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Ce dossier a été initialement publié dans le magazine TelQuel n°685, du 25 septembre au 1er octobre 2015.
L’image est saisissante et symbolique : Abderrahmane Youssoufi, le pas lourd, mais le regard toujours vif et alerte, avance pour saluer Mohammed VI et son invité François Hollande, en visite au Maroc les 19 et 20 septembre (2015). L’ancien Premier ministre s’installe à la table du roi, et son hôte à côté du prince Moulay Rachid.
Par cette invitation, le monarque rend hommage à un dirigeant historique de la gauche, en présence du président socialiste de la France. La symbolique du geste n’a échappé à personne et a suscité de nombreux commentaires, notamment au sein des militants et sympathisants de l’USFP. Mais au-delà du geste royal, le personnage de Youssoufi incarne la situation de la gauche au Maroc : une figure respectée et admirée, mais qui appartient à l’histoire.
On rend hommage à un passé, digne et glorieux, et on accueille avec les honneurs son représentant. Quant au présent, c’est une autre paire de manches, car il s’écrit désormais sans la gauche. Cette dernière vit, depuis des années, une situation de déclin et de déshérence sans précédent. Son vaisseau amiral, l’USFP, prend l’eau de partout, et ses fissures semblent être irréparables.
Les résultats des élections de 2015 ne font que confirmer le constat. La gauche a perdu tous ses fiefs dans les grandes villes du royaume, et son espace vital est désormais occupé par le PJD. Casablanca, Rabat, Agadir et autres municipalités ont changé de couleur et le vert a supplanté le rouge et le rose. Une situation inédite depuis l’indépendance du Maroc.
Et pourtant, cette gauche a écrit les pages les plus prestigieuses du Maroc indépendant. Elle a fourni au pays ses meilleurs intellectuels, des hommes politiques brillants et des militants intègres et passionnés. Sans elle, les avancées en libertés et droits de l’Homme seraient aujourd’hui inimaginables. La gauche a tenu tête à Hassan II, par le débat et la lutte démocratique, et parfois même à travers les armes. Un âge d’or qui a changé la face du Maroc.
Vox populi
La gauche marocaine a forgé son caractère et son identité dans le combat. Tout d’abord pendant la résistance au colonialisme, et ensuite contre le projet autoritaire et conservateur de Hassan II. Les figures de proue de ce mouvement ont été avant tout de jeunes nationalistes forgés dans la lutte contre le protectorat. Certains d’entre eux ont porté les armes (Fqih Basri, Bensaïd Aït Idder…), d’autres ont mené la lutte sur le terrain politique (Abderrahim Bouabid, Mehdi Ben Barka…).
Cette légitimité historique de la résistance fournissait à ces militants une popularité et un ancrage social qu’ils vont mettre à profit après l’indépendance. Un jeune nationaliste, diplômé et reconnu, mettait toutes les chances de son côté pour convaincre et mobiliser. La gauche disposait alors d’une profondeur légitime et d’une présence physique qui lui ont permis, plus tard, de tenir tête à Hassan II.
Cette présence se manifestait par des partis forts, un maillage syndical et une popularité qui s’exprimait dans les urnes. Par exemple, lors des élections communales en 1960, les premières de l’histoire du Maroc, les meetings de l’UNFP à Casablanca et à Rabat se déroulaient dans des stades et des salles de cinéma. Certaines rencontres, dopées par la présence des militants syndicaux de l’UMT, attiraient jusqu’à 15 000 personnes. Lors de ces élections, l’UNFP a remporté la majorité absolue dans les conseils de grandes villes comme Casablanca, Rabat, Kénitra, Tanger… On laisse au lecteur le loisir de comparer la nature de cette victoire avec celle du PJD, un demi-siècle plus tard.
La gauche, qui se considérait comme l’expression des masses et de la classe ouvrière, investissait massivement les syndicats. Comme l’explique l’historien Mostafa Bouaziz, dans son précieux travail sur la gauche intitulé Les nationalistes marocains au XXe siècle, les syndicats étaient un élément de pression qui permettait aux partis de gauche de négocier avec l’État. Les grèves, les défilés du 1er mai, les manifestations populaires étaient des occasions pour démontrer le poids populaire de la gauche. Faut-il rappeler que les émeutes de juin 1981 ont été déclenchées par une grève générale à la demande de la CDT, bras syndical de l’USFP ? La puissance de la gauche n’était pas seulement auprès des masses, mais aussi au niveau des élites.
