10 clés pour comprendre le féminisme islamique

Il interroge, suscite la curiosité et en dérange parfois plus d’un. Pour certains, le concept en lui-même relève de l’oxymore. Pour d’autres, ce mouvement représente une chance pour les musulmanes de s’émanciper et de conquérir l’égalité, sans se départir de leur culture et de leur foi.

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Le féminisme islamique fascine mais reste mal connu. Et pour cause : en plus d’effrayer ceux qui le connaissent mal, voire pas du tout, les contours du mouvement restent difficiles à dessiner. Ce dernier se compose d’une multiplicité de personnalités, d’événements et de réseaux plus ou moins formels, disséminés à travers le monde. Ses figures sont souvent issues du monde académique ou universitaire et peuvent parfois paraître un brin intellos. Pourtant, ce mouvement, qui récuse le féminisme occidental blanc autant que les lectures patriarcales de la religion, est riche d’enseignements. Le tour en 10 clés de ce concept, qui propose de bâtir l’égalité entre hommes et femmes dans un cadre religieux et de retourner les textes sacrés contre le patriarcat.

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Cet article a été initialement publié dans le magazine Icônes n°10 de décembre 2016 – janvier 2017.

L’artiste britannique d’origine iranienne Sarah Maple questionne elle aussi, à sa manière, les relations entre liberté de la femme et culture islamique.

1. Il est international et s’écrit en anglais

Le féminisme islamique n’est pas maghrébin, pas même arabe. Parmi ses places fortes, on compte la Malaisie et l’Iran. Pour illustrer l’aspect international du mouvement, un exemple est le board (100% féminin) du conseil religieux mondial (le Global Women’s Shura Council), lancé par l’ONG WISE (Women’s Islamic Initiative in Spirituality and Equality). On y trouve des musulmanes d’Inde, d’Allemagne, du Yémen ou encore du Nigéria, le plus souvent militantes et intellectuelles, journalistes, enseignantes ou chercheuses. De nombreuses rencontres ont lieu en Europe, et l’une de ses figures les plus influentes, Amina Wadud, professeure d’études islamiques aux États-Unis, est afro-américaine. Le phénomène est donc international et, chose plus surprenante, il s’écrit et se propage en anglais. S’il fallait lui trouver un corpus de référence, on retiendrait deux ouvrages : celui de la Saoudienne Mai Yamani, Feminism and Islam, paru en 1996, et le livre de la sociologue américaine Saba Mahmood, rédigé en anglais en 2005 et traduit en français sous le titre Politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique. 

2. Le Maroc, un pays engagé

À l’annonce, en 2015, du décès de la sociologue, militante et auteure marocaine Fatima Mernissi, nombreuses sont les féministes musulmanes à travers le monde à lui avoir rendu un hommage vibrant. Ses ouvrages, notamment Sultanes oubliées : femmes chefs d’État en Islam et Le harem politique : le Prophète et les femmes sont considérés, à juste titre, comme des ouvrages précurseurs du mouvement. Amina Wadud, chantre américaine du féminisme islamique, n’a jamais caché l’influence de Mernissi sur sa pensée. Pourtant, durant un certain temps, cette dernière récusait l’étiquette de “féminisme islamique”, avant de l’accepter. Asma Lamrabet, médecin biologiste et directrice du Centre des Etudes Féminines en Islam au sein de la Rabita Mohammadia des Oulémas du Maroc, est au fil du temps devenue une autre figure importante du mouvement. Son influence s’étend grâce à la traduction progressive en arabe et en français de ses ouvrages, notamment Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?, paru en 2012, et qui représente une belle introduction à l’exercice de relecture féministe du texte religieux.

Le féminisme islamique s’écrit en grande partie en anglais et se développe dans les universités occidentales.

