Social. La révolution des imams

Par Tarik Hari

Salaires dérisoires, conditions de travail contraignantes et parfois instrumentalisation politique, les imams ont toutes les raisons pour être en colère. Le point.

Il y a quelques semaines, le boulevard Mohammed V, qui abrite le siège du parlement à Rabat, a accueilli des visiteurs inhabituels : les imams. Drapés de djellabas blanches, coiffés d’un turban immaculé et Coran à la main, quelque 200 préposés religieux ont décidé d’investir la place Al Barid pour manifester. Objet de leur colère : protester contre des augmentations de salaires jugées “dérisoires”. “Nos conditions de vie se dégradent. Après des années de revendications, le ministère décide de nous jeter de la poudre aux yeux avec une augmentation dérisoire”, indique Mohamed Samir, président de la Ligue nationale des préposés religieux (LNPR). Le ministère des Habous avait en effet débloqué une enveloppe de 541 millions de dirhams pour améliorer les conditions salariales de ces serviteurs des mosquées. Mais en tout et pour tout, cela donnera une augmentation mensuelle de… 300 dirhams à partir de janvier 2012. Un “bonus” jugé médiocre et rejeté par les imams, qui ne comptent pas baisser les bras. “Malgré l’intervention violente des autorités lors du dernier sit-in, nous n’allons pas reculer. D’autres manifestations sont en préparation”, promet Mohamed Samir.

Le droit à la survie !
Si les imams ne lâchent pas prise, c’est que le malaise a atteint son paroxysme. Sur le plan matériel, plusieurs d’entre eux affirment toucher le fond. Il faut dire qu’avec une rémunération mensuelle en dessous du SMIG, ils ont du mal à joindre les deux bouts. “Un imam touche 1100 dirhams. Si, en plus, il fait office de muezzin, cette somme est augmentée de 400 dirhams. Et dans le cas où il exerce également la fonction de khatib, il perçoit 2000 dirhams”, détaille Abdelaziz Kharbouch, SG de la LNPR. Et d’ajouter : “Est-ce qu’on peut vivre avec ce salaire ridicule aujourd’hui ?”.
Du coup, pour boucler ses fins de mois, le personnel des mosquées doit espérer la générosité des mécènes. Une manne aléatoire somme toute. Reste alors les extras : “Fête, décès, circoncision, je suis souvent sollicité pour y psalmodier des versets du Coran. Et je ne peux me permettre de faire la fine bouche, j’accepte tout ce qu’on me propose”, reconnaît cet imam casablancais. Mais ce que le département d’Ahmed Taoufik ne sait pas ou fait mine d’ignorer, “c’est que le manque de moyens pousse les imams à s’adonner à des activités douteuses comme le charlatanisme. Et, pire encore, à quelques semaines des élections, les imams sont une cible des candidats qui les instrumentalisent pour mener leur campagne”, dénonce Mohamed Samir.

La dignité d’abord !
Pour couper court à ces abus, “à défaut de nous intégrer dans la fonction publique, un statut qui nous protège et garantit nos droits est indispensable”, revendique Abdelaziz Kharbouch. Il est vrai que l’organisation de ce corps est plutôt chaotique. Sur les 46 000 imams que compte le royaume, seuls quelque 14 000 dépendent du ministère des Habous. Les autres (près de 32 000) sont pris en charge par les mécènes et ne touchent pas le moindre sou du ministère. Et même ceux qui dépendent de l’autorité de tutelle terminent leurs carrières avec des surprises très fâcheuses. Après des années de bons et loyaux services, les imams sont en effet sommés de quitter leur logement de fonction dès qu’ils n’exercent plus.
La retraite est une autre paire de manches. Le montant de la pension est pour le moins ridicule avec des histoires de retraités rocambolesques. “Le cas d’un imam retraité de Demnat est le sommet de la bêtise. Il perçoit une pension de 150 dirhams par mois. Et voyant que cette somme ne couvre même pas les frais de transport nécessaires pour aller la chercher, il a dû laisser tomber”, raconte Abdelaziz Kharbouch. Et d’ajouter : “Lors du dernier sit-in devant le parlement, on devait être plus de 2000 personnes, mais les frais de déplacement ont dissuadé plusieurs prêcheurs”. Pour le prochain round, les imams préparent toute une logistique pour revenir à la charge. C’est dire que ce n’est pas fini !

“Machi Boutchichi” !
Le bras de fer qui oppose les imams à leur ministère de tutelle a des relents politiques. Depuis qu’Ahmed Taoufik préside le département des Affaires islamiques, plusieurs imams ont été suspendus, voire limogés. Motif : s’être égaré de la ligne religieuse du royaume. Les imams et khatibs sont tenus de se conformer au guide des imams et des prêcheurs qui pend sur leurs têtes comme une épée de Damoclès. “Le guide est rempli de directives religieuses et politiques qui ne sont pas précises. Du coup, le ministère l’utilise contre les imams ‘rebelles’”, indique Mohamed Samir, qui vient lui aussi d’être licencié de son poste.
L’appartenance d’Ahmed Taoufik à la confrérie des Boutchichis est un autre point de discorde. “Le ministre veut faire de la Tariqa boutchichia une nouvelle religion du pays et imposer cette voie aux imams. Les brebis galeuses sont donc réprimées”, renchérit Abdelaziz Kharbouch. Contacté, le ministère des Habous n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Par ailleurs, les imams n’ont pas encore digéré leur instrumentalisation dans des affaires politiques. A deux reprises, ils ont été mobilisés à leur insu. La première, pour contrer le Mouvement du 20 février à Rabat. Et la seconde, lorsqu’ils ont pris part à la marche des Boutchichis faisant campagne pour la nouvelle Constitution. “Dans les deux marches, les imams n’étaient pas au courant de la raison de leur participation. C’est une manipulation inacceptable”, tonne Abdelaziz Kharbouch. Les relations entre les imams et leur ministre de tutelle sont loin d’être au beau fixe. Et cela ne risque pas de changer de sitôt.