Bien entendu, Donald Trump est autant — si ce n’est davantage — le symptôme que la cause d’un populisme dont Ross Perot, Pat Buchanan, Sarah Palin et le mouvement du Tea Party ont été les signes avant-coureurs. Mais contrairement à eux, il aura atteint la plus haute marche du pouvoir et aura grandement contribué à sa diffusion.
Au-delà de son pouvoir institutionnel, le président américain, seul représentant élu par l’ensemble des citoyens, dispose d’un pouvoir rhétorique (parfois appelé la “formidable tribune”) et d’une exposition médiatique qui en font le “conteur-en-chef” du récit national.
Son discours du 6 janvier illustre parfaitement ce que l’on peut qualifier de récit populiste auquel adhère une majorité de ses partisans depuis maintenant plus de quatre ans. Il est essentiel d’en comprendre le mécanisme et d’en reconnaître les caractéristiques afin d’éviter, ici ou ailleurs, un désastre pire encore.
Une foule qui devient “le peuple” exclusif
Si le populisme est un concept politique complexe et contesté, il est quand même identifiable par certaines caractéristiques. Bien entendu, il implique d’abord une expression démagogique que Donald Trump maîtrise parfaitement : “Vous êtes plus forts, vous êtes plus intelligents. Vous êtes plus forts que quiconque”, assure-t-il à son auditoire le 6 janvier. Le patriotisme et la fierté du peuple sont également mis en avant : “L’amour profond et durable pour l’Amérique (…) ce grand pays (dont) nous sommes profondément fiers.” Mais la flatterie du peuple ne définit pas, en soi, le populisme.
“C’est vous qui êtes le vrai peuple. Vous êtes le peuple qui a construit cette nation. Vous n’êtes pas le peuple qui a détruit notre nation”
Comme le montre le politologue Jan-Werner Müller, ce qui caractérise le populisme, c’est avant tout une définition très restrictive du peuple qui exclut une partie des citoyens. Lors de son discours d’investiture, le président Trump opposait ainsi le “peuple oublié” à une élite corrompue. Quand il s’adresse à ses partisans le 6 janvier, il leur dit : “C’est vous qui êtes le vrai peuple. Vous êtes le peuple qui a construit cette nation. Vous n’êtes pas le peuple qui a détruit notre nation.”
Le “peuple américain” dont parle Trump, c’est celui qui “ne croit plus aux fausses nouvelles corrompues”. Si le peuple est une construction rhétorique, il s’incarne toutefois dans “les incroyables patriotes présents ici aujourd’hui” et surtout dans “l’ampleur de la foule” qui “va jusqu’au monument à Washington”. Pour le président, cette puissance est signe de vertu morale : “Comme le montre cette énorme foule, nous avons la vérité et la justice de notre côté.”
D’où l’obsession de Trump pour la visibilité de la taille de la foule. C’est pour cela même que, en 2017, au lendemain de son investiture, l’attaché de presse de la Maison Blanche a dû employer des “faits alternatifs” pour essayer d’en convaincre les médias.
Un peuple victime
Le peuple de Trump est également un peuple victime. Il est victime des médias et les fake news, qui, par exemple, refusent de tourner les caméras (ce qui montrerait à quel point celle-ci est colossale), car ils ne veulent pas “vraiment montrer ce qui se passe”.
Ce peuple est également victime d’un système injuste. La perte d’élections présentées comme “frauduleuses” est qualifiée plusieurs fois de honte (“disgrace”) et d’ignominie pire que ce qui se passe dans “les pays du Tiers-Monde”. Trump fait également un lien entre le pays “qui en a assez” et le “nous” qui “ne l’accepterons plus”. Car bien entendu, le peuple est identifié à Trump par cette victimisation d’où l’emploi du pronom sujet “nous” : “C’est incroyable, ce que nous avons à subir !”, s’exclame-t-il encore.
Cette victimisation qui souligne l’innocence et la pureté du peuple est un élément essentiel du discours populiste : elle construit un biais cognitif qui favorise l’adhésion aux nombreux mensonges de Donald Trump. Et elle permet de rendre moralement justifiable toute action future, même illégale. “Lorsque vous prenez quelqu’un en flagrant délit de fraude”, assure le président, “vous êtes autorisé à suivre des règles très différentes.” Il donne ainsi un blanc-seing aux actions illégales qui se produiront ensuite.
Un ennemi intérieur
Cette rhétorique de victimisation est également illustrée par la construction de la figure d’un ennemi qui, contrairement à tous ses prédécesseurs, n’est plus un étranger mais un groupe d’autres Américains, comme analysé en détail dans cet article.
Dans le discours du 6 janvier, cet ennemi est d’abord constitué par les médias qui “suppriment la parole” et “la pensée” elle-même, et qui sont qualifiés d’“ennemi du peuple”. Ils sont “le plus gros problème que nous ayons dans ce pays”, assène Donald Trump. L’expression “ennemi du peuple” n’est pas nouvelle : elle trouve ses origines dans la République romaine, et a été utilisée pendant la Révolution française. Mais il y a une certaine ironie à l’emploi par Trump d’un terme rendu particulièrement populaire par l’Union soviétique. Il affirme d’ailleurs que la situation aux États-Unis est comparable à “ce qui se passe dans un pays communiste”.