3. Féminisme(s) islamique(s) ?

Ce n’est pas un hasard si l’un des principaux ouvrages en français sur la question, Féminismes islamiques, coordonné par la  sociologue franco-irakienne Zahra Ali, ne parle pas du phénomène au singulier, mais bien au pluriel. En effet, les contours du mouvement sont imprécis et ses batailles plurielles. En Occident, de nombreuses militantes affrontent avant tout l’islamophobie. Au Sud, elles combattent les lectures patriarcales de la religion. En bref, les réalités et les agendas diffèrent. Les polémiques sont nombreuses et le Maroc est un cas particulier à cet égard. Nadia Yassine, islamiste et fille de Cheikh Yassine, a en effet fait couler de l’encre au-delà des frontières du royaume : est-elle féministe ou pas ? De nombreuses voies assurent que non et elle-même se tient éloignée de cette vague. L’expérience marocaine des mourchidate, ces femmes actives dans les mosquées et ayant un rôle d’encadrement religieux, a aussi beaucoup divisé. Pour certains, l’initiative est indéniablement louable. Pour d’autres, il est trop tôt pour pouvoir parler d’une politique gouvernementale féministe. En effet, les mourchidate ne sont pas autorisées à pratiquer l’ijtihad (effort de réflexion religieux), contrairement aux hommes.

En Occident, des femmes font face à deux oppressions :

Exégèse, mixité des mosquées… les féministes islamiques militent en faveur d’un islam plus ouvert et séculaire.

4. De vieilles racines

Le terme de féminisme islamique est apparu dans les années 1990, à en croire Zahra Ali. Mais ses consœurs font souvent allusion à des femmes qui ont marqué leurs époques bien avant l’apparition d’un mouvement défini. L’Egyptienne Huda Sharawi, née en 1879, est à ce titre une référence importante. Nationaliste, engagée contre le sionisme dès 1938, elle monte des groupes de militantes, prône l’égalité dans l’éducation et crée un précédent en découvrant son visage devant la foule en 1923. Naziq al Abid est une autre référence majeure. Cette Syrienne milite d’abord en tant que journaliste et crée en 1919 la première revue féministe arabe, Noor Al Fayha. Lorsque les Français mettent la main sur la Syrie, elle prend les armes, participe activement aux combats et se voit nommée générale. Aussi, lors de débats au sujet de la place de la femme dans la religion, les militantes d’aujourd’hui font souvent allusion à des écrits d’hier. Comme le classique Tahrir al-Mar’a, écrit en 1899 par une figure du féminisme arabe, qui n’est autre… qu’un homme, l’Egyptien Qasim Amin.

5. Une inspiration inattendue

La militante et penseuse Amina Wadud, figure revendiquée des féministes islamiques et auteure de Inside the Gender Jihad: Women’s Reform in Islam (pas encore paru en français), revendique son affiliation au féminisme “noir”, ou “Black feminism”, critique conjointe du racisme et du sexisme. Le point commun entre les deux ? Tout comme les femmes noires dans les années 1960, les femmes musulmanes sont victimes d’une double exclusion de genre mais aussi d’appartenance à une communauté,  que le féminisme “blanc” ignore. Lamrabet, parmi d’autres, assume cet héritage : pour elle, son combat de femme musulmane ne peut pas être le même que celui du mouvement féministe occidental, qui ne la représente pas complètement. D’ailleurs, la plupart des féministes islamiques dialoguent de manière régulière avec des militantes issues du Black feminism.

6. Réformer l’islam

Asma Lamrabet le dit publiquement depuis 2013: sa pensée n’est plus juste “féministe” mais s’inscrit dans une plus vaste entreprise dite de “réformisme islamique”. Une démarche illustrée par un petit texte diffusé par les soins du think tank européen libéral Fondapol en 2015, Les femmes et l’islam, une vision réformiste. Sa volonté de relire à travers un prisme féministe les principaux textes islamiques l’a finalement et logiquement poussée vers des réflexions religieuses globales. Elle repense même le rôle du fiqh (la jurisprudence islamique). Aujourd’hui, Lamrabet participe avec des penseurs musulmans contemporains aux séminaires annuels de Grenade sur la théologie de libération et le renouveau islamique. Quant au fameux conseil de la Shura initié par WISE, il ne se prive pas de mêler fiqh classique et réflexion moderne, une hérésie pour les esprits les plus conservateurs. En revendiquant le droit à l’exégèse, en militant pour la mixité des mosquées ou encore en relisant l’histoire islamique, les féministes islamiques vont au-delà de la bataille pour leurs droits et militent pour tous, en faveur d’un islam repensé, plus ouvert et séculaire.

