Violences policières, loi sécurité globale, discriminations… Les regards croisés de juristes franco-marocains

Le sujet des violences policières en France revient régulièrement sur le devant de la scène depuis plusieurs années, et présente une singulière actualité après le passage à tabac du producteur de musique Michel Zecler et les manifestions à répétition contre la loi de sécurité globale. Que pensent de ce climat les praticiens du droit d’origine marocaine que Diaspora a pu interroger ?

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Un policier pousse un homme, dissimulé sous un blouson noir et une capuche beige, dans l’entrée d’un immeuble parisien. Il est progressivement rejoint par deux collègues, avec qui il commence à rouer l’interpellé de coups de poing, de genou, de pied, de coude, de matraque. La victime encaisse sans répliquer, pendant plusieurs insoutenables minutes, avant que ses agresseurs aux insignes “Police” bien visibles sortent pour appeler des renforts, puis jettent une grenade lacrymogène à l’intérieur du bâtiment – où se trouvent également enfermés une dizaine de jeunes.

La cible de ce tabassage se trouve être Michel Z., un producteur de rap originaire de Martinique. Déjà condamné pour vols à main armée, il est accusé par le procès-verbal rédigé par les agents de les avoir frappés et d’avoir tenté de s’emparer de leurs pistolets, lors d’un contrôle pour non-port du masque sanitaire et détention présumée de stupéfiants. Or, ce que ceux-ci ignorent, c’est que la scène a été filmée par la caméra de vidéosurveillance du vestibule. Et que les images ne vont pas dans le sens de ce qu’ils affirment, démontrant plutôt l’inverse.

J’ai eu la chance, contrairement à beaucoup d’autres, d’avoir des vidéos qui me protègent, parce que sinon je ne serais pas en face de vous aujourd’hui”, témoigne Michel Zecler à la fin du mois de novembre 2020, quelques jours après les faits. Toute poursuite contre le suspect est abandonnée après la diffusion de la séquence, qui choque l’opinion publique et fait réagir jusqu’au chef de l’État, Emmanuel Macron, exprimant sa “honte”. Les quatre fonctionnaires, eux, sont suspendus et encourent plusieurs années de prison.

Dérives racistes

Pour Me Safya Akorri, cet exemple reste toutefois une exception. “Généralement, les policiers sont moins facilement condamnés car on nous oppose l’absence de preuves. On n’en peut plus que leur parole ait systématiquement plus de poids que celle de n’importe quel justiciable !”, tempête l’avocate, qui assure avoir du mal à obtenir les enregistrements de vidéosurveillance lorsqu’elle demande à les consulter dans le cadre des affaires où elle doit plaider.

Le fait d’être issu de l’immigration est-il un facteur aggravant ? “Indiscutablement, répond d’emblée Me Yassine Yakouti. Même si les violences policières existent depuis toujours et qu’elles ne sont pas exclusives aux minorités, on sait qu’on les subira davantage si l’on vient de certains quartiers et qu’on est un homme, jeune, la nuit. […] On aura aussi jusqu’à 11 ou 14 fois plus de risque d’y être exposés si l’on est Noir ou Arabe”, affirme-t-il, en référence à une étude du CNRS de 2009 établissant de telles proportions pour la différence à Paris du nombre d’inspections d’identité par rapport à une personne blanche.

Suivant un autre document émanant du Défenseur des droits, entre 2012 et 2017, 80 % des individus de couleur ont été soumis à une vérification de papiers, contre 16 % dans le reste de la population. Et, d’après l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), une trentaine d’enquêtes internes étaient en cours en 2019 pour des présomptions d’actes racistes.

Devoir d’exemplarité

Youssef Badr, l’un des très rares magistrats d’ascendance maghrébine, admet ces chiffres, ayant lui-même été visé par des contrôles abusifs, insultes et humiliations au long de sa jeunesse en banlieue parisienne. Mais l’ex-procureur fait la part des choses entre son vécu et son expérience professionnelle. “J’ai travaillé avec beaucoup de policiers, et je peux vous dire que l’immense majorité d’entre eux sont très consciencieux. Seulement, comme ils sont détenteurs légitimes de la force, tout dérapage peut avoir des conséquences lourdes”, tranche l’ancien porte-parole de la ministre de la Justice Nicole Belloubet.

Celui qui est aujourd’hui coordonnateur de formation à l’École nationale de la magistrature (ENM) pointe la méconnaissance de leurs droits par les“ gamins” des zones sensibles où il a grandi. Et rappelle le devoir d’exemplarité de tous, autant dans l’action que dans la sanction de tout manquement : “Si les citoyens se mobilisent autant actuellement pour dénoncer les dérives de certains policiers, c’est qu’ils ont une haute estime de l’institution et ne supportent pas de voir sa réputation salie.

Repenser les sanctions

Depuis sa présentation au mois d’octobre, la proposition de loi relative à la “sécurité globale” suscite l’indignation de dizaines de milliers de Français, qui ont défilé à plusieurs reprises pour protester notamment contre son article 24 punissant lourdement ceux qui publieraient des clichés d’un fonctionnaire de police ou de gendarmerie dans un but considéré malveillant. Une disposition — jugée attentatoire à la liberté d’expression par le Conseil de l’Europe — qui aurait pour effet de dissuader les témoins de bavures de filmer, estime Me Akorri. Selon elle, repenser le système disciplinaire de la police nationale serait plus pertinent, en substituant par exemple à l’IGPN un organe externe (pourquoi pas composé de parlementaires).

Si Me Yakouti se dit quant à lui favorable à un usage généralisé des caméras piétons par les forces de l’ordre, comme prévu à l’article 22 du même texte, celui qui a défendu le (futur) terroriste Amedy Coulibaly et le rappeur Kaaris réitère la nécessaire distinction des rôles entre les mandataires de l’Intérieur qui doivent interpeller, et ceux de la Justice chargés de condamner. “Dans la société hyper conflictuelle qui est la nôtre aujourd’hui, on constate une dérive populiste des politiques qui consiste à toujours brosser dans le sens du poil des policiers qui voudraient une impunité totale”, tacle-t-il.

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