Le monopole des idées
Si la gauche n’a pas le monopole du cœur, selon la formule connue (lancée par Valéry Giscard d’Estaing à Mitterrand, ndlr), les socialistes ont bien eu le monopole des intellectuels du royaume. Abdellah Laroui, Mohamed Abed El Jaberi, Mohamed Aziz Lahbabi, Mohamed Guessous, Bensalem Himmich… autant d’éminents penseurs qui ont considérablement contribué au prestige de la gauche marocaine. Mais si on ne retient que les intellectuels progressistes lorsqu’on pense à la gauche marocaine, il n’en demeure pas moins que l’UNFP a puisé également au sein des élites religieuses pour asseoir sa légitimité au sein des couches populaires. “Un fait que l’on a tendance à oublier”, souligne Mohamed Elyazghi, ancien ministre et dirigeant de l’USFP.
De prestigieux oulémas n’ont pas hésité à affronter la monarchie pour défendre des idéaux de gauche. C’est le cas de Mohamed Belarbi El Aloui, alias Cheikh El Islam, la caution historique et religieuse du parti, qui prônait un islam nettoyé des pratiques maraboutiques. C’est également le cas de Haj Omar Sahili, éminent alem de Taroudant. Ou encore de Mohamed El Habib El Forkani, alem de Youssoufia, figure emblématique du Mouvement national et ancien élu USFP.
Toutefois, ce qui a fait la grandeur de l’UNFP et plus tard de l’USFP, c’est le quasi-monopole qu’exerçait la gauche sur les intellectuels progressistes et le corps enseignant en général. Un atout majeur pour la gauche, qui détenait là un contrôle non négligeable sur les esprits des citadins. “Cela a commencé avec Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid et Abdellah Ibrahim, qui ont tous été formés en Occident, et qui ont, en rentrant au Maroc, introduit l’esprit du siècle des Lumières”, affirme Elyazghi. Car les pionniers du progressisme ont permis à un contingent d’universitaires, de professeurs, d’écrivains, de philosophes ou encore de poètes de grossir les rangs d’une gauche au faîte de sa gloire.
Une gauche marocaine d’autant plus puissante que, contrairement à d’autres gauches arabes, ses intellectuels made in Morocco ont contribué à une production idéologique propre au socialisme marocain. “La production idéologique de l’USFP s’est basée sur cette question : comment transformer une société si on ne la connaît pas ?”, résume l’ancien premier secrétaire socialiste.
Les penseurs marocains de gauche se sont illustrés dans tous les domaines des sciences humaines et de la culture : la sociologie avec Mohamed Guessous, l’histoire avec Abdellah Laroui, l’épistémologie avec Mohamed Abed El Jaberi, la philosophie avec Mohamed Sabila, sans oublier la littérature avec Mohamed El Achaâri ou encore Abderrafie El Jaouhari. D’ailleurs, la gauche a fourni à l’Union des écrivains du Maroc la majorité de ses présidents et membres. Cette organisation, autrefois prestigieuse, a sombré et périclité avec le déclin de la gauche. Tout un symbole.
Avec l’accession de la gauche au pouvoir et sa participation au gouvernement d’Alternance, les intellectuels ont pris peu à peu leurs distances avec la vie partisane. “Les intellectuels n’ont pas de temps à consacrer à la politique en tant que pratique quotidienne. Ils préfèrent plutôt se pencher sur la réflexion, la recherche et le travail de fond”, affirme le philosophe, ancien ministre de la Culture et membre de l’USFP, Bensalem Himmich. Ce dernier se désole d’ailleurs du retrait d’un certain nombre d’intellectuels de gauche de la vie partisane, eux qui ont si longtemps “joué un rôle prédominant” dans l’influence qu’exerçait la gauche sur les Marocains.
D’ailleurs, la politologue Mounia Bennani Chraïbi explique, dans une étude sur l’USFP, comment ce parti s’est transformé au fil des années d’un parti de “profs de fac” à un parti d’“hommes d’affaires”. L’USFP s’est séparé progressivement de ses intellectuels pour attirer des notables, capables de lui faire gagner les élections. Le résultat est là : le parti socialiste a perdu et les idées et les sièges.
Géopolitique : un contexte favorable
À l’époque des décolonisations, la gauche avait le vent en poupe. Les mouvements qui ont mené la lutte pour l’indépendance, durant les années 1950 et 1960, ont été portés par des idéaux de gauche. Une solidarité s’est créée entre ces mouvements, que le socialisme et l’anti-impérialisme ont fini par cimenter.