7. La question du voile

La question épineuse du voile, les figures du féminisme islamique se la posent à elles-mêmes. Asma Lamrabet avoue souvent être lassée d’être interpellée par les médias sur son port du hijab. Zahra Ali l’a porté et l’a retiré, sans chercher à expliquer son geste. Les médias français lui posaient souvent la question : Peut-on être féministe et voilée ? Oui, évidemment, répondait-elle à chaque fois. Les penseuses se saisissent de l’histoire du voile et remettent  sur la table certains aspects – volontairement? – oubliés de cette dernière, comme l’incroyable violence des cérémonies de dévoilement organisées par la France en Algérie ou la Grande-Bretagne en Égypte. Au final, elles critiquent le voilement et le dévoilement forcés, d’une même voix, pour mieux revendiquer une liberté totale en la matière. Pour appuyer le libre choix, celles qui travaillent sur les textes religieux comme Lamrabet font remarquer qu’il est difficile, si ce n’est impossible, de comprendre de quel voilement parle exactement le Coran.

8. Des luttes concrètes

Le féminisme islamique reste marqué par un fort aspect académique. Ses principales figures sont des intellectuelles et des universitaires. Mais petit à petit, toujours plus d’actions plus concrètes émanent du vaste réseau mondial. Les membres de Sisters in Islam in Malaysia ont lancé Musawah, une ONG qui milite sur le terrain et jusqu’auprès des parlementaires sur des questions comme l’égalité dans l’héritage. D’autres féministes essaient aussi de démocratiser leur propos dans des actions de plaidoyer comme la distribution de petits manuels abordables sur les droits de la femme au travail ou dans le couple, le tout avec des références islamiques.

9.Une opportunité commerciale

Et si les “Hijabistas”, qui revendiquent leur féminité sans se départir de leur voile, étaient le pendant commercial et libéral du féminisme islamique ? Ce qui est sûr, c’est qu’elles bâtissent une communauté qui renvoie dos à dos conservateurs et réactionnaires de tous bords, faisant face à l’islamophobie occidentale comme au conservatisme religieux patriarcal. Depuis quelques années, des marques internationales se sont emparées de ce marché. Abbayas et hijabs ont fait leur apparition dans les catalogues de Dolce & Gabbana, Uniqlo ou encore H&M. Et dans la foulée, le débat sur la “modest fashion” (mode pudique) a passionné les médias. Pour certains, les grandes marques se soumettent à un ordre moral rigide et patriarcal en acceptant de présenter des mannequins voilés. Une jeune femme couvrant ses cheveux, pour eux, ne peut être qu’opprimée. En face, la réaction ne se fait pas attendre: les escarpins hauts, les mini-jupes, les vêtements pensés pour l’esthétique mais jamais pour être pratiques ou encore le maquillage et tant d’autres produits promus et banalisés en Occident sont-ils vraiment des gages d’émancipation féminine ?

10. Une notion spirituelle

Sur un plan formel, la plupart des militantes abordent le sujet de la religion avec pudeur : chacun est libre en matière de pratique, de conviction et de foi. Mais en filigrane, on sent bien l’attachement à une religion et à un dieu. Souvent, elles expriment un amour sincère pour un prophète dont elles se réapproprient l’histoire, ainsi qu’un attachement particulier aux premières musulmanes, comme Fatima, fille de Mohammed ou Soukaina, sa petite-fille, toutes les deux des modèles de femmes pieuses mais émancipées, libres et sur un pied d’égalité dans leur couple, actives dans leur communauté, jusque dans la vie religieuse et politique. Asma Lamrabet parle d’une lutte pour reconquérir “l’égalité spirituelle” qu’on retrouve dans les textes religieux. Elle plaide pour une égalité des genres au sein de la religion. Car c’est bien aussi de cela dont il s’agit : d’un bien-être retrouvé pour des femmes pieuses. À l’heure où l’on assiste à un retour des spiritualités à l’échelle internationale, gageons que cette question n’est pas close.

 

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