Le pire, c’est le doute”, constate Nora*. “Par exemple, quand tu rencontres un blanc qui n’est sorti qu’avec des maghrébines et qui te dit que c’est son style, tu te demandes s’il t’apprécie pour ce que tu es ou si tu es la suivante sur la liste.” Où se situe la frontière entre préférence physique et fétichisme ? À seulement 20 ans, l’étudiante en finance dans une université de la région parisienne se pose ces questions pesantes quand elle rencontre un garçon. Une méfiance qui s’inscrit dans une histoire amoureuse compliquée par son origine et son apparence, entre rejet sexuel et fétichisme, comme pour d’autres jeunes filles et femmes d’origine maghrébine hétérosexuelles vivant en Occident.
Nora, dont les parents marocains ont traversé la Méditerranée dans les années 1990, a grandi à Sanary-sur-Mer, une petite ville balnéaire du Sud de la France. “À l’école, un établissement privé, je n’étais pas du tout la norme avec mon mono-sourcil, mes lèvres trop pulpeuses et mes cheveux trop épais.” Alors, à 16 ans, quand elle rencontre un homme de huit ans son aîné devant son collège, l’adolescente complexée a l’impression qu’on pose enfin le regard sur elle. S’ensuit une relation de huit mois, de plus en plus destructrice. “Au début, même si tous les compliments qu’il me faisait étaient liés à mes traits maghrébins, je trouvais incroyable qu’il s’intéresse à moi. Puis c’est devenu des surnoms comme ‘ma beurette’, ‘ma princesse d’Orient’… C’était très malaisant, jusqu’à ce que je comprenne.”
Sophia*, 26 ans, a vécu le même choc au début de sa vie sentimentale. La Casaouie, arrivée en France pour ses études supérieures à l’âge de 18 ans, a d’abord apprécié plaire. “Mais je me suis rapidement rendue compte que certains hommes cherchaient à me séduire en me renvoyant sans cesse à mon arabité. À la fac, ils avaient tendance à me montrer qu’ils aimaient la culture, me parlaient des chansons arabes qu’ils connaissaient… J’ai réalisé que leurs interactions avec moi n’étaient pas les mêmes que celles avec les autres blancs, et que cet intérêt m’était destiné”, analyse celle qui travaille aujourd’hui dans le marketing.
Beurette rime avec soubrette
Comment expliquer cette fascination ? Elle se concrétise dans la figure de la “beurette”, un terme péjoratif à connotation sexuelle qui désigne les filles d’immigrés nord-africains. La genèse du mot remonte à 1983. Les 15 octobre et 3 décembre, des milliers de personnes issues des quartiers populaires marchent de Marseille à Paris pour dénoncer le racisme et la répression policière. Les médias rebaptisent le mouvement “Marche des Beurs”, du verlan d’arabe, puis de rebeu. Le mot féminin apparaît ensuite pour nommer ces figures féminines modèles d’intégration à la française. Selon la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, le suffixe “ette” accentue l’idée de tutelle. “On ne dit pas ‘beurrE’, mais ‘beurette’, ce qui a une connotation de minoration, d’absolution, de mise sous tutelle, comme le terme ‘soubrette’ par exemple. Donc ce sont les femmes qui sont soumises surtout à la domination des hommes, et particulièrement à celle des hommes blancs”, expliquait l’auteure du livre Des “beurettes” aux descendantes d’immigrants nord-africains (éd. Grasset, 2000) dans un article des Inrocks en juin dernier. Un imaginaire qui remonte à la colonisation, lorsque les territoires accaparés permettaient aux colons de faire ce qu’ils voulaient avec les femmes indigènes, en toute impunité, loin de l’Église et de la famille. C’est aussi le fantasme du corps arabe inaccessible, qu’il faut dénuder et émanciper. “Ils partent du principe qu’ils sont des chevaliers sur un cheval blanc qui vont nous sauver de nos familles trop strictes”, abonde Nora.
Du tropisme au fétichisme
Plus récemment, depuis les années 2000, la “beurette” est devenu un objet sexuel, comme le prouve sa place de choix sur les sites pornographiques. Il suffit de taper le mot sur Google pour se faire une idée. En 2019, le terme figurait en tête du classement des plus recherchés de France sur le site porno xHamster. Il n’est pas étonnant que les clichés accolés à la femme d’origine maghrébine se perpétuent dans l’intimité, donnant lieu à une sexualité teintée de racisme. Sophia se souvient d’un garçon avec lequel elle a passé une nuit quand elle avait 23 ans. “C’était un mec qui était censé être intéressant, bac +7, cultivé, pas le stéréotype du beauf. Pendant le date, il voulait absolument que je parle de mon pays, il me trouvait ‘solaire’ et aimait mon langage ‘cash’. Et puis, en plein rapport sexuel, il m’a demandé de ‘faire l’amour en arabe’”, se remémore-t-elle, encore médusée. “Tu veux que je te dise quoi ? ‘Mashallah, inshallah’ ?” Elle se souvient d’un autre amant qui lui a demandé de lui faire de la danse orientale.
Pour Nora*, qui a vécu ses premières expériences sexuelles avec l’homme plus âgé qui la fétichisait, le cauchemar continuait sous les draps. “Un jour, il m’a demandé si les autres membres de ma famille portaient le voile. J’ai répondu que oui. Il m’a demandé si je voulais bien le porter pendant qu’on faisait l’amour. J’ai dit que non, que je trouvais ça bizarre, mais il a vraiment insisté”, raconte-t-elle. Des rencontres malsaines liées à un fétiche, sinon multipliées, du moins rendues plus faciles par les réseaux sociaux et les applications de rencontre comme Tinder. En France, selon une étude publiée en 2015 dans l’European Sociology Review, les utilisateurs privilégient le type “européen”. Pour les autres, subsiste parfois le sentiment d’être cantonné au statut de fantasme sexuel ou de case virtuelle à cocher.
Pour les jeunes femmes passées par ces relations, le traumatisme est difficile à surmonter. Il se traduit généralement par le sentiment d’une individualité niée et une baisse de l’estime de soi. “Quand je l’ai quitté, il m’a dit ‘de toute façon les maghrébines, ça court les rues’.”, déroule la Sudiste Nora. “Je pense que je n’étais pas un individu à ses yeux. Après cette histoire, j’étais complètement détruite, j’avais l’impression d’être ennuyeuse, de ne pas avoir de personnalité.” Cela entraîne aussi une méfiance envers les hommes, surtout blancs. Sophia regrette l’innocence, la naïveté qui devrait exister au début d’une relation. “Maintenant, j’attends juste le moment où la personne va me décevoir.” Et les femmes de mettre en place des stratégies pour détecter les attirances fondées sur de mauvaises raisons. “Cinq questions qui tourne autour de mon pays d’origine, c’est fini j’arrête tout”, tranche la communicante de 26 ans. Jusqu’à se demander s’il ne faudrait pas se tourner exclusivement vers des hommes de sa communauté. “Je me pose tout le temps la question”, dit-elle. Heureusement, de nombreuses relations métissées saines et sincères existent. Pour Nora, c’est en réalisant le fétichisme dont elle avait fait l’objet, en lisant des ouvrages sur le féminisme et l’imaginaire colonial et en se politisant, qu’elle a pu se libérer de ses craintes et s’épanouir dans sa vie intime. “Aujourd’hui, je suis avec quelqu’un de safe et je ne me laisserai plus manipuler”, affirme la jeune femme. Une travail de décolonisation mené jusqu’au cœur du couple.
* Les prénoms des témoins ont été modifiés.
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