La documentariste et scénariste française d’origine algérienne Adila Bennedjaï-Zou avait réalisé en 2019 Heureuse comme une arabe en France. La série documentaire découpée en quatre épisodes d’une heure, “Les pionnières”, “Les marcheuses”, “Les ambitieuses” et “Les inventeuses”, déconstruit les clichés qui entourent la femme arabe, à la fois “objet de fantasme, objet d’effroi et objet d’une politique d’intégration”. Dans ce travail journalistique à la première personne, la femme de radio s’interroge sur sa propre histoire et reconnaît avoir elle-même participé à la perpétuation de clichés, comme lorsqu’elle a participé à l’écriture d’Aïcha, une série télévisé diffusée il y a dix ans sur France 2 qui raconte l’histoire d’une jeune femme d’origine maghrébine qui s’échappe de sa famille en se mariant à un Blanc. Selon elle, “le premier territoire qu’[elle] doi[t] décoloniser, c’est [elle]-même.”
Diaspora : Après Mes années Boum (Les Pieds sur Terre, France Culture), une enquête sur l’assassinat de votre père en Algérie, comment est né ce second projet à la première personne, Heureuse comme une arabe en France ?
Adila Bennedjaï Zou : Je pense qu’il est venu de l’assignation répétée qu’on me renvoyait à traiter ce genre de sujets. En tant que scénariste et réalisatrice, je me suis beaucoup refusée à le faire pour d’autres, et puis je me suis dit que j’allais le faire à ma façon. Quand je pars sur un sujet, je sais à peu près ce que je cherche, mais je ne sais jamais ce que je trouve. Selon moi, le plus intéressant est l’idée d’autocolonisation. C’est-à-dire celle que je me suis infligée à moi-même. Le racisme est quelque chose d’immersif. On peut pointer du doigt ceux qui en profitent ou ceux qui n’en profitent pas, mais nous en sommes tous les artisans. Dans ce documentaire, je montre que dans mon histoire personnelle, j’ai été à la fois la colonisée et le colonisateur. La nouveauté, c’est que j’ai acquis une conscience plus aiguë de ce phénomène et que j’ai donc pu mener un travail de décolonisation de mon esprit.
Dans le troisième épisode de votre documentaire, “Les ambitieuses”, vous rencontrez notamment un collectionneur qui classe ses photographies du XIXe siècle en fonction de la race des femmes indigènes nues qui s’y trouvent… En quoi la sexualisation de la femme arabe est liée à l’histoire coloniale de la France ?
Déjà, la colonisation est toujours physiquement présente. Si on regarde atour de nous, notre espace physique en France est rempli de manifestations de l’histoire coloniale. On a des statues de Colbert, des rues dans le sud de la France aux noms de généraux qui ont commis des massacres en Algérie, au Maroc, en Indochine… Elle est tellement présente qu’elle nous imprègne et en devient invisible. Concernant les femmes d’origine maghrébine, puisque ce sont essentiellement elles qui sont issues des colonies françaises, cet héritage colonial pèse aussi en raison de l’histoire de l’orientalisme. Ce courant artistique date d’avant les premières grandes politiques coloniales, à l’époque des premières découvertes. Des œuvres comme les tableaux d’Eugène Delacroix, mais aussi des poèmes comme ceux de Victor Hugo, posent un regard fétichisant sur l’Orient qui passe par une hypersexualisation des femmes. Toute cette culture traverse les époques par la peinture, la littérature, puis le cinéma. À l’image du film Pépé le Moko (1937) qui narre l’aventure d’un français adoré par toutes les prostituées de la Casbah d’Alger. Ensuite, les motifs se déplacent et il y a la figure de la “beurette”, la fille ou la sœur de l’immigré d’Afrique du Nord que l’on doit sauver de la colère de son père ou de son frère, que l’on doit tirer de sa famille obscurantiste. Elle est ensuite devenue une catégorie pornographique. Mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas l’industrie du porno qui en a fait un objet sexualisé, elle a déshabillé un fétiche qui existait déjà.
Comment le fétiche de la “beurette” s’impose dans la vie intime des femmes d’origine maghrébine ?
Chacun le vit à sa manière, mais à partir du moment où il y a un stéréotype, il ne circule pas uniquement dans l’espace social. Il circule aussi dans les intimités de ces femmes et de ces couples qu’on appelle mixtes.
C’est un thème que vous abordez dans le quatrième épisode d’Heureuse comme une arabe en France, “Les inventeuses” : comment décoloniser sa sexualité ?
J’ai rencontré Fatima Khemilat, doctorante en sciences politiques, qui donne des cours d’initiation sexuelle décoloniaux. Elle s’adresse à des femmes de cultures différentes car elle a constaté qu’il y avait une manière de parler de sexualité qui ne convenait peut-être pas à toutes les femmes, mais que toutes les femmes avaient besoin de connaître et d’explorer leur sexualité. Par exemple, une femme de religion et de culture musulmane pour laquelle la pudeur est une valeur très importante doit avoir accès à une éducation sexuelle qui intègre ces valeurs-là. À ce sujet, elle a mis en ligne les vidéos “Féminisme, décolonisation et sexualité” et “Pour une éducation sexuelle populaire pudique et révolutionnaire”, qui sont très intéressantes.
Si certaines femmes maghrébines sont confrontées à une fétichisation jusqu’à la sphère de l’intime, elles peuvent aussi vivre avec une sorte de culpabilité du fait d’être attirées par des blancs. Comment gérer ce sentiment ?
Nous sommes des sujets traversés par les stigmatisations qui traversent toute la société. Fatima Khemilat en parle très bien dans mon documentaire. Il y a des groupes sociaux qui supportent plus de regards que d’autres. Quand une femme arabe se regarde dans la glace, elle n’est jamais seule, il y a son partenaire, sa famille, la société patriarcale blanche, parfois l’imam… Parler uniquement de culpabilité pour un descendant d’immigrés qui sort avec un “bon gaulois” serait trop simpliste. C’est un mélange de plein de choses. On revient sur le processus qui m’a intéressé : l’injonction à rentrer dans des cases la plus efficace n’est pas celle de l’électeur du FN mais celle qu’on se trimbale à l’intérieur.
Vous avez aussi rencontré une nouvelle génération de militantes, les féministes nord-africaines, ou “nordafem”. Que revendiquent-elles ?
Elles apportent un aspect décolonial au féminisme. L’idée développée est que pendant longtemps le féminisme blanc dominant a été un cheval de Troie du colonialisme. Or, ces jeunes femmes nées en France mais filles ou petites-filles d’immigrés revendiquent leur intersectionnalité. Elles ne sont pas seulement opprimées par le sexisme ou par le racisme, elles sont à l’intersection des deux. Elles évitent l’écueil de mettre leur féminisme au service d’un système raciste. Les réseaux sociaux ont été un outil incroyable pour ces nouvelles luttes : elles ont pu s’inspirer des travaux des féministes décoloniales d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Asie, et créer une communauté de pensée.
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