Au Maroc, les partis progressistes et les syndicats célébraient somptueusement, tous les 22 février, la journée internationale contre l’impérialisme. Une commémoration dont plus personne ne se souvient. C’est donc dans un contexte favorable que la gauche marocaine a pu s’épanouir, dans un Maroc où les populations citadines étaient constamment abreuvées de productions littéraires venant de pays arabes progressistes, tandis que la radio du Caire était largement écoutée dans les foyers du royaume.
Mehdi Ben Barka était vu par la mouvance tiers-mondiste comme un grand leader, se faisant inviter par les plus illustres dirigeants de ce qu’on appellera plus tard les Non-alignés. Ben Barka, alors en pleine préparation de la conférence de la Tricontinentale, rencontre Che Guevara, Fidel Castro, Tito et Mao Tsé-toung, avant de disparaître quelques mois plus tard dans les conditions que l’on sait (ou que l’on ne sait pas encore).
Certains déçus du légalisme monarchique, comme Fqih Basri ou Brahim Ouchelh, vont jusqu’à porter les armes contre le régime marocain en s’alliant avec le colonel Kadhafi, nouvel homme fort de la Libye et successeur autoproclamé de Nasser. Pendant les années 1980 et 1990, la gauche marocaine mettra à profit ses réseaux et ses amitiés en Europe pour dénoncer l’autoritarisme de Hassan II. Le monde découvre, grâce à cette mobilisation, le sort des prisonniers politiques, le mouroir de Tazmamart et la répression de l’opposition. Le défunt monarque se voit obligé d’infléchir ses positions et invite cette même gauche à gérer le pays.
Gouvernement Ibrahim, l’espoir avorté
Échec. Le gouvernement de Abdellah Ibrahim, composé de l’aile gauche, s’est heurté à la réalité de l’arène politique.
Il n’a duré que 18 mois et pourtant, le gouvernement dirigé par Abdellah Ibrahim et composé de l’aile gauche de l’Istiqlal a suscité un énorme vent d’espoir dans un Maroc encore très marqué par le colonialisme. Formé le 24 décembre 1958, avec Abderrahim Bouabid comme ministre de l’Économie et des Finances, un gouvernement de combat (10 ministres) entame un certain nombre de politiques chères à la gauche : réforme agraire, industrialisation, nationalisations… Un ambitieux plan quinquennal est mis en place, mené par de jeunes nationalistes et des techniciens européens.
Seulement, cette expérience se heurte à la complexité du champ politique national. Miné par son clivage conservateurs-progressistes, le Parti de l’Istiqlal ne tarde pas à imploser, et certains y voient la main du prince héritier de l’époque, le futur Hassan II. Ce dernier a tout fait pour affaiblir l’Istiqlal, un parti alors hégémonique. Moulay Hassan, tout en affichant son soutien au cabinet Ibrahim, manigançait en coulisses pour faire capoter cette expérience.
L’objectif pour ce dernier était de “poursuivre la division au sein du PI entre les anciens (traditionalistes) et les plus jeunes (révolutionnaires) ; placer un futur coin entre la gauche travailliste de Ben Seddik, représentée par Abdellah Ibrahim, et la gauche Ben Barkiste”, analyse l’avocat Maurice Butin dans son ouvrage Ben Barka, Hassan II, de Gaulle : ce que je sais d’eux.
Ainsi, le gouvernement ne réussit même pas à survivre aux premières élections au suffrage universel qu’il s’était chargé d’organiser. Abdellah Ibrahim est renvoyé le 21 mai 1960, à la veille du premier scrutin communal. “Le prince Moulay Hassan a fait avorter le gouvernement Ibrahim, car il avait anticipé les résultats des communales. S’il n’était pas tombé, un nouveau gouvernement formé par le mouvement national aurait été constitué sur la base des résultats des élections locales. Cela aurait été insupportable pour le prince héritier”, explique le dirigeant de l’USFP Mohamed El Yazghi.
Le premier gouvernement de gauche qu’a connu le Maroc a vécu, laissant derrière lui un héritage en dents de scie. Si les principales réformes n’ont pas pu être menées à bout, quelques avancées ont pu avoir lieu, comme la création de la Société marocaine de construction automobile (Somaca), ou encore la récupération de 40 000 hectares de terres, repris aux colons.
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