“Quand je suis arrivé sur place, j’ai vu des choses atypiques. Je me suis dit : ce n’est pas possible, soit je me trompe d’âge, soit il y a un souci dans les livres et ce que l’on nous raconte depuis 200 ans.” En 2008, à l’occasion de recherches assez classiques sur le site de Franceville, au Gabon, Abderrazak El Albani a réalisé un pas de géant pour la chronologie de l’évolution. Ce géologue de l’université de Poitiers a découvert que les premiers organismes multicellulaires, c’est-à-dire des organismes de vie complexe – qu’on oppose aux organismes unicellulaires que sont les bactéries et les microbes – dataient de 2,1 milliards d’années. Depuis la fin du XIXe et des fossiles trouvés en Australie, on pensait que cette forme de vie n’était apparue qu’il y a 600 millions d’années. Sa découverte a donc chamboulé les connaissances liées à l’origine de la vie sur terre, et ainsi amendé le travail de Darwin.
“Le droit de me tromper”
Sur place, les fossiles qu’il découvre avec son équipe l’intriguent. Ils sont contraires au dogme en vigueur. D’un autre côté, “je suis curieux. Je ne sais pas si cela vient du fait que mon père était policier, mais j’aime bien enquêter”, nous raconte le Marrakchi installé en France depuis plusieurs décennies. “J’avais envie de me battre contre le dogme, tout en ayant le droit de me tromper”, se souvient-il. Alors, avec ses 250 kilos d’échantillons gabonais sous le bras et après avoir réussi à monter une équipe internationale de chercheurs tout aussi intrigués que lui, il analyse ces fossiles sous toutes leurs coutures.
Controverses
Le but : s’assurer qu’il s’agit de fossiles et pas d’artefacts, d’organismes multicellulaires et non d’une grappe d’organismes unicellulaires. Il ne faut pas non plus se tromper sur la datation. “Ce que nous affirmions n’était pas de la gnognotte donc il a fallu montrer patte blanche. Nous avons alors utilisé plusieurs techniques.” Scanner, chimie… Tout converge pour confirmer l’intuition de départ. En 2010 : leur article dans Nature fait l’effet d’une bombe. S’en suivent des années de controverses, “parce que finalement, il n’y a pas plus dogmatique qu’un scientifique”, commente Abderrazak El Albani. Il glisse : “Les fanatiques, ceux qui s’inscrivent dans le dogme, ce n’est pas mon truc. La science, ce sont les faits et rien que les faits.”
Plusieurs autres publications, notamment une dans Plos One en 2014, achèvent de convaincre les derniers dubitatifs. Il faut dire que cette découverte colle parfaitement à la chronologie de la présence sur terre de l’oxygène en grande quantité. “Le titre de la couverture de Nature est “Joining forces”. C’est cela : les cellules ont joint leurs forces pour passer de l’unicellulaire au multicellulaire. Si elles ont coopéré, c’est parce que l’environnement a changé. C’est à cette période que l’oxygène est arrivé pour la première fois en grande quantité sur Terre. Il a poussé les organismes à s’adapter à ce nouvel élément”, explique simplement le professeur d’université. Les organismes multicellulaires ont ensuite disparu avec la baisse de la concentration d’oxygène dans l’air, avant de réapparaître il y a 600 millions d’années.
Bactéries en forme de chou-fleur
Les papiers d’Abderrazak El Albani lui offrent une renommée internationale. Il multiplie les conférences, y compris devant des chefs d’État à l’ONU. Parallèlement, il poursuit ses recherches dans plusieurs pays. “J’étais pris à 200 % entre le Gabon et l’Ukraine, je n’avais pas le temps, voilà pourquoi je ne travaillais pas sur le Maroc.” Finalement, c’est une rencontre avec Mohammed VI qui le pousse à explorer le terrain marocain. “Il m’a posé des questions très précises et m’a encouragé, c’est ce qui m’a motivé”, résume le chercheur.
Il trouve en définitive le temps de travailler avec une doctorante, Ibtissam Chraiki, sur des fossiles d’un site de la région de Ouarzazate, très connu des géologues. Leurs résultats publiés il y a quelques semaines montrent que des bactéries, en forme de chou-fleur et datées de 571 millions d’années, ont su s’adapter à des conditions extrêmes. Ces colonies se sont développées dans un lac volcanique, où les températures étaient relativement élevées et les eaux salines et alcalines. C’est très surprenant : on a longtemps considéré les conditions inhospitalières incompatibles avec le développement de la vie.
De Ouarzazate à Mars
Cette découverte suscite déjà l’intérêt de la Nasa, qui a, à son tour, envoyé des chercheurs sur place. “Le site représente un analogue terrestre des conditions difficiles, austères, qui peuvent se manifester sur Mars ou une autre planète”, explique Abderrazak El Albani. Or, “le cœur de métier de la Nasa est de chercher la vie sur les autres planètes. Mais ils ont besoin de comprendre ce qu’il se passe sur terre dans les milieux analogues”. Raison de plus, selon Abderrazak El Albani, pour protéger des pillages de fossiles “ce site exceptionnel” traversé par une route. Il rêve que ce patrimoine soit valorisé et tend une perche : “Si un projet de haut niveau concerté avec les hautes autorités du pays est lancé, alors, je suis disponible.”
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