Le ftour avec… Nabil Mouline : “Au XXe siècle, la table ramadanesque est devenue plus grasse”

Historien, politologue et chargé de recherches au CNRS, Nabil Mouline nous raconte ses petites habitudes ramadanesques à l’heure du ftour, et bien plus. Entretien.

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Historien et politiste, Nabil Mouline est chargé de recherche au CNRS.

TelQuel : Vous venez de lancer une petite série graphique sur le ramadan dans l’histoire du Maroc, avec un épisode par jour. C’est une manière de passer le temps avant le ftour ?

Nabil Mouline : Pas du tout. Ça s’inscrit dans la continuité de ce que je fais depuis plusieurs années. C’est un engagement civique pour partager la connaissance historique et la culture en général avec mes concitoyennes et concitoyens. Cela fait partie d’un projet plus global, qui comprend la série “On raconte que”, et une autre série que je viens de lancer sur les dynasties. Ces séquences graphiques ne sont que le début d’une sorte d’atlas historique qui se poursuivra tout au long de l’année après ramadan.

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Que va-t-on apprendre ce mois-ci d’insolite ou de surprenant sur le ramadan dans l’histoire du Maroc ?

On va apprendre beaucoup de choses sur des personnages historiques, sur des événements, des rituels ou un certains nombre d’objets ou d’aliments, comme l’origine du sellou, de la harira, le nombre de fois où les gens mangeaient des chebakkias durant l’époque pré-moderne, etc. Il y a à la fois des choses sérieuses et d’autres plus anecdotiques.

Comment nos habitudes alimentaires pendant ramadan ont évolué à travers les siècles ?

La plupart de nos habitudes alimentaires pendant ramadan ont complètement changé durant le XXe siècle, vu les changements sociaux, économiques et politiques que le pays a connus. Avant, c’était ce que j’appelle une “économie de la pénurie” : les gens se contentaient de très peu, encore plus durant le ramadan. Un peu de couscous, de harira, quelques dattes, un peu de sellou et c’est tout.

Mais avec les changements du XXe siècle, la table s’est beaucoup diversifiée et est devenue plus grasse. Elle s’est également plus ou moins folklorisée, autour des années 1960-70, avec un certain nombre de plats précis et codifiés dans le cadre d’une invention de la tradition. Tout cela était quelque chose de tout à fait exceptionnel à l’époque pré-moderne.

Est-ce que ramadan change vos habitudes ?

Non pas du tout. C’est dans la continuité de mes habitudes. Il y a bien sûr des changements avec lesquels on doit composer, notamment les horaires, mais ramadan est pour moi une période très propice aux échanges avec les gens, à travers les conférences que je mène quotidiennement et qui sont facilitées avec les plateformes digitales.

Avant le ftour, vous êtes plutôt sport ou canapé ?

Je dirais les deux ! Mais à ma manière. Parce que j’assure quasi quotidiennement des conférences de deux à trois heures avant le ftour, et je peux vous dire que c’est un véritable sport de combat !

Et lorsque le ftour approche, vous êtes derrière les fourneaux ou déjà à table ?

Quand j’ai le temps, je suis généralement derrière les fourneaux.

Vous privilégiez un seul repas ou plusieurs pendant vos soirées ramadanesques ?

Une multitude de repas toute la soirée, plus ou moins copieux ! Il ne faudrait pas déroger à la règle (rires).

Et vous vous réveillez pour le shour ?

Généralement je dors après le shour. Je travaille la nuit, c’est le moment privilégié pour moi pour lire, écrire, écouter un peu de musique et regarder la télévision. C’est un moment de paix et d’introspection jusqu’au shour.

Vous regardez des sitcoms ramadanesques ?

Je regarde quelques sitcoms marocaines mais je préfère les séries moyen-orientales, par déformation professionnelle, parce que j’ai travaillé par le passé sur la production cinématographique égyptienne. Je continue à le faire par passion mais aussi pour scruter l’évolution cinématographique, technique et sociétale, parce que c’est un véritable vecteur de valeurs sociales, politiques, etc.

Vous êtes plutôt lectures spirituelles ou littéraires pendant le ramadan ?

Je ne lis pas plus que d’habitude puisque l’essentiel de mon travail consiste à lire. Je suis en une vitesse de croisière. Je n’ai pas de lectures spécifiques au ramadan, mais en dehors de mes lectures professionnelles, il y a les lectures “de plaisance”, qui s’étalent sur l’ensemble de l’année. Il n’y a pas d’exception ramadanesque !

Vous étiez pour que les cafés restent ouverts après le ftour ?

S’il y a une décision des autorités, c’est qu’il y a bien une raison sanitaire. Je suis donc pour la fermeture des cafés le soir, afin d’éviter toute rechute. C’est malheureusement très dur pour nos concitoyen(ne)s qui travaillent dans le secteur, mais le pays serait incapable de gérer une nouvelle vague.

Pareil pour les mosquées ?

Pareil pour les mosquées. Il ne doit pas y avoir d’exception, tout rassemblement pourrait se transformer rapidement en cluster. C’était le cas dans l’histoire du Maroc lors d’épidémies précédentes.

Pouvez-vous nous donner des exemples, dans l’histoire du Maroc, où les mosquées ont fermé pour cause de pandémie ?

Il y en a beaucoup. Par exemple, au XIe siècle et au XVIIe siècle, les mosquées ont été fermées. La première fois pour des raisons sanitaires : le Maroc était frappé de plein fouet par la peste, qui a poussé les autorités à fermer toutes les mosquées au Maroc et en Andalousie pendant le mois de ramadan notamment.

Au XVIIe siècle, c’était à cause d’une guerre civile qui ravageait le pays. Toutes les mosquées ont été fermées pour une longue durée, notamment les plus importantes, comme celle de Fès, Al Quaraouiyine, et les Tarawih ont été suspendues. Les mosquées du royaume ont également fermé et un couvre-feu a été instauré pendant les deux guerres mondiales.