Cette vision de la “presse ennemie” fait écho à celle de Richard Nixon, comme le souligne un article récent de RonNell Andersen Jones et Lisa Grow Sun. Mais Trump est bien plus véhément dans ses attaques publiques.
Les ennemis dont il parle longuement dans son discours ne se limitent pas à la presse : il s’en prend aux géants du Web (“big tech”) qui ont “truqué l’élection”, aux Démocrates, cette “gauche radicale” qui va “détruire notre pays”, aux Républicains comme Mitch McConnell ou Bill Barr, qui l’ont trahi, ou encore à la Cour suprême qui “fait du mal à notre pays”.
Un enjeu existentiel
Au cœur du discours populiste, il y a la permanence de la crise. L’énumération de nombreux ennemis conduit à une logique implacable : “Notre pays est assiégé.”
“Si vous ne vous battez pas comme des diables, vous n’aurez plus de pays”
Le lexique guerrier est d’autant plus efficace que la charge émotionnelle est renforcée par l’évocation de victimes innocentes : “Ils veulent aussi endoctriner vos enfants à l’école en leur apprenant des choses fausses. Tout cela fait partie de l’assaut global contre notre démocratie et le peuple américain doit finalement se lever et dire Non !”
Cette menace d’endoctrinement des enfants valide la politique en faveur de l’école privée mise en place par la secrétaire à l’Éducation de l’administration Trump, Betsy DeVos. Elle fait peut-être aussi écho aux thèses conspirationnistes de Qanon qui présentent Donald Trump comme le héros d’une lutte contre “l’État profond” et une cabale de politiciens démocrates et de célébrités qui abuseraient des enfants.
Mais, plus généralement, ce qui est en jeu, c’est l’existence même de la nation : “Si vous ne vous battez pas comme des diables, prévient le président, vous n’aurez plus de pays.”
L’action héroïque : force vertueuse contre faiblesse honteuse
Contrairement à ses prédécesseurs qui racontaient le mythe du héros américain dont la puissance est limitée et contrainte par la vertu, comme développé précédemment dans cette recherche, Donald Trump présente un récit où seule la puissance compte et où elle devient une vertu. Le peuple devient héroïque en montrant sa force : “Vous devez faire preuve de force, et vous devez être forts”, répète-t-il. Les élus qui ont promis de s’opposer à la certification des votes sont qualifiés de “guerriers”.
“Accepter les canulars et les mensonges (…) des dernières semaines”, c’est en fait accepter d’être “intimidé” et donc faible. Après avoir répété plusieurs fois l’expression, il annonce qu’il pense dorénavant utiliser le terme “les Républicains faibles”.
Cette puissance dont se réclame Trump illustre un récit mythique ultra-conservateur et genré qui plaît à sa base, notamment évangélique : la force masculine contre la faiblesse féminine. Elle trouve son incarnation extrême dans l’organisation néo-fasciste Proud Boys.
À la fin de son discours, quand il encourage ses partisans à l’action en allant au Capitole, il dit très clairement qu’il faut “donner à nos Républicains — les faibles, parce que les forts n’ont pas besoin de notre aide — le genre de fierté et d’audace dont ils ont besoin pour reprendre notre pays”.
Maintenir le culte du leader par l’émotion
Le lien émotionnel fort qu’entretient Donald Trump avec ses partisans est également savamment mis en scène. “Nous allons y aller et je serai là avec vous”, comme s’ils devaient être rassurés par une présence. Dans son discours, il les remercie de leur “extraordinaire amour” et, en retour, la foule scande plusieurs fois “We love Trump”.
C’est pour maintenir ce lien que, plus tard, dans la vidéo où il demande à ses partisans de rentrer chez eux, il leur dit aussi “Je connais votre souffrance. Je sais que vous avez mal”. Puis, employant un “nous” tout royal, il leur dit encore : “Nous vous aimons. Vous êtes très spéciaux.”
Ce qu’il en reste : une démocratie affaiblie ?
Au-delà des raisons idéologiques ou économiques, Donald Trump a su profiter du sentiment d’exclusion économique ou sociale, de dépossession culturelle et identitaire et de défiance envers les institutions que ressentent une partie des Américains pour leur livrer un récit qui leur fait retrouver un sentiment de puissance.
C’est en partie ce qui explique que, malgré ce qui s’est passé au Capitole, son taux d’approbation est encore de 40 %. Et même si sa cote de popularité décline parmi ses électeurs, elle est néanmoins de presque 80 %, tandis qu’environ un républicain sur cinq (22 % selon Reuters-Ipsos, soit près de 15 millions d’Américains) soutient même les émeutiers. Surtout, une forte majorité d’entre eux continuent de croire ce que raconte le président depuis des mois : que les élections ont été truquées et que Joe Biden est donc illégitime.
Entre le déclenchement de la procédure d’impeachment visant Donald Trump, et la menace de nouvelles attaques de ses partisans contre des institutions américaines, à Washington et dans de nombreux États, les prochains jours pourraient s’avérer cruciaux pour la démocratie américaine.