La question raciale est actuellement au cœur du débat public et plus particulièrement dans le domaine de la recherche où certains sociologues et historiens questionnent la place prédominante de la catégorie “race” dans certains travaux. D’autres, au contraire, préfèrent s’attacher à décrire les discriminations et leurs conséquences, faisant état de la réalité du racisme dans le quotidien et dans l’intimité des victimes. C’est cette réalité que dépeignent les sept auteurs de L’épreuve de la discrimination – Enquête dans les quartiers populaires, publié le 17 février dernier aux éditions Puf. Cette enquête collective, conduite par une équipe de sociologues entre 2014 et 2018 dans neuf quartiers populaires, documente les effets que peuvent avoir les discriminations sur les parcours de vie. Julien Talpin, l’un des sept sociologues auteurs, revient avec nous sur les conséquences du déni qui entoure les discriminations en France depuis des années.
Diaspora : Y a-t-il un déni des discriminations en France ?
Julien Talpin : Il y a un déni français des discriminations depuis très longtemps. La République française est relativement mal à l’aise avec cette question depuis l’origine, ce qui se traduit par des politiques publiques très minimales pour lutter contre les discriminations. On a même longtemps eu du mal à nommer cette question des discriminations bien qu’il y ait eu une législation dès 1972 sur le racisme. Mais il est alors perçu uniquement comme une opinion individuelle. A contrario, quand on parle de discrimination raciale ou liée à l’origine, il s’agit aussi d’un problème de pratiques et de traitement différencié. Les discriminations ont des conséquences à la fois symboliques – elles blessent – mais aussi pratiques sur la vie des gens, en bloquant l’accès à certaines carrières, orientations, à des services, etc. Et ça, on l’a nié pendant très longtemps bien qu’il y ait eu des périodes où l’on en parlait un peu plus comme sous le gouvernement Jospin et au début du mandat de Hollande.
Pour ce livre, nous avons mené notre enquête principalement entre 2015 et 2018, période de crispation identitaire très forte en France, notamment suite aux attentats de 2015. On a alors assisté à un glissement, les discriminations ont été progressivement remplacées par la thématique de la lutte contre la radicalisation, la promotion des valeurs de la République et aujourd’hui la lutte contre le séparatisme. Lorsqu’on regarde concrètement quels sont les services de l’État qui travaillent sur ces questions-là, on s’aperçoit que ce sont souvent les mêmes qui auparavant travaillaient dans la lutte contre les discriminations.
Quels impacts ces micro-agréssions, qui constituent à terme un phénomène d’altérisation, peuvent avoir sur les trajectoires de vies et sur la santé mentale des victimes ?
On sait que les discriminations constituent une entrave objective au parcours de vie et à l’ascension sociale, mais il y a aussi ce que cela induit à plus long terme, cette onde de choc des discriminations dont on parle dans le livre, et l’histoire intime que cela induit. Des gens font des dépressions, d’autres se replient chez eux. On a des témoignages assez durs. Par exemple, l’une de nos enquêtées à Villepinte (en banlieue parisienne) a été femme de ménage dans diverses administrations et se faisait régulièrement injurier par des collègues et des supérieurs. Ils se moquaient de sa façon de s’habiller, de parler, de son accent… Tous ces micros-signes d’altérisation qui sous-entendent “elle n’est pas comme nous” pourraient paraître anecdotiques pris isolément, mais ont en fait été vécus très durement par cette femme. Elle est tombée en dépression et a eu un arrêt de travail de trois mois, après quoi elle a démissionné et n’a pas pu toucher d’allocation chômage.
L’expérience répétée de l’altérisation contribue à effriter le sentiment d’appartenance nationale de certains. Est-ce “le déni de francité” dont vous parlez dans votre ouvrage ?
Effectivement. Derrière ça, il y a toutes les conséquences des discriminations en matière d’identité. Dans le débat public, la question de la loyauté des minorités en France est souvent posée : est-ce qu’ils se sentent français, est-ce qu’ils sont loyaux envers leur pays d’accueil même si certains sont là depuis plusieurs générations… ? Or, la très grande majorité des gens interviewés se sentent français. Le problème, c’est qu’ils font trop souvent l’expérience de ne pas être perçus et traités comme tels. Ce sont les interrogations identitaires que cela suscite que l’on a voulu documenter. Une des conséquences que l’on met en avant dans notre enquête, c’est le fait qu’un certain nombre de gens se retrouvent à quitter la France pour fuir un racisme qui devient trop oppressant, une sensation d’étouffement particulièrement vraie pour les musulmans français qui, depuis les attentats de 2015, ont un sentiment d’assignation identitaire fort, celui d’être associés à des terroristes.
Selon l’enquête “Trajectoires et origines” évoquée dans votre étude, le déni de francité concerne principalement les interviewés d’origine maghrébine, de seconde génération et musulmans. Comment l’expliquez-vous ?
Outre le contexte que je viens d’exposer, il y a en ce moment une focalisation du débat public sur l’islam et cette islamophobie est ressentie très durement par les Français de confession musulmane. Cela génère des identités réactives : il y a des gens qui nous disent “je ne me suis jamais senti aussi musulman” qu’aujourd’hui – sans être pourtant très pratiquants –, à force d’être assignés comme musulmans. Cela montre bien les limites de ce modèle républicain français où l’on pense que l’injonction à l’intégration est quelque chose qui, à force, va finir par marcher. Notre enquête montre le caractère contreproductif de cette injonction à l’intégration qui, de fait, conduit à traiter les gens comme différents, puisqu’ils auraient besoin de s’intégrer. La focalisation sur l’islam et les musulmans dans le débat public, la mise en doute de leur loyauté et de leur sentiment d’appartenance nationale contribuent souvent à renforcer leur identification à l’islam en réaction.
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