à Nairobi, j’ai vu dans des circonstances ubuesques le Prince Moulay Abdallah supplier Dlimi d’accompagner le roi jusqu’à la salle de conférences

MAHJOUB TOBJI, ANCIEN AIDE DE CAMP DE DLIMI

Quand Hassan II appelle Dlimi le 21 juin 1981, alors que Casablanca est le théâtre de graves émeutes populaires, Dlimi met bien du temps avant de rentrer du Sahara, où il menait une opération militaire surmédiatisée par la presse internationale. Pour mesurer toute “l’insolence” dont le général faisait désormais montre, il suffit de lire cette anecdote racontée par Tobji : “Lors du premier sommet de l’OUA à Nairobi, j’ai vu dans des circonstances ubuesques le Prince Moulay Abdallah, frère de Hassan II, supplier Dlimi d’accompagner le roi jusqu’à la salle de conférences. Dlimi refusa, sachant que le monarque allait accepter, durant ce sommet, le référendum prôné par l’ONU.

Voyage officiel de Valerie Giscard d’Estaing, en 1975. Hassan II assurant les devants, Dlimi les arrières. ©AFP

Sa mort, un secret d’État

C’est de la manière la plus brutale que le destin de Dlimi a pris fin, lors de cette soirée du 25 janvier 1983. Après avoir quitté le palais royal de Marrakech, le général a été officiellement victime d’un accident de circulation…

Une semaine avant sa mort, Ahmed Dlimi était encore en France, invité à une partie de chasse. Il accorde une interview à France 2 et le journaliste lui demande, à bout portant : “N’êtes-vous pas tenté de renverser la monarchie, comme ont essayé de le faire les généraux Oufkir et Medbouh ?” Dlimi répond en bottant en touche : “L’armée a effectivement essayé de renverser la monarchie, mais c’est cette même armée qui l’a sauvée.

Quelques jours plus tard, donc, Dlimi a trouvé la mort à Marrakech. Dans des circonstances, bien entendu, qui n’ont jamais été tirées au clair. Représentait-il un quelconque danger pour la monarchie ? A-t-il tenté, comme beaucoup le pensent, de renverser Hassan II ? A-t-il été, plus simplement, victime d’intrigues de cour et de règlements de compte ? Nul n’a jamais su. Seul Dlimi, et probablement le défunt roi, pouvait savoir.

Car si la liquidation de Dlimi ne fait aucun doute, les versions divergent quant aux raisons. “Franchement, son putsch, Ahmed Dlimi l’avait déjà réussi dès 1976 en plaçant l’armée sous sa coupe”, souffle l’ancien aide de camp du général. Pour Tobji, Dlimi aurait trouvé la mort “parce qu’il était au courant de certains dossiers secrets, privés, liés à la monarchie”.

La disparition de Dlimi est venue s’ajouter à celle d’Oufkir et, sur un autre registre, à celle de Ben Barka, au rayon des secrets d’État.

Le match Dlimi – Oufkir

Tant de parallèles peuvent être établis entre les destins d’Oufkir et Dlimi. Le premier a été l’homme fort des années 1960, le deuxième lui a succédé dans les années 1970. En dehors de leur brutalité, et d’un certain goût pour les “fêtes” diablement arrosées, rien n’unissait les deux hommes. “Ils n’avaient ni le même pedigree ni les mêmes goûts”, résume l’un de leurs anciens collaborateurs.

Les deux hommes forts du régime, Ahmed Dlimi (à gauche) et Mohamed Oufkir (à droite), suivent Hassan II comme son ombre.

Oufkir était considéré comme un héros de guerre de l’armée française, notamment en Indochine, Dlimi n’était qu’un officier lambda qui fera ses preuves sous les drapeaux marocains, au Rif comme au Sahara. Plutôt “classe”, Oufkir était assez beau parleur, alors que Dlimi était meilleur à l’écrit. Mais les deux hommes prenaient plaisir à semer la terreur parmi leur entourage. “Oufkir pouvait tétaniser son interlocuteur rien qu’en le foudroyant du regard, Dlimi en imposait davantage par son corps d’athlète et de bagarreur né”, poursuit notre source.

Oufkir et Dlimi s’employaient à assister régulièrement à des séances de torture, avec une plus grande assiduité pour le deuxième. À chacun sa préférence : Oufkir aimait “jouer” et “piquer”, pendant ces séances si spéciales, avec son stilletto (“Il racontait que lorsqu’il a été fait prisonnier en Indochine, on le torturait avec un stiletto aussi fin et piquant qu’une aiguille. Il a choisi depuis de rependre la méthode à son compte, comme pour se venger…”), alors que la spécialité de Dlimi, avant tout, restait “les coups de poing et les coups de pied”.

Violents, forts en gueule, les deux hommes pouvaient partager des moments ensemble, sans être particulièrement amis. Plutôt partenaires. Ils avaient, chacun, ses réseaux, ses circuits préférentiels. Seule leur mort tragique et maquillée (en suicide pour Oufkir, en accident de la circulation pour Dlimi) les a définitivement unis.

Affaire Ben Barka : il a plaidé non coupable…

Mehdi Ben Barka, figure en vue de l’opposition à Hassan II et leader respecté du Tiers-Monde, est interpellé par deux policiers français au cœur de Paris le 29 octobre 1965. On ne le verra plus jamais. Selon la version la plus répandue de cette affaire, Dlimi est à Alger lorsqu’il est averti par un des truands ayant pris part à l’opération que “le colis est prêt”. Dlimi atterrit à Orly dès le lendemain pour se rendre à la villa de Boucheseiche, où Ben Barka était séquestré.

Mehdi Ben Barka annonçant la constitution de l’Union nationale des forces populaires lors d’une conférence de presse le 9 septembre 1959 à Casablanca. Selon la justice française, Dlimi n’était pas impliqué dans l’enlèvement et le meurtre de Mehdi Ben Barka. Peu crédible… ©AFP

Selon le journaliste israélien Shmouel Seguev, auteur du livre Le lien marocain (Ed. Matar 2008), Ben Barka aurait succombé à l’interrogatoire très musclé mené par le patron du CAB1. “Il ne voulait pas le tuer, mais lui faire avouer son intention de renverser le roi Hassan II. Ben Barka avait les chevilles entravées et les mains nouées dans le dos. Dlimi lui a plongé la tête dans un bac rempli d’eau. À un moment donné, il a pressé trop fort sur ses jugulaires, l’étranglant ainsi à mort.

Dans les suites du scandale de la disparition de Ben Barka, Ahmed Dlimi, comme son supérieur Mohamed Oufkir, sont poursuivis par contumace pour l’enlèvement et le meurtre du leader de l’UNFP. Le procès qui a démarré en septembre 1966 va connaître un rebondissement spectaculaire. Arrivé discrètement en France, Dlimi se constitue prisonnier à l’audience du 19 octobre 1966. “Je suis venu pour sauver l’honneur de mon pays et le mien”, proclame-t-il devant une assistance médusée.

Le commandant (son grade à l’époque) va jusqu’à écrire à son roi, pour lui demander pardon : “Mon pays voit son nom injurié, blasphémé, traîné dans la boue. Et cela à cause de moi. Je supplie Votre Majesté de ne point me tenir rigueur du fait de ne l’avoir point consultée au préalable. Connaissant les sentiments paternels que me porte Votre Majesté, je suis sûr qu’elle m’aurait empêché de me rendre à Paris.” En réaction, le roi lui inflige 120 jours d’arrêt de rigueur, pour le principe. Mais il l’élève au grade de colonel, et lui offre d’autres opportunités politiques par la suite.

En détention à la prison de la Santé, Dlimi plaide non coupable. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la justice française ne retient aucune charge contre lui, en dehors du témoignage d’un certain Antoine Lopez, et finit par l’acquitter en juin 1967. Alors qu’Oufkir est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Chronologie

1931. Naissance dans la région de Sidi Kacem

1951. Dlimi intègre l’Académie militaire de Meknès

1953. Promu officier de l’armée française

1957. Transféré aux FAR, créées par Hassan II

1958. S’illustre pendant la “guerre” du Rif

1961. Il est patron du CAB1, ancêtre de la DST et de la DGED.

1965. Il est impliqué dans la disparition de Ben Barka à Paris

1966. Se livre à la justice française qui finit par le blanchir

1970. Nommé directeur de la Sûreté nationale

1972. Devient l’homme fort du régime après la disparition d’Oufkir

1973. Il crée la DST et la DGED, les services de renseignements du royaume

1975. Participe aux négociations précédant la Marche Verte

1979. Prend officiellement le commandement de la zone Sud

1981. Lance les travaux de construction du Mur de sable

1983. Il trouve la mort, officiellement dans un accident de circulation

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