En juin dernier, la mort de George Floyd a donné un nouvel élan à la lutte contre les violences policières en France et plus généralement à la lutte antiracisme. Dans “L’épreuve de la discrimination – Enquête dans les quartiers populaires”, publié le 17 février dernier aux éditions Puf, une enquête collective conduite entre 2014 et 2018 dans neuf quartiers populaires, une équipe de sept sociologues interroge notamment comment l’expérience ordinaire du racisme se transforme en engagement politique ou associatif. Julien Talpin, l’un des sept sociologues auteurs, revient avec nous sur la façon dont les individus vivent les expériences de discrimination et comment celles-ci affectent leur rapport au monde social et leurs parcours de vie.
Diaspora : Quelles formes prennent ces identités réactives ?
Julien Talpin : Il est important de rappeler que les gens qui disent à quel groupe ils se sentent appartenir ont toujours des identités plurielles. Nos interviewés ne se définissent jamais uniquement comme Maghrébins, musulmans ou noirs, mais plutôt comme Français, musulman, d’origine maghrébine ET habitant tel quartier… Néanmoins, et c’est quelque chose qui nous a surpris, l’émergence de ces identifications minoritaires est plus importante qu’on ne le pensait. Lors des entretiens, nos enquêtés disaient “nous”. On s’est donc intéressés à quels “nous” ils faisaient référence. Ces “nous” étaient rarement l’expression d’une affirmation identitaire, mais plutôt le résultat d’une assignation. À force d’être traité comme un autre, on finit par s’identifier au groupe auquel on est associé, notamment quand ces processus d’assignation émanent des institutions. Paradoxalement, l’expérience de la discrimination produit ces identités réactives sur fond d’un discours républicain qui voudrait les effacer.
Ces identités réactives sont-elles politisées ?
Un certain nombre d’élus et d’intellectuels, comme Stéphane Beaud et Gérard Noiriel récemment dans un ouvrage qui a fait grand bruit, avancent que la racialisation serait le produit “d’entrepreneurs identitaires” qui, à force de mettre en avant les questions raciales finissent par les faire exister pour les gens. Pour nous, au regard des données que nous avons récoltées, le processus est plutôt inverse. En réalité, les militants antiracistes, comme les Indigènes de la République par exemple, sont très peu connus par les gens interviewés, si bien qu’on ne peut considérer qu’ils seraient à l’origine des identités collectives racialisées que nous avons recueillies. Ces identités réactives sont davantage le fruit d’expériences ordinaires des discriminations que d’une politisation liée à des discours politiques et militants qui existent par ailleurs. L’autre point, c’est que ces identités collectives ne vont pas nécessairement de pair avec des revendications collectives. Les gens se disent “nous les noirs”, “nous les Arabes” à force qu’on les qualifie comme tels. Mais ce n’est pas pour autant articulé à des revendications de traitement différencié. Au contraire, ce qui ressort, c’est qu’ils voudraient être traités comme tout le monde, à égalité.
Dans l’ouvrage, vous affirmez que la discrimination politise car elle émane des individus du système institutionnel et politique. Comment convertir cette politisation ordinaire en engagement politique ou associatif ?
Quand bien même l’expérience de la discrimination politiserait, le passage de cette politisation ordinaire à l’engagement n’est en rien automatique. Cela suppose un travail militant important, notamment pour briser l’idée, très répandue, que l’engagement ne servirait à rien. Et parfois ça marche, comme en juin dernier après la mort de George Floyd. Cet épisode a raisonné avec le vécu des gens en tant qu’expérience universelle de la discrimination, et cela a donné lieu à des manifestations antiracistes numériquement historiques. Le choc des images de la mort de George Floyd n’aurait cependant pas suffi à lui seul à pousser les gens dans la rue s’il n’y avait eu le travail militant du Comité Adama et d’autres associations antiracistes pour organiser la colère. L’alchimie n’opère cependant pas souvent. C’est notamment lié au contexte institutionnel qu’on évoquait plus haut. Dans notre enquête, on a suivi une douzaine d’associations qui cherchent à prendre en charge collectivement les problèmes de discriminations et de racisme. Elles sont fréquemment attaquées par les pouvoirs publics, soit en étant disqualifiées comme étant “communautaristes”, soit financièrement en coupant leurs subventions…
Le caractère souvent intersectionnel des expériences discriminatoires (où race, classe, genre, religion et quartier s’entremêlent) peut parfois faire obstacle au processus d’interprétation, en les rendant plus complexes, moins lisibles et aisément attribuables à des causes précises. Mais l’intersectionnalité peut-elle aussi représenter une force ?
Les gens ne vivent pas tous le même type d’expérience et il faut donc organiser des mobilisations à partir de ces expériences spécifiques. Le fait est que les formes de discrimination que vivent les femmes noires ne sont pas exactement les mêmes que ce que vivent des femmes musulmanes qui portent un voile par exemple, ce qui peut induire des formes de mobilisations spécifiques à chacun de ces enjeux, via des associations différentes anti-négrophobie, anti-islamophobie… Il y a clairement une forme de tension ici. D’un côté, parce qu’elles sont ancrées dans des expériences spécifiques, qui font sens pour les gens, ces mobilisations sont dotées d’une grande force, elles ne sont pas abstraites ou impersonnelles. En même temps, cela a pu être interprété comme une fragmentation des mobilisations antiracistes, qui les rendent moins puissantes. La question maintenant, c’est : est-ce que ces collectifs sont suffisamment forts pour obtenir des victoires, comme celle de juin dernier ? Car tout l’enjeu aujourd’hui c’est de montrer que la lutte paye. Les gens ont vu leurs parents, leurs grand-frères militer par le passé et le payer très cher personnellement, si bien qu’ils préfèrent se sauver individuellement plutôt que de s’épuiser collectivement pour rien. Aujourd’hui, pour sortir de cette résignation, les minorités discriminées ont besoin de victoires